INFOS-CLÉS | |
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| Nom d’origine | Τίμων ὁ Φλιάσιος (Tímōn ho Phliásios) |
| Nom anglais | Timon of Phlius |
| Origine | Grèce (Phlionte, Élis, Athènes) |
| Importance | ★★★★ |
| Courants | Philosophie hellénistique, Scepticisme (Pyrrhonisme) |
| Thèmes | Pyrrhonisme, Epochē, Ataraxie, Dogmatisme, Satire (Silloi) |
En raccourci
Timon de Phlionte (vers 320–235 av. J.-C.) n’est pas seulement un philosophe ; c’est le « reporter » officiel du scepticisme originel. Sans lui, nous ne saurions presque rien de son maître, Pyrrhon d’Élis, qui n’a jamais rien écrit.
Timon a commencé sa carrière comme danseur avant de se tourner vers la philosophie. Il a d’abord étudié à Mégare avant de rencontrer Pyrrhon. Ce fut un choc. Il adopta la vision de son maître : le monde est radicalement incertain. Les choses sont impossibles à connaître telles qu’elles sont vraiment. Face à ce constat, Timon affirme que le seul choix sage est de suspendre son jugement (l’epochē). On ne dit ni « oui » ni « non », ni « c’est vrai » ni « c’est faux ».
Le résultat de cette attitude ? La tranquillité de l’âme (l’ataraxie). En cessant de lutter pour des vérités impossibles à atteindre, on trouve la paix.
Mais Timon était aussi un poète à l’humour féroce. Dans ses œuvres les plus célèbres, les Silloi (Satires), il se moque de tous les autres philosophes (Platon, Aristote…), les accusant d’être des « dogmatiques » prétentieux. Il a ainsi donné au scepticisme sa forme littéraire et critique, assurant sa postérité.
De la danse à la dialectique
L’histoire de la philosophie retient souvent les fondateurs, mais elle oublie parfois ceux qui donnent à la pensée sa forme et assurent sa transmission. Timon de Phlionte est de ceux-là. Sans son œuvre littéraire, le scepticisme originel de Pyrrhon serait peut-être resté une simple anecdote, une posture de vie sans doctrine articulée. Le parcours de Timon, de la scène à la critique philosophique, éclaire la nature même de son œuvre : une mise en scène du doute.
Les débuts à Phlionte
Timon naît à Phlionte, une cité grecque du Péloponnèse, aux alentours de 320 avant J.-C. Cette période suit de près la mort d’Alexandre le Grand (323 av. J.-C.), marquant le début de l’ère hellénistique. C’est un temps de bouleversements politiques et de brassage culturel. Issu d’un milieu modeste, Timon entame une carrière inattendue pour un futur philosophe. Il devient danseur professionnel au sein de chœurs.
Cette activité, centrée sur la performance physique et l’art de l’illusion scénique, contraste fortement avec la vie contemplative. Elle témoigne peut-être d’une sensibilité artistique précoce. Elle a pu aussi nourrir une première intuition de la différence entre l’apparence et la réalité. Rapidement, son intérêt se déplace cependant. L’homme aspire à autre chose qu’à la scène. Il quitte sa cité natale pour chercher une formation intellectuelle.
Le détour par Mégare
Quittant Phlionte, Timon se rend à Mégare. Il y devient l’élève de Stilpon, une figure majeure de l’école mégarique. Cette école, héritière d’Euclide de Mégare (un disciple de Socrate), était réputée pour sa dialectique éristique. Les Mégariques excellaient dans l’art de la controverse, la logique et la chasse aux paradoxes. Ils s’attaquaient notamment aux concepts de mouvement et de multiplicité.
Pour Timon, cette formation fut essentielle. Il y affûta son esprit critique et apprit à déconstruire les arguments de ses adversaires. L’influence de Stilpon transparaîtra plus tard dans la capacité de Timon à réfuter méthodiquement les « dogmatiques ». L’école mégarique lui fournit les outils logiques de la réfutation. Mais la dialectique pure, jeu intellectuel brillant, ne semble pas lui offrir la paix de l’âme qu’il recherche.
