Définition et étymologie
Le terme adiaphora (singulier : adiaphoron) provient du grec ancien ἀδιάφορα, composé du préfixe privatif a- (« sans ») et de diaphora (« différence »), dérivé du verbe diapherein (« différer, importer »). Littéralement, adiaphora signifie « choses indifférentes » ou « ce qui ne fait pas de différence ». En philosophie, ce concept désigne l’ensemble des choses moralement neutres, c’est-à-dire qui ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes, et qui n’affectent pas la vertu ou le vice de celui qui les possède ou les subit.
Usage dans la philosophie stoïcienne
Le concept d’adiaphora occupe une place centrale dans l’éthique stoïcienne, où il structure la compréhension de la vie morale. Pour les stoïciens, seule la vertu (aretē) est un bien véritable, et seul le vice est un mal véritable. Tout le reste appartient à la catégorie des indifférents.
Zénon de Citium, fondateur du stoïcisme, établit cette distinction radicale pour libérer l’individu de l’attachement aux choses extérieures. Selon cette doctrine, la richesse, la pauvreté, la santé, la maladie, la vie, la mort, la réputation, l’obscurité – tous ces éléments sont des adiaphora. Ils ne peuvent ni améliorer ni détériorer la qualité morale d’une personne, car celle-ci dépend uniquement de l’usage correct de la raison et du choix vertueux.
Cependant, les stoïciens, particulièrement Chrysippe, introduisent une nuance importante en distinguant les adiaphora « préférés » (proēgmena) et les « non-préférés » (apoproēgmena). Bien que moralement neutres, certains indifférents possèdent une « valeur sélective » (axia) : la santé, la richesse modérée, ou la bonne réputation sont naturellement préférables à leurs contraires, sans être pour autant des biens moraux. Cette distinction permet aux stoïciens d’éviter le paradoxe d’une totale indifférence pratique tout en maintenant la primauté absolue de la vertu.
Épictète illustre ce concept par sa célèbre distinction entre « ce qui dépend de nous » et « ce qui ne dépend pas de nous ». Les adiaphora appartiennent largement à la seconde catégorie : notre corps, nos possessions, notre réputation échappent à notre contrôle absolu et doivent donc être reçus avec équanimité. L’exercice spirituel consiste à cultiver l’indifférence (apatheia) face à ces éléments externes tout en restant pleinement engagé dans l’action vertueuse.
Marc Aurèle, dans ses Pensées pour moi-même, médite constamment sur le caractère éphémère et indifférent des honneurs impériaux, de la gloire et même de la vie elle-même. Pour l’empereur philosophe, reconnaître le statut d’adiaphoron de ces réalités constitue le chemin vers la liberté intérieure et la tranquillité de l’âme (ataraxia).
Usage théologique : les controverses protestantes
Le concept d’adiaphora connaît une seconde vie importante dans la théologie protestante du XVIe siècle, où il désigne les pratiques religieuses considérées comme moralement et spirituellement neutres, ni commandées ni interdites par l’Écriture.
Cette notion devient cruciale lors de la controverse adiaphoriste qui éclate après la défaite protestante à la bataille de Mühlberg (1547). L’Intérim d’Augsbourg, imposé par Charles Quint, exige des protestants certaines concessions liturgiques et disciplinaires. Philippe Melanchthon, collaborateur de Luther, accepte ces compromis en les considérant comme des adiaphora – des questions indifférentes au salut. Pour lui, des éléments comme les vêtements liturgiques, certains rites ou jours de jeûne, n’affectant pas la doctrine fondamentale de la justification par la foi, peuvent être tolérés pour préserver la paix.
Matthias Flacius Illyricus et les luthériens stricts s’opposent vigoureusement à cette position, arguant qu’en temps de confession et de persécution, rien n’est adiaphoron : céder sur des pratiques externes revient à trahir la vérité évangélique. Cette controverse soulève la question philosophique fondamentale de savoir si le contexte peut transformer la nature morale d’un acte.
Portée philosophique
Le concept d’adiaphora pose des questions philosophiques durables sur la nature de la moralité, la liberté et le bonheur. En établissant que seule l’intention vertueuse possède une valeur morale absolue, il anticipe certains aspects de l’éthique kantienne de la bonne volonté. Simultanément, il offre une réponse au problème de la vulnérabilité humaine : en déclarant indifférents les biens externes, les stoïciens proposent une forme de bonheur (eudaimonia) accessible même dans l’adversité.
Cette doctrine continue d’influencer la philosophie contemporaine, notamment dans les discussions sur la distinction entre valeurs instrumentales et valeurs intrinsèques, et dans les débats sur la neutralité axiologique de certains domaines de l’existence.









