Définition et étymologie
L’Atharvaveda (sanskrit : अथर्ववेद, atharvaveda) désigne le quatrième et dernier des Védas canoniques, un corpus de textes sacrés consacré principalement aux formules magiques, aux incantations thérapeutiques, aux charmes protecteurs et aux rituels domestiques. Le terme se compose de atharvan (nom d’une famille légendaire de prêtres du feu, ou du sage mythique Atharvan) et veda (« connaissance », « savoir sacré »). Une autre étymologie propose atharvan comme dérivant de atharvā, désignant les prêtres du feu dans la religion indo-iranienne primitive. Le texte est également appelé Atharvāṅgirasa, incorporant le nom d’Aṅgiras, un autre clan sacerdotal ancestral, soulignant ainsi la double origine traditionnelle de ses hymnes.
L’Atharvaveda se distingue radicalement des trois premiers Védas (le trayī vidyā ou « triple science » : Ṛgveda, Sāmaveda, Yajurveda) par son contenu, sa tonalité et sa fonction. Tandis que les trois premiers se concentrent sur les grands rituels publics et solennels (śrauta) destinés aux divinités célestes, l’Atharvaveda s’occupe des préoccupations quotidiennes, terrestres et pragmatiques : guérir les maladies, écarter les démons, assurer l’amour conjugal, neutraliser les ennemis, protéger les récoltes, garantir la prospérité matérielle. Cette orientation pratique et populaire lui a valu une reconnaissance tardive et contestée dans le canon védique.
Contenu et structure
L’Atharvaveda comprend environ 6 000 versets répartis en vingt livres (kāṇḍa) dans la recension Śaunaka (la plus complète et répandue), ou en neuf livres dans la recension Paippalāda (plus ancienne mais partiellement préservée). Contrairement au Ṛgveda, essentiellement poétique et laudatif, l’Atharvaveda présente un mélange de poésie et de prose, d’hymnes cosmologiques sublimes et de formules magiques rudimentaires, de spéculations philosophiques profondes et de recettes pour éliminer les poux ou séduire une femme.
Le contenu se divise schématiquement en plusieurs catégories : les abhicāra (sorcellerie offensive, malédictions contre les ennemis), les śānti (apaisement des influences maléfiques, exorcismes), les paushtika (croissance, prospérité, bénédiction), les strī (charmes d’amour et de fertilité), et les rājā-karma (rituels royaux, protection du royaume). Environ un sixième des hymnes provient du Ṛgveda, mais la majorité constitue un matériel original, probablement issu de traditions populaires et chamaniques antérieures ou parallèles à la religion sacrificielle védique orthodoxe.
Les hymnes révèlent un univers mental où les humains sont entourés de forces hostiles invisibles : démons (rākṣasa, piśāca), maladies personnifiées (yakṣman), mauvais œil, sorcellerie des rivaux. Les formules atharvaniennes visent à contrôler ces puissances par la parole sacrée (mantra), accompagnée de gestes rituels et de substances matérielles (herbes, amulettes). Cette dimension apotropaïque et thérapeutique rapproche l’Atharvaveda des pratiques chamaniques attestées dans diverses cultures.
Cosmologie et spéculation philosophique
Paradoxalement, malgré son orientation pragmatique, l’Atharvaveda contient certains des hymnes cosmogoniques et philosophiques les plus audacieux de la littérature védique. L’hymne à Skambha (X.7-8), par exemple, décrit le « pilier » ou « support » cosmique, principe abstrait qui soutient l’univers entier, préfigurant le concept upanishadique de Brahman. L’hymne au Temps (Kāla, XIX.53-54) personnifie le temps comme puissance créatrice et destructrice suprême : « Le Temps a engendré là-haut le ciel et ces terres également ; par le Temps, ce qui était et ce qui sera sont établis. »
L’hymne à Virāj (VIII.9-10) explore le sacrifice cosmique primordial et la structure hiérarchique de l’univers. L’hymne à Rohita (XIII.1-4) célèbre le « roux », identifié au Soleil et au principe vital universel. Ces spéculations abstraites témoignent d’une évolution parallèle vers la métaphysique qui culminera dans les Upanishads.
L’Atharvaveda reconnaît également Prajāpati comme créateur suprême et Brahman comme principe d’efficacité rituelle, anticipant le développement théologique ultérieur. L’hymne à la Terre (Bhūmi-sūkta, XII.1) constitue l’un des textes écologiques les plus anciens, célébrant la Terre-mère avec une dévotion qui préfigure les cultes tantriques de la Déesse.
Statut canonique et reconnaissance tardive
L’Atharvaveda a longtemps occupé une position marginale et contestée. Les textes anciens font référence au « triple savoir » (trayī vidyā), excluant implicitement l’Atharvaveda. Les brahmanes orthodoxes considéraient ses pratiques magiques comme inférieures, voire impures, trop associées aux sorciers (yātudhāna) et aux préoccupations matérielles triviales. Cette réticence reflète probablement la tension entre l’élite brahmanique urbaine, centrée sur les grands sacrifices coûteux pour l’aristocratie, et les pratiques rurales populaires davantage concernées par la survie quotidienne.
