INFOS-CLÉS | |
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Origine | Angleterre |
Importance | ★★★★★ |
Courants | Philosophie politique moderne, matérialisme, contractualisme |
Thèmes | État de nature, Léviathan, contrat social, absolutisme, matérialisme mécaniste, nominalisme |
Thomas Hobbes demeure l’un des fondateurs incontestables de la philosophie politique moderne, dont la théorisation radicale du contrat social et de la souveraineté absolue continue d’alimenter les débats contemporains sur la nature du pouvoir et de l’autorité politique.
En raccourci
Thomas Hobbes bouleverse la pensée politique en proposant une vision radicalement nouvelle de l’origine du pouvoir. Né dans une Angleterre déchirée par les conflits religieux, il développe une philosophie matérialiste où l’être humain n’est qu’un corps en mouvement, mû par ses désirs et ses craintes.
Sa théorie de l’état de nature décrit une condition humaine primitive où règne « la guerre de tous contre tous », rendant la vie « solitaire, pauvre, méchante, brutale et courte ». Face à cette situation insupportable, les hommes acceptent de transférer tous leurs droits naturels à un souverain absolu – le Léviathan – en échange de la paix et de la sécurité.
Philosophe systématique, Hobbes applique les principes de la mécanique à tous les domaines du savoir. Son matérialisme radical rejette toute dimension spirituelle séparée du corps. Cette approche scientifique de la politique fait de lui un précurseur de la science politique moderne, bien que son absolutisme soit aujourd’hui largement critiqué.
Origines et formation précoce
Naissance dans la tourmente
L’Angleterre élisabéthaine connaît en 1588 l’année de l’Invincible Armada espagnole. C’est précisément le 5 avril de cette année troublée que naît Thomas Hobbes à Westport, près de Malmesbury dans le Wiltshire. L’enfant vient au monde prématurément, sa mère ayant été effrayée par les nouvelles de l’approche de la flotte espagnole. Plus tard, le philosophe dira avec humour que « sa mère avait accouché de jumeaux : lui-même et la peur ».
Milieu familial modeste
Fils d’un vicaire anglican peu instruit et querelleur, Thomas Hobbes grandit dans un environnement familial instable. Son père, impliqué dans une rixe avec un autre ecclésiastique devant l’église, doit fuir et abandonner sa famille. L’oncle du jeune Thomas, gantier prospère à Malmesbury, prend alors en charge l’éducation de son neveu. Cette intervention providentielle permet à l’enfant doué d’accéder à une formation intellectuelle de qualité.
Formation classique précoce
Dès l’âge de quatre ans, Hobbes apprend à lire, écrire et compter. À huit ans, il maîtrise suffisamment le latin pour traduire la Médée d’Euripide du grec en vers latins. Cette précocité intellectuelle remarquable lui vaut d’être envoyé à quatorze ans au Magdalen Hall d’Oxford, où il poursuit des études classiques de 1603 à 1608.
Jeunesse et influences formatrices
Oxford : déception et formation scolastique
L’université d’Oxford déçoit profondément le jeune étudiant. L’enseignement scolastique aristotélicien lui paraît stérile et déconnecté des avancées scientifiques de l’époque. Hobbes préfère consacrer son temps à la lecture des cartes géographiques et des récits de voyage, développant ainsi une curiosité pour le monde qui ne le quittera jamais. Néanmoins, il obtient son baccalauréat ès arts en 1608.
Préceptorat chez les Cavendish
Recommandé par le principal de Magdalen Hall, Hobbes devient en 1608 le précepteur de William Cavendish, futur comte de Devonshire. Cette position marque le début d’une association de près de soixante-dix ans avec l’une des plus grandes familles aristocratiques d’Angleterre. Au-delà du simple emploi, cette relation lui offre accès à une bibliothèque exceptionnelle et à un réseau intellectuel européen.
Premier voyage continental et découverte humaniste
Entre 1610 et 1615, Hobbes accompagne son élève dans un grand tour d’Europe. Paris, Venise et l’Italie lui révèlent la richesse de la culture humaniste européenne. Durant ce voyage, il perfectionne ses langues modernes et découvre les débats intellectuels continentaux. À son retour, il se consacre à l’étude approfondie des auteurs classiques, particulièrement Thucydide dont il entreprend la traduction.
