Définition et étymologie
Le terme bodhisattva, composé du sanskrit bodhi (éveil, illumination) et sattva (être, essence), désigne littéralement un « être d’éveil » ou un « être voué à l’illumination ». Dans la tradition bouddhiste, le bodhisattva représente l’idéal spirituel suprême du Mahayana : celui qui, ayant généré la bodhicitta, s’engage dans un chemin de perfection s’étendant sur d’innombrables vies, renonçant à entrer dans le nirvana tant que tous les êtres sensibles ne sont pas libérés de la souffrance. Contrairement à l’arhat du bouddhisme ancien, qui cherche sa propre libération, le bodhisattva incarne un altruisme radical et une compassion universelle. Cette figure spirituelle représente l’union parfaite entre sagesse et compassion, entre réalisation de la vacuité et engagement actif dans le monde des apparences. Le bodhisattva ne fuit pas le cycle des renaissances (samsara), mais y demeure volontairement pour œuvrer au salut universel, transformant ainsi la souffrance elle-même en instrument de perfectionnement spirituel.
Usage philosophique
Dans le bouddhisme Mahayana, qui émerge aux premiers siècles de notre ère, le bodhisattva devient le paradigme même de la vie spirituelle accomplie. Les sutras du Mahayana, notamment le Sutra du Lotus et les textes du Prajnaparamita, redéfinissent radicalement l’objectif bouddhiste : il ne s’agit plus simplement d’atteindre sa propre extinction de la souffrance, mais de devenir un bodhisattva œuvrant pour l’éveil de tous. Cette transformation représente un tournant philosophique majeur dans l’histoire du bouddhisme, introduisant une dimension sotériologique collective et cosmique.
La philosophie du bodhisattva s’articule autour de la pratique des six paramitas (perfections ou vertus transcendantes) : la générosité (dana), la discipline éthique (shila), la patience (kshanti), l’énergie persévérante (virya), la concentration méditative (dhyana) et la sagesse (prajna). Ces perfections ne sont pas de simples qualités morales, mais des accomplissements qui transforment radicalement la structure de l’être. La générosité du bodhisattva, par exemple, ne connaît aucune limite : les textes mentionnent le don du corps, des membres, voire de sa propre vie pour secourir autrui. Cette radicalité éthique pose des questions philosophiques profondes sur la nature du sacrifice, de l’identité personnelle et des limites de l’obligation morale.
Nagarjuna, dans ses écrits notamment le Précieux Rosaire, systématise la voie du bodhisattva en établissant les dix terres (bhumi) qui jalonnent progressivement son développement spirituel, de la joie initiale à la réalisation finale précédant la bouddhéité. Chaque terre représente une transformation qualitative de la conscience et des capacités spirituelles. Cette conception graduelle contraste avec certains enseignements sur la réalisation subite, créant des débats philosophiques riches dans les écoles ultérieures.
Le Bodhicaryavatara de Shantideva représente le traité philosophique le plus complet sur la conduite du bodhisattva. Shantideva y développe une éthique de l’échange de soi et d’autrui (paratma-parivartana), technique méditative radicale où le pratiquant apprend à chérir les autres plus que lui-même. Cette pratique bouleverse les structures égocentriques de la psyché et repose sur la compréhension que la distinction entre soi et autrui est arbitraire et conventionnelle. Philosophiquement, Shantideva argumente que puisque tous les êtres désirent également le bonheur et fuient la souffrance, il n’existe aucune raison valable de privilégier son propre bien-être. Cette argumentation préfigure certains développements de l’éthique utilitariste moderne.
La tradition distingue plusieurs catégories de bodhisattvas. Les bodhisattvas historiques comme Shakyamuni Buddha avant son éveil représentent le modèle humain accessible. Les grands bodhisattvas célestes comme Avalokiteshvara (incarnation de la compassion), Manjushri (sagesse) ou Ksitigarbha (vœu de libérer les enfers) deviennent des figures de dévotion et de méditation, personnifiant les qualités spirituelles essentielles. Cette diversification pose des questions philosophiques sur l’ontologie de ces êtres : sont-ils des principes métaphysiques, des archétypes psychologiques, ou des entités réelles intervenant dans l’univers ?
Le Zen japonais, notamment à travers Dogen au XIIIe siècle, développe une conception particulière du bodhisattva. Pour Dogen, la pratique du zazen elle-même actualise la nature de bodhisattva. Il affirme que tous les êtres possèdent déjà la nature de buddha et que le bodhisattva ne devient pas quelque chose qu’il n’était pas, mais réalise ce qu’il a toujours été. Cette perspective non-dualiste dissout la distance entre l’état ordinaire et l’idéal spirituel.
Dans la philosophie bouddhiste contemporaine, le concept de bodhisattva inspire des réflexions sur l’engagement social, l’écologie et l’éthique globale. Le « bouddhisme engagé » de Thich Nhat Hanh présente le bodhisattva comme modèle d’activisme spirituel, unissant contemplation et action transformatrice dans le monde. Cette actualisation montre la pertinence durable de cet idéal philosophique et spirituel.