La rencontre décisive avec Pyrrhon
Son parcours intellectuel n’est cependant pas achevé. Après Mégare, Timon retourne brièvement à Phlionte où il se marie. C’est en se rendant à Élis, la patrie de Pyrrhon, qu’il fait la rencontre qui va bouleverser sa vie. Il rencontre Pyrrhon d’Élis. L’homme est déjà une légende locale, admiré pour son calme imperturbable et son détachement radical. Pyrrhon revenait des campagnes d’Alexandre en Inde, où il aurait rencontré les « gymnosophistes » (sages nus).
Contrairement aux Mégariques qui jouaient avec la logique, Pyrrhon proposait un mode de vie fondé sur le silence et la suspension de tout jugement. Timon est immédiatement séduit par cet idéal d’ataraxie. Il adopte la philosophie de son nouveau maître avec ferveur. Dès lors, il devient le plus ardent promoteur du scepticisme. Il suit Pyrrhon jusqu’à la fin de la vie de ce dernier, observant et mémorisant l’attitude de celui qui n’écrira jamais rien.
L’architecte littéraire du scepticisme
Pyrrhon incarnait le scepticisme ; Timon va le mettre en mots. Le maître vivait le détachement dans le silence. Le disciple va utiliser le langage, l’ironie et la poésie pour défendre ce même détachement. Cette tension entre le silence du maître et la verve du disciple est fondatrice du pyrrhonisme historique.
Les Silloi : la satire comme arme philosophique
L’œuvre la plus célèbre de Timon est sans conteste les Silloi (Σίλλοι), ou Satires. Il s’agit d’une série de poèmes parodiques, probablement en trois livres, écrits en hexamètres dactyliques. Timon y utilise la forme noble de l’épopée homérique pour se moquer férocement de l’ensemble de la tradition philosophique.
Dans ces poèmes, Timon met en scène le philosophe présocratique Xénophane de Colophon, lui-même critique des mythes homériques, pour attaquer les « dogmatiques ». Platon, Aristote, les Stoïciens, les Épicuriens : tous sont tournés en dérision. Timon les dépeint comme des bavards arrogants, prétendant connaître l’essence des choses alors qu’ils ne font que se quereller sur des mots. Il raille l’ontologie de Platon, la logique d’Aristote et l’éthique rigide des Stoïciens.
Cette œuvre n’est pas une simple moquerie. Elle est une arme philosophique. En utilisant la parodie, Timon cherche à montrer l’inanité des systèmes philosophiques. Il ne propose pas un système alternatif. Il utilise la poésie pour dégonfler la baudruche des prétentions métaphysiques. Le rire devient l’outil de la libération intellectuelle.
Indalmoi et la mémoire de Pyrrhon
Si les Silloi sont l’œuvre critique, les Indalmoi (Ἰνδαλμοί), ou Images, sont l’œuvre de transmission. Pyrrhon n’ayant rien écrit, sa pensée risquait de disparaître avec lui. Timon rédige alors ce dialogue en prose (ou peut-être en vers) pour préserver l’image de son maître.
C’est dans cet ouvrage, dont il ne reste que des fragments, que Timon décrit la posture de Pyrrhon. Il y expose la méthode sceptique et le mode de vie qui en découle. Les Indalmoi sont essentiels. Ils constituent la source primaire sur laquelle les sceptiques ultérieurs, comme Énésidème et Sextus Empiricus, s’appuieront pour reconstruire la pensée du fondateur. Timon n’est pas seulement un disciple ; il est le biographe et le théoricien de Pyrrhon.
Une vie d’enseignement
Contrairement à Pyrrhon, qui vivait modestement à Élis, Timon connut le succès. Après la mort de son maître (vers 270 av. J.-C.), il quitte Élis. Il s’installe d’abord à Chalcédoine, sur les rives du Bosphore. Il y enseigne la philosophie et la rhétorique, gagnant, selon Diogène Laërce, une fortune considérable.
