William James naît le 11 janvier 1842 à New York dans une famille d’intellectuels fortunés qui incarne l’aristocratie culturelle de la Nouvelle-Angleterre. Son père, Henry James Senior, théologien swedenborgien excentrique et ami d’Emerson, consacre sa fortune héritée à l’éducation cosmopolite de ses enfants et aux spéculations spirituelles. Sa mère, Mary Robertson Walsh, femme pragmatique d’origine irlandaise, tempère l’idéalisme paternel par son sens des réalités. Cette dualité parentale – mysticisme et pragmatisme – forge la personnalité complexe du futur philosophe.
Son frère Henry, de quinze mois son cadet, devient le grand romancier de l’âge doré américain, créant une rivalité fraternelle féconde qui stimule les ambitions intellectuelles des deux frères. Cette émulation permanente entre le psychologue-philosophe et l’artiste révèle deux tempéraments complémentaires : William privilégie l’analyse scientifique des phénomènes, Henry leur transfiguration esthétique. Leur correspondance, poursuivie toute leur vie, témoigne d’une affection profonde malgré leurs différences de méthode et d’objet.
Son éducation nomade, dispensée par des précepteurs et dans diverses institutions européennes et américaines, développe sa curiosité encyclopédique et sa maîtrise des langues. Cette formation éclectique, qui le mène de New York à Londres, Paris, Genève et Bonn, forge un esprit cosmopolite ouvert à toutes les influences culturelles. Cette expérience précoce de la diversité humaine nourrit plus tard son pluralisme philosophique et sa tolérance intellectuelle.
Adolescent, il hésite entre vocation artistique et scientifique, partageant son temps entre l’atelier du peintre William Morris Hunt et les laboratoires de Harvard. Cette tension créatrice entre art et science, sensibilité et raison, caractérise toute son œuvre qui refuse les dichotomies rigides au profit d’une vision synthétique de l’expérience humaine. Son abandon de la peinture pour la médecine révèle le triomphe de sa curiosité scientifique sur ses dons esthétiques.
Étudiant à Harvard Medical School à partir de 1864, il découvre la physiologie et l’anatomie qui l’initient aux mystères de l’organisme humain. Cette formation médicale, complétée par l’étude de la chimie et de la biologie, lui fournit les bases scientifiques de sa future psychologie physiologique. Sa thèse de médecine, soutenue en 1869, révèle déjà son intérêt pour les rapports entre corps et esprit, matière et conscience.
Sa participation à l’expédition zoologique de Louis Agassiz en Amazonie (1865-1866) constitue une expérience formatrice qui révèle ses talents d’observateur naturaliste tout en ébranlant sa foi dans les classifications rigides. Cette confrontation avec la luxuriance tropicale et la diversité des espèces nourrit sa conception évolutionniste de la vie mentale et sa méfiance envers les systèmes philosophiques trop abstraits.
Sa crise existentielle de 1870, marquée par une profonde dépression et des pensées suicidaires, le confronte brutalement au problème du libre arbitre et du déterminisme. Sa lecture de Renouvier et sa décision de « croire au libre arbitre » par un acte de volonté constituent un tournant décisif qui oriente sa philosophie vers l’activisme et l’optimisme. Cette expérience personnelle de la « volonté de croire » nourrit plus tard sa défense philosophique du droit à l’espoir face à l’incertitude.
Nommé instructeur de physiologie à Harvard en 1872, puis professeur de psychologie en 1875, il inaugure un enseignement révolutionnaire qui fait de la psychologie une science expérimentale indépendante de la philosophie spéculative. Son laboratoire de psychologie, premier du genre en Amérique (1875), rivalise avec celui de Wundt à Leipzig et établit Harvard comme centre majeur de la nouvelle science psychologique.
Son mariage en 1878 avec Alice Howe Gibbens, institutrice cultivée et militante féministe, lui apporte l’équilibre affectif nécessaire à son épanouissement intellectuel. Cette union heureuse, qui lui donne cinq enfants, révèle l’importance de la dimension personnelle et familiale dans la philosophie jamesienne qui privilégie l’expérience vécue sur la spéculation abstraite. Alice devient sa collaboratrice intellectuelle et sa confidente spirituelle.
