Définition et étymologie
Le terme ahamkara (sanskrit : अहंकार) désigne, dans les systèmes philosophiques indiens classiques, le principe d’individuation psychique ou la fonction égotique qui permet à la conscience de s’identifier à un « moi » particulier. L’étymologie sanskrite éclaire directement le sens du concept : aham signifie « je » et kāra dérive de la racine verbale kṛ (« faire »), donnant littéralement « ce qui fait le je » ou « le faiseur du moi ». Ahamkara représente ainsi le mécanisme par lequel la conscience pure (puruṣa ou ātman) en vient à se percevoir comme un sujet individuel distinct, limité et incarné.
Dans son acception philosophique précise, ahamkara ne correspond pas simplement à l’orgueil ou à l’égoïsme au sens moral occidental, mais désigne une fonction cognitive fondamentale : le processus d’appropriation subjective qui transforme toute expérience en « mon » expérience. C’est le principe qui permet de dire « je vois », « je pense », « je souffre », en attribuant à un moi les contenus de conscience qui, selon les écoles non-dualistes indiennes, appartiennent en réalité à la conscience universelle.
Usage dans la philosophie indienne
Le Sāṃkhya classique
Dans le système Sāṃkhya, codifié par Īśvarakṛṣṇa dans les Sāṃkhya-Kārikā (IVe-Ve siècle), ahamkara constitue le troisième tattva (principe constitutif de la réalité) à émerger de la prakṛti (nature primordiale). Après mahat ou buddhi (l’intellect cosmique) et avant les organes sensoriels et les éléments subtils, ahamkara joue un rôle charnière dans le processus d’évolution cosmique (sṛṣṭi).
Le Sāṃkhya distingue trois modes d’ahamkara selon la prédominance des trois guṇa (qualités de la nature) :
- Ahamkara sāttvique (vaikārika) : mode lumineux donnant naissance aux onze indriya (organes de perception et d’action) et au manas (mental coordinateur)
- Ahamkara rajasique (taijasa) : mode dynamique participant à la formation de tous les tattva
- Ahamkara tamasique (bhūtādi) : mode obscur produisant les cinq tanmātra (essences subtiles des éléments)
Pour le Sāṃkhya, ahamkara représente l’erreur métaphysique fondamentale : la conscience pure (puruṣa), éternelle et immuable, s’identifie faussement aux modifications de la nature matérielle par le biais d’ahamkara. Cette confusion engendre le cycle des renaissances (saṃsāra). La libération (mokṣa) survient lorsque le puruṣa reconnaît sa distinction absolue d’avec la prakṛti et ses productions, incluant ahamkara.
L’Advaita Vedānta
Dans le Vedānta non-dualiste de Śaṅkara (VIIIe siècle), ahamkara s’intègre dans une ontologie différente mais conserve sa fonction centrale d’identification erronée. Śaṅkara analyse ahamkara comme une superposition (adhyāsa) qui fait confondre le Soi absolu (ātman) avec le complexe psychophysique limité.
L’ahaṃkāra-vṛtti (modification égotique) se manifeste dans deux formes :
- L’identification au corps (deha-adhyāsa) : « je suis gros », « je suis vieux »
- L’identification aux états mentaux (buddhi-adhyāsa) : « je suis triste », « je suis ignorant »
Pour Śaṅkara, ahamkara n’est pas une substance mais une fonction cognitive défectueuse résultant de l’ignorance métaphysique (avidyā). L’ātman, pure conscience-félicité (saccidānanda), se reflète dans l’intellect (buddhi) contaminé par avidyā, produisant la sensation illusoire d’être un agent individuel séparé. La réalisation (jñāna) que « je suis Brahman » (aham brahmāsmi) dissout ahamkara en révélant son caractère apparent.
Le Yoga de Patañjali
Dans les Yoga-Sūtra de Patañjali (IIe siècle av. J.-C.-IIIe siècle apr. J.-C.), ahamkara s’associe étroitement à asmitā (le sens du « je-suis »), identifié comme l’un des cinq kleśa (afflictions) entretenant la souffrance. Patañjali décrit asmitā comme la confusion entre le pouvoir de voir (draṣṭṛ, la conscience pure) et l’instrument de vision (dṛśi, les facultés mentales).
Cette identification génère l’attachement (rāga), l’aversion (dveṣa) et la peur de la mort (abhiniveśa), perpétuant le conditionnement karmique. La pratique du yoga vise à établir la discrimination (viveka) entre le puruṣa et les modifications mentales (citta-vṛtti), libérant progressivement la conscience de l’emprise d’ahamkara.
Implications sotériologiques
Dans toutes ces traditions, ahamkara représente l’obstacle principal à la libération spirituelle. Tant que persiste la croyance en un ego substantiel et autonome, l’être demeure enchaîné au cycle des naissances et des morts. Les voies de libération (sādhana) visent donc à dissoudre ou transcender ahamkara :
- Par la connaissance discriminative (jñāna-yoga) révélant l’identité fondamentale du Soi et de l’Absolu
- Par la dévotion (bhakti-yoga) dissolvant l’ego dans la soumission au divin
- Par l’action désintéressée (karma-yoga) éliminant le sentiment d’être l’agent (kartṛtva)
- Par la méditation (dhyāna) permettant d’observer ahamkara sans s’y identifier
Cette compréhension d’ahamkara comme fonction cognitive plutôt que comme entité substantielle distingue nettement les psychologies philosophiques indiennes des conceptions occidentales du moi, offrant une perspective où la déconstruction de l’ego ne signifie pas annihilation mais reconnaissance de la nature illusoire de l’individuation.