Ce succès matériel peut sembler paradoxal pour le disciple d’un sage détaché de tout. Il montre que le scepticisme de Timon n’est pas un retrait ascétique du monde. C’est une posture intellectuelle qui permet de vivre dans le monde sans être dupe de ses apparences ou de ses valeurs. Timon joue le jeu social tout en conservant sa liberté intérieure.
Il termine sa vie à Athènes, le centre philosophique du monde antique. Il y continue son enseignement, entouré de respect, et meurt âgé, vers 235 avant J.-C. Sa présence à Athènes assure la diffusion de ses écrits et confronte directement le pyrrhonisme aux autres grandes écoles hellénistiques, notamment l’Académie et le Portique (Stoïcisme).
Le noyau de la pensée pyrrhonienne
Timon n’est pas considéré comme un penseur original au sens où il aurait inventé une nouvelle doctrine. Sa contribution majeure est d’avoir articulé et formalisé l’enseignement oral de Pyrrhon. Il donne au scepticisme sa première structure conceptuelle, celle qui sera reprise et analysée pendant des siècles.
Les trois questions fondamentales
La tradition, rapportée notamment par Aristoclès de Messène (cité par Eusèbe de Césarée), attribue à Timon la formulation la plus claire de la démarche sceptique. Pour atteindre le bonheur (l’eudaimonia), le philosophe doit, selon lui, répondre à trois questions successives.
La première : quelle est la nature des choses (ou des étants) ?
La deuxième : quelle attitude devons-nous adopter à leur égard ?
Enfin, la troisième : quel bénéfice résultera de cette attitude ?
Ces trois questions forment l’armature de toute la philosophie pyrrhonienne. Elles déplacent l’enquête de la métaphysique (ce qui est) vers l’éthique (comment vivre).
Adiaphora et Astathmēta : l’insaisissable réalité
La réponse à la première question est le fondement du scepticisme. Selon Timon, rapportant la pensée de Pyrrhon, les choses sont, par nature, indifférenciées (adiaphora), instables ou non mesurables (astathmēta), et indécidables ou impossibles à discerner (anepikrita).
Cela ne signifie pas que le monde n’existe pas. Cela signifie que nous, humains, sommes incapables de connaître leur essence (leur physis). Nos sens nous trompent. Notre raison se contredit elle-même. Pour toute affirmation sur la nature profonde d’une chose, il est possible d’opposer une affirmation contraire de force égale (c’est le principe de l’isosthénie, l’équilibre des arguments).
Nous n’avons accès qu’aux phénomènes (phainomena), c’est-à-dire aux apparences. Le sceptique ne nie pas qu’il ressent le froid ou que le miel lui paraît doux. Il refuse de faire le saut dogmatique qui consiste à dire : « le miel est doux en soi ».
Epochē et Aphasie : la suspension du jugement
Face à cette réalité insaisissable, l’attitude du sage se dessine. C’est la réponse à la deuxième question. Si aucune affirmation sur l’essence des choses ne peut être tenue pour plus vraie qu’une autre, il faut suspendre son jugement. C’est la fameuse epochē (ἐποχή).
L’epochē n’est pas le doute cartésien, méthodique et temporaire. C’est un état permanent de l’esprit. Le sceptique cesse d’affirmer ou de nier quoi que ce soit concernant ce qui est caché (l’adēla). Il reste sur le seuil du jugement.
Cette suspension du jugement conduit logiquement à l’aphasie (aphasia), la non-assertion. Le sceptique pyrrhonien ne formule plus de « dogmes ». Il peut décrire ce qu’il ressent (« j’ai froid »), mais il ne dira pas « il fait froid » comme une vérité objective. Timon, par ses écrits satiriques, pratique une forme d’aphasie agressive : il parle pour montrer que le discours des dogmatiques est vide.
L’héritage de Timon
L’influence de Timon fut paradoxale. Immédiatement, ses écrits ont défini le pyrrhonisme. Mais sa critique féroce a aussi provoqué des réactions, notamment celle de l’Académie platonicienne qui, sous l’impulsion d’Arcésilas, adoptera sa propre forme de scepticisme.