Ses Principes de psychologie (1890), fruit de douze années de recherches, révolutionnent la discipline en substituant l’étude fonctionnelle des processus mentaux à l’analyse structurale des éléments de conscience. Cette psychologie « stream of consciousness » révèle que la vie mentale forme un flux continu, non une mosaïque d’états distincts. Cette découverte phénoménologique influence durablement littérature et philosophie contemporaines.
Sa théorie des émotions, développée indépendamment de Lange, révèle que l’émotion résulte des changements corporels provoqués par la perception, non leur cause. Cette inversion révolutionnaire – nous sommes tristes parce que nous pleurons, non l’inverse – fonde la psychologie physiologique moderne et influence les théories contemporaines des affects. Cette approche matérialiste tempère son spiritualisme par un souci constant de l’ancrage corporel.
Son concept d’habitude, emprunté à la physiologie de Carpenter, révèle le mécanisme fondamental par lequel l’organisme s’adapte à son environnement. Cette théorie, qui fait de l’habitude « l’énorme volant de la société », influence la pédagogie progressive et la psychologie behavioriste naissante. L’habitude devient chez James le principe d’économie mentale qui libère la conscience pour les tâches créatrices.
Sa psychologie religieuse, développée dans Les Variétés de l’expérience religieuse (1901-1902), analyse scientifiquement les phénomènes mystiques et les conversions sans les réduire à leurs conditions physiologiques. Cette approche phénoménologique respectueuse révèle la légitimité de l’expérience religieuse individuelle face aux dogmatismes institutionnels. Cette œuvre majeure influence durablement sociologie religieuse et théologie libérale.
Son pragmatisme, formulé dans ses conférences de 1907, révèle que la vérité d’une idée se mesure à ses conséquences pratiques, non à sa correspondance avec une réalité abstraite. Cette « méthode pragmatique » transforme la philosophie en instrument d’action plutôt qu’en contemplation désintéressée. « L’ultime critère pour nous de ce que signifie une vérité, c’est la conduite qu’elle dicte ou qu’elle inspire. »
Sa conception pluraliste de l’univers, opposée aux monismes hégélien et spencérien, révèle un cosmos ouvert où règnent contingence et nouveauté. Cette métaphysique de l’indétermination, nourrie par sa psychologie de la volonté, fonde l’optimisme américain et influence l’existentialisme européen. L’univers jamesien, inachevé et perfectible, appelle la coopération humaine pour sa réalisation.
Sa « volonté de croire », défendue dans l’essai éponyme de 1896, légitime la foi religieuse et morale face à l’agnosticisme scientifique quand l’évidence fait défaut. Cette apologie du droit à l’espoir, critiquée par Clifford et les rationalistes, révèle un penseur soucieux de préserver l’engagement humain face aux incertitudes métaphysiques. Cette défense de la foi raisonnable influence la théologie moderniste.
Ses dernières années sont marquées par la reconnaissance internationale et l’approfondissement de sa philosophie radicale empiriste. Ses conférences à Oxford (1908-1909) sur « Un univers pluraliste » consacrent sa réputation européenne tout en révélant un métaphysicien original qui dépasse le dualisme traditionnel par une théorie de l’expérience pure antérieure à la distinction sujet-objet.
Il meurt le 26 août 1910 dans sa propriété de Chocorua (New Hampshire), épuisé par ses conférences et ses polémiques philosophiques. Ses derniers mots à sa femme – « C’est si bon d’être de nouveau à la maison » – résument une existence nomade enfin apaisée. Ses obsèques rassemblent l’élite intellectuelle américaine qui reconnaît en lui le fondateur de la psychologie nationale.
Son influence transforme radicalement philosophie et psychologie américaines en les libérant de la tutelle européenne. Son pragmatisme inspire Dewey et l’École de Chicago, sa psychologie nourrit le behaviorisme de Watson, sa phénoménologie anticipe Husserl et Bergson. Cette fécondité multiple témoigne de la richesse d’une pensée qui réconcilie science et spiritualité.
James demeure le philosophe de l’expérience concrète et de l’action créatrice, penseur qui révèle l’irreductible complexité de la conscience humaine. Son génie réside dans cette capacité unique à transformer l’observation scientifique en sagesse pratique, la psychologie en éthique de l’épanouissement personnel et social. Il incarne l’idéal américain de l’intellectuel démocratique qui met la culture au service de la vie.