Formation intellectuelle et premiers travaux
La traduction de Thucydide
Publié en 1629, La Guerre du Péloponnèse de Thucydide constitue la première œuvre publiée de Hobbes. Cette traduction n’est pas un simple exercice érudit : elle reflète ses préoccupations politiques naissantes. L’historien grec lui offre une vision désenchantée de la nature humaine et des mécanismes du pouvoir. Dans sa préface, Hobbes loue Thucydide pour avoir montré « combien la démocratie est inapte au gouvernement ».
Découverte de la géométrie euclidienne
Un moment décisif survient vers 1630 lorsque Hobbes, alors âgé de plus de quarante ans, découvre les Éléments d’Euclide. La méthode démonstrative géométrique le fascine par sa rigueur et sa capacité à établir des vérités indubitables à partir de principes simples. Désormais, il cherchera à appliquer cette méthode déductive à l’ensemble de la philosophie, y compris à la politique et à la morale.
Rencontres scientifiques déterminantes
Lors de son troisième voyage continental (1634-1637), Hobbes fréquente le cercle du père Mersenne à Paris. Ce cénacle intellectuel réunit les plus grands esprits scientifiques de l’époque. Il y rencontre Gassendi, avec qui il partage un matérialisme mécaniste, et entre en correspondance avec Descartes, bien que leurs relations demeurent tendues. À Florence, il rend visite à Galilée en 1636, confirmant son adhésion à la nouvelle physique mécaniste.
Première philosophie politique et exil
Les Elements of Law
Rédigés en 1640 mais circulant d’abord sous forme manuscrite, les Elements of Law Natural and Politic constituent la première formulation systématique de la philosophie politique hobbesienne. L’ouvrage défend la souveraineté absolue au moment où le conflit entre Charles Ier et le Parlement s’intensifie. Hobbes y développe déjà sa théorie de l’état de nature et la nécessité d’un pouvoir souverain indivisible.
Fuite vers la France
L’atmosphère politique anglaise devient irrespirable pour les partisans du roi. Craignant pour sa sécurité après la convocation du Long Parlement en novembre 1640, Hobbes s’exile volontairement à Paris. Cet exil, qui durera onze ans, s’avère extraordinairement fécond sur le plan intellectuel.
Le De Cive et la systématisation
Publié d’abord en latin à Paris en 1642, le De Cive (Du Citoyen) approfondit et systématise les thèses politiques des Elements of Law. L’œuvre connaît un succès européen immédiat, établissant la réputation internationale de Hobbes comme philosophe politique majeur. Il y affine sa théorie du contrat social et précise les fondements rationnels de l’obéissance politique.
Œuvre majeure : le Léviathan
Genèse et rédaction
Durant les dernières années de son exil parisien, Hobbes entreprend la rédaction de son chef-d’œuvre. *Le Léviathan paraît à Londres en 1651, synthétisant vingt années de réflexion philosophique et politique. L’ouvrage tire son titre du monstre biblique, métaphore de la puissance terrifiante mais nécessaire de l’État.
Architecture conceptuelle du système
Divisé en quatre parties, le Léviathan présente une philosophie complète. La première partie expose une théorie matérialiste de la connaissance où toute pensée dérive de la sensation et du mouvement. La deuxième développe la célèbre théorie de l’état de nature et du contrat social. La troisième examine l’État chrétien, tandis que la quatrième attaque le « royaume des ténèbres » de la superstition et du pouvoir ecclésiastique.
L’état de nature : guerre de tous contre tous
Pour Hobbes, l’état de nature constitue une expérience de pensée révélant la condition humaine sans autorité politique. Les hommes, naturellement égaux et mus par le désir de conservation, entrent inévitablement en conflit pour les ressources limitées. Cette compétition, aggravée par la défiance mutuelle et le désir de gloire, produit « une guerre de chacun contre chacun » (bellum omnium contra omnes).
Le contrat social et le souverain absolu
Face à cette situation insupportable, la raison dicte aux hommes de rechercher la paix. Ils concluent alors un pacte par lequel chacun transfère tous ses droits naturels (sauf celui de se défendre contre la mort) à un souverain. Ce souverain, qu’il soit un homme ou une assemblée, détient un pouvoir absolu et indivisible. Seul détenteur de l’épée de justice et de l’épée de guerre, il garantit la paix civile et la sécurité.