L’Ataraxie : la quête de la tranquillité
Le bénéfice de cette attitude est immense. C’est la réponse à la troisième question. Celui qui pratique l’epochē et l’aphasie atteint d’abord l’ataraxia (ἀταραξία), l’imperturbabilité, l’absence de trouble.
Pour Timon et Pyrrhon, la source de la souffrance humaine n’est pas dans les événements eux-mêmes. Elle est dans notre jugement sur ces événements. Nous sommes malheureux parce que nous croyons à tort que certaines choses sont « bonnes » (et nous souffrons de ne pas les avoir) et d’autres « mauvaises » (et nous souffrons de les subir).
Le sceptique, en suspendant son jugement sur la valeur des choses, se libère de cette anxiété. Il atteint un état de calme intérieur profond. Il suit les coutumes et les conventions de sa société (suivre les phénomènes), non parce qu’il les croit « vraies », mais parce que c’est le moyen le plus simple de vivre sans conflit.
Le passage vers la Nouvelle Académie ?
Timon fut un contemporain d’Arcésilas de Pitane (c. 315 – 241 av. J.-C.). Arcésilas prit la tête de l’Académie de Platon et lui imprima un virage sceptique. C’est le début de la « Nouvelle Académie ». Arcésilas, s’inspirant de la dialectique socratique, affirmait que rien ne pouvait être connu avec certitude.
Timon, cependant, attaqua violemment Arcésilas dans ses Silloi. Il le traitait de dogmatique déguisé, un « Platon par-devant, Pyrrhon par-derrière ». Pour Timon, le scepticisme d’Arcésilas n’était qu’une joute intellectuelle. Surtout, les successeurs d’Arcésilas (comme Carnéade) développeront une théorie du « probable » (pithanon), permettant d’agir en se fondant sur l’opinion la plus vraisemblable.
Pour Timon, et pour le pyrrhonisme radical, le « probable » est encore une forme de dogmatisme. Le vrai scepticisme ne choisit même pas le probable ; il suspend tout.
De Phlionte à Sextus Empiricus
Après la mort de Timon, le pyrrhonisme semble s’éteindre pendant un temps. L’Académie sceptique occupe le devant de la scène. Ce n’est qu’au premier siècle avant J.-C. qu’Énésidème de Cnossos rompra avec l’Académie et prétendra « rétablir » le véritable enseignement de Pyrrhon.
Pour ce faire, Énésidème s’est très probablement appuyé sur les écrits de Timon. C’est Timon qui a préservé les « images » du maître et les arguments clés. L’œuvre de Timon devient la source canonique du pyrrhonisme. Lorsque Sextus Empiricus, des siècles plus tard (IIe ou IIIe siècle apr. J.-C.), rédigera ses Esquisses pyrrhoniennes, il citera abondamment Timon de Phlionte.
Sans Timon, le poète danseur devenu dialecticien, la figure de Pyrrhon se serait dissoute dans l’histoire. Le scepticisme n’aurait peut-être pas eu la postérité durable que nous lui connaissons.
Synthèse
La place de Timon de Phlionte dans l’histoire de la pensée est celle du médiateur indispensable. Il n’est ni le fondateur ni le réformateur, mais le littérateur, l’organisateur et le polémiste du scepticisme ancien. Il a donné une voix, ironique et mordante, au silence de son maître Pyrrhon.
Sa contribution principale est d’avoir transformé une attitude de vie (celle de Pyrrhon) en un corps de textes critiques et de concepts (l’epochē, l’ataraxie, les trois questions). En utilisant la satire, il a fait de la philosophie non pas une quête de la vérité, mais un art de démasquer les prétentions à la vérité.
L’œuvre de Timon, bien que fragmentaire, conserve une force certaine. Elle pose la question de l’utilité de la philosophie. Si les grands systèmes métaphysiques ne génèrent que querelles et angoisse, peut-être que la sagesse réside, comme le suggérait Timon par son rire, dans une élégante suspension du jugement.