Progressivement, cependant, l’Atharvaveda gagne en légitimité. Les textes plus tardifs comme le Gopatha Brāhmaṇa (le seul Brāhmaṇa rattaché à l’Atharvaveda) et la Muṇḍaka Upanishad défendent son autorité. Vers l’époque classique, il est pleinement reconnu comme le quatrième Veda, et les prêtres brahman (brahma), superviseurs rituels silencieux possédant la connaissance des quatre Védas et chargés de corriger mentalement les erreurs des autres prêtres, deviennent ses dépositaires officiels. Cette fonction correctrice et englobante reflète symboliquement l’incorporation de traditions marginales dans l’orthodoxie.
Les Upanishads de l’Atharvaveda
Trois Upanishads majeures sont rattachées à l’Atharvaveda, comptant parmi les plus influentes de toute la littérature upanishadique.
La Muṇḍaka Upanishad distingue deux types de connaissance : l’inférieure (aparā vidyā), comprenant les quatre Védas, les sciences auxiliaires et les rituels, et la supérieure (parā vidyā), qui permet de connaître l’impérissable Brahman. Cette hiérarchisation marque la transition décisive du ritualisme vers la connaissance méditative comme voie de libération. L’image célèbre des deux oiseaux perchés sur le même arbre — l’un mangeant le fruit (l’ego empirique), l’autre observant silencieusement (l’Ātman) — provient de cette Upanishad.
La Māṇḍūkya Upanishad, la plus brève mais l’une des plus profondes, analyse systématiquement les quatre états de conscience (veille, rêve, sommeil profond, turīya) en relation avec la syllabe sacrée OM et ses composantes phonétiques (A-U-M). Cette analyse phénoménologique exerce une influence considérable sur le Vedānta et inspire le volumineux commentaire kārikā de Gauḍapāda, maître du maître de Śaṅkara.
La Praśna Upanishad présente six questions (praśna) posées par des disciples à leur maître sur des sujets métaphysiques fondamentaux : l’origine de la vie, la nature du prāṇa (souffle vital), la relation entre les éléments de l’être, le sommeil et la mort, la syllabe OM. Les réponses tissent une cosmologie intégrant physiologie, psychologie et métaphysique.
Influence sur la pensée indienne
L’Atharvaveda influence profondément plusieurs développements ultérieurs. La médecine āyurvédique puise dans ses hymnes thérapeutiques et ses connaissances botaniques. Les traditions tantriques héritent de son orientation pratique, de ses rituels magiques et de sa reconnaissance des forces occultes. Le culte de divinités féminines comme Durgā trouve des préfigurations dans les hymnes atharvaniennes à Nirṛti et autres puissances redoutables. L’astrologie, l’alchimie et diverses sciences occultes indiennes revendiquent également cette filiation.
L’Atharvaveda témoigne ainsi d’une dimension essentielle mais souvent négligée de la spiritualité indienne : non pas la quête ascétique de l’Absolu transcendant, mais l’engagement avec les forces immanentes de l’existence, la transformation magique du monde, l’efficacité rituelle appliquée aux nécessités vitales. Cette tension entre transcendance et immanence, renoncement et affirmation mondaine, parcourt toute l’histoire de la pensée indienne.
Extrait de l’Atharvaveda – Hymne à la Terre (Bhūmi-sūkta, XII.1)
Voici quelques versets de ce célèbre hymne, l’un des plus beaux de l’Atharvaveda :
Verset 1 : Satyaṁ bṛhad ṛtam ugram dīkṣā tapo brahma yajñaḥ pṛthivīṁ dhārayanti Sā no bhūtasya bhavyasya patnī urūṁ lokaṁ pṛthivī naḥ kṛṇotu
« Vérité, grandeur, ordre cosmique, force, consécration, ascèse, formule sacrée, sacrifice — tous soutiennent la Terre. Qu’elle, souveraine du passé et du futur, nous prépare un vaste monde. »
Verset 12 : Yasyām apaḥ paricarāḥ samānīḥ ahorātre apramādaṁ kṣaranti Sā no bhūmiḥ payo dughā mahyam ūrjaṁ pṛthivī dadātu
« En elle, les eaux qui jamais ne se lassent coulent jour et nuit sans interruption. Que cette Terre nous produise du lait, qu’elle nous donne force et vigueur. »
Verset 35 : Mātā bhūmiḥ putro ‘ham pṛthivyāḥ parjanyaḥ pitā sa u naḥ piphartu
« La Terre est ma mère, je suis son fils ; le Ciel pluvieux est le père — qu’il nous nourrisse ! »
Verset 63 : Viśvaṁbharā vasudhānī pratīṣṭhā hiraṇyavakṣā jagatovenīnī Vaiśvānaraṁ bibhratī bhūmir agniṁ indra-yukta tapasā vyudeti
« Portant toutes choses, trésor de richesses, fondation ferme, au sein d’or, qui nourrit le monde — la Terre qui porte le feu universel, unie à Indra, se révèle par l’ascèse. »
Cet hymne compte 63 versets et célèbre la Terre-mère (Bhūmi ou Pṛthivī) avec une dévotion écologique préfigurant les cultes tantriques de la Déesse. Il illustre parfaitement la dimension cosmologique et poétique de l’Atharvaveda, qui coexiste avec ses aspects magiques plus prosaïques.