Réception controversée
Paradoxalement, le Léviathan déplaît à tous les camps. Les royalistes reprochent à Hobbes de fonder l’autorité sur le consentement plutôt que sur le droit divin. Les parlementaires rejettent son absolutisme. Les ecclésiastiques s’indignent de son érastianisme radical soumettant l’Église à l’État. Cette réception hostile contraint Hobbes à rentrer en Angleterre fin 1651, où Cromwell a consolidé son pouvoir.
Maturité philosophique et controverses
Retour en Angleterre et protection de Cromwell
Malgré ses sympathies royalistes, Hobbes trouve dans l’Angleterre du Commonwealth une relative tranquillité. Sa théorie politique, qui légitime tout pouvoir capable d’assurer la protection des sujets, s’accommode du régime cromwellien. Il se retire de la vie publique, se consacrant à ses travaux philosophiques et scientifiques.
Le système philosophique complet
Hobbes ambitionne de construire un système philosophique total sur le modèle géométrique. Son triptyque De Corpore (1655), De Homine (1658) et De Cive expose respectivement la philosophie naturelle, l’anthropologie et la philosophie politique. Cette architecture systématique fait de tout phénomène, y compris la pensée et la société, le produit du mouvement de la matière.
Polémiques mathématiques et scientifiques
L’ambition scientifique de Hobbes le conduit à des erreurs retentissantes. Sa prétention à avoir résolu la quadrature du cercle lui vaut les sarcasmes du mathématicien John Wallis. S’ensuit une polémique de vingt ans où Hobbes, malgré ses erreurs mathématiques, défend avec acharnement ses positions. Ces controverses ternissent sa réputation scientifique sans diminuer son influence philosophique.
La question religieuse
Bien que se proclamant chrétien, Hobbes suscite de vives suspicions d’athéisme. Son matérialisme intégral ne laisse aucune place à l’âme immatérielle ou aux substances spirituelles. Il interprète les Écritures de manière allégorique et soumet entièrement la religion au contrôle de l’État. Ces positions lui valent d’être surnommé le « monstre de Malmesbury » par ses adversaires ecclésiastiques.
Dernières années et synthèses tardives
Restauration et protection royale
Après la Restauration de 1660, Charles II, ancien élève de Hobbes durant l’exil parisien, lui accorde sa protection. Une pension de 100 livres assure au vieux philosophe une fin de vie confortable. Malgré les attaques parlementaires et ecclésiastiques répétées, le roi maintient sa bienveillance envers son ancien précepteur.
Productivité intellectuelle maintenue
Octogénaire, Hobbes conserve une vigueur intellectuelle remarquable. Il traduit l’Iliade et l’Odyssée** en vers anglais (1675-1676), exercice qu’il entreprend faute de lectures nouvelles. Son Dialogue between a Philosopher and a Student of the Common Laws of England (publié posthume en 1681) applique sa philosophie politique au droit anglais.
Behemoth et l’histoire de la guerre civile
Rédigé vers 1668 mais publié seulement après sa mort, Behemoth analyse les causes de la guerre civile anglaise. L’ouvrage applique sa philosophie politique à l’histoire récente, attribuant les troubles aux doctrines séditieuses des presbytériens, des papistes et des sectes enthousiastes. Charles II en interdit la publication, jugeant l’analyse trop explosive.
Vieillesse et maintien des facultés
Jusqu’à un âge avancé, Hobbes maintient un mode de vie rigoureux. Il se lève tôt, fait de longues promenades et joue au tennis jusqu’à soixante-quinze ans. Sa conversation reste brillante, attirant visiteurs et admirateurs dans la demeure des Cavendish à Chatsworth où il réside.
Mort et héritage immédiat
Les derniers jours
En octobre 1679, Hobbes subit une attaque de paralysie. Transporté à Hardwick Hall, autre résidence des Cavendish, il s’éteint paisiblement le 4 décembre 1679, à l’âge de quatre-vingt-onze ans. Ses derniers mots, rapportés par son ami John Aubrey, auraient été : « Je m’apprête à faire un grand saut dans l’obscurité. »
Funérailles discrètes et controverses posthumes
Enterré dans l’église de Hault Hucknall, Hobbes ne reçoit pas les honneurs dus à un philosophe de son envergure. L’Église anglicane, qu’il avait tant