Définition et étymologie
La bhakti (sanskrit : भक्ति, bhakti) désigne la dévotion, l’amour intense et la participation affective envers une divinité personnelle, considérée comme une voie spirituelle légitime vers la libération (mokṣa) dans l’hindouisme. Le terme dérive de la racine sanskrite bhaj-, signifiant « partager », « participer », « s’attacher à » ou « servir avec amour ». Cette étymologie révèle la dimension relationnelle et participative de la bhakti : il ne s’agit pas simplement d’une croyance intellectuelle ou d’une observance rituelle, mais d’une relation vivante, intime et affective entre le dévot (bhakta) et le divin.
La bhakti représente une alternative aux voies traditionnelles de la libération que sont le karma-yoga (la voie de l’action désintéressée) et le jñāna-yoga (la voie de la connaissance métaphysique). Elle affirme que l’amour dévotionnel, accessible à tous indépendamment de la caste, du genre ou de l’érudition, constitue un chemin légitime et même supérieur vers l’union avec le divin.
Émergence dans les textes fondateurs
Bien que des éléments de dévotion apparaissent dans les Upanishads anciennes, c’est la Bhagavad-Gītā (composée entre le Ve et le IIe siècle avant notre ère) qui établit la bhakti comme voie spirituelle à part entière. Dans ce dialogue philosophique entre le prince Arjuna et Krishna (avatar de Vishnu), la bhakti culmine au douzième chapitre, où Krishna affirme : « Ceux qui, fixant leur mental en Moi, M’adorent toujours avec une foi suprême, ceux-là sont les plus parfaits en yoga selon Moi. » Le dernier chapitre proclame que la dévotion exclusive (ananya-bhakti) permet d’atteindre Krishna lui-même.
La Bhagavad-Gītā opère une synthèse remarquable en intégrant la bhakti aux voies du karma et du jñāna, mais en lui conférant une primauté : la connaissance et l’action trouvent leur accomplissement dans l’amour dévotionnel. Krishna révèle sa forme universelle (viśvarūpa) à Arjuna, mais c’est par la bhakti pure que cette vision devient accessible et transformatrice.
Les Bhāgavata Purāṇa (IXe-Xe siècles), particulièrement le dixième livre consacré aux exploits enfantins de Krishna (līlā), développent une théologie sophistiquée de l’amour divin. Ce texte exerce une influence considérable sur le mouvement bhakti ultérieur en présentant Krishna comme l’Absolu suprême manifesté dans une forme personnelle aimante.
Le mouvement bhakti médiéval
Entre le VIe et le XVIe siècle, un vaste mouvement de renaissance spirituelle traverse l’Inde, mettant l’accent sur la dévotion personnelle et l’accès direct au divin. Ce mouvement bhakti se caractérise par plusieurs traits distinctifs : la composition de poésie dévotionnelle en langues vernaculaires plutôt qu’en sanskrit, la critique de l’orthodoxie brahmanique et des distinctions de caste, l’affirmation de l’égalité spirituelle, et l’expression d’une piété intense souvent teintée d’érotisme mystique.
Dans le sud de l’Inde, les Āḻvārs (VIe-IXe siècles), poètes-saints vishnouvites de langue tamoule, composent des hymnes passionnés exprimant la nostalgie (viraha) de l’âme séparée de Dieu. Parmi eux, Āṇṭāḷ, la seule femme du groupe, utilise l’imagerie érotique du Sangam pour décrire son désir ardent de Krishna. Les Nāyanārs, leurs contemporains shivaïtes, développent une bhakti similaire envers Shiva.
Au nord, des figures comme Kabir (XVe siècle), tisserand musulman influencé par l’hindouisme et le soufisme, Tulsidas (XVIe siècle), auteur du Rāmacaritamānasa qui popularise la dévotion à Rama, et Mīrābāī (XVIe siècle), princesse rajpoute qui abandonne sa position sociale par amour pour Krishna, incarnent la dimension transgressive et égalitaire de la bhakti. Leurs compositions poétiques, chantées encore aujourd’hui, expriment une intériorité spirituelle profonde accessible à tous.
Typologies de la bhakti
Les textes dévotionnels distinguent différents types ou étapes de bhakti. La classification la plus courante oppose la vaidhi-bhakti (dévotion réglementée, suivant les prescriptions scripturaires et rituelles) à la rāgānuga-bhakti (dévotion spontanée, guidée par l’attachement passionné). Cette dernière est considérée comme supérieure car elle émane d’un amour authentique plutôt que d’une obligation.
Le Bhakti-rasāmṛta-sindhu de Rūpa Gosvāmin (XVIe siècle) propose une analyse sophistiquée des sentiments (bhāva) et saveurs (rasa) dévotionnelles, distinguant cinq relations possibles avec Krishna : la sérénité (śānta), la servitude (dāsya), l’amitié (sakhya), l’affection parentale (vātsalya) et l’amour conjugal (mādhurya), ce dernier étant considéré comme l’expression la plus intense de la bhakti.
Perspectives philosophiques
Les grandes écoles védantiques accordent des statuts différents à la bhakti. Pour Śaṅkara (Advaita Vedānta), la dévotion constitue une préparation à la connaissance non-duelle ultime, mais reste au niveau de la réalité conventionnelle (vyāvahārika). Rāmānuja (XIe-XIIe siècles) élève la bhakti au rang de voie suprême : dans son Viśiṣṭādvaita, l’amour dévotionnel envers un Brahman personnel (Vishnu) mène à une union où le dévot conserve son individualité tout en participant à la nature divine. Madhva (XIIIe siècle), dans son Dvaita radical, maintient une distinction éternelle entre l’âme et Dieu, faisant de la bhakti la seule relation possible et souhaitable.
Caitanya Mahāprabhu (XVe-XVIe siècles), mystique bengali, développe une théologie de l' »inconcevable différence-et-non-différence » (acintya-bhedābheda) où la bhakti pour Krishna-Rādhā représente l’essence même de la réalité. Son mouvement du Gaudiya Vaishnavisme influence profondément la spiritualité bengalie et, plus tard, le mouvement Hare Krishna en Occident.
Portée philosophique
La bhakti pose des questions philosophiques fondamentales sur la nature de l’Absolu (personnel ou impersonnel ?), la relation entre l’émotion et la connaissance comme voies de réalisation, et la possibilité d’une spiritualité égalitaire transcendant les hiérarchies sociales. Elle affirme la légitimité de la subjectivité, de l’affect et de la relation comme modes d’accès au réel ultime, offrant une alternative aux approches purement contemplatives ou intellectuelles.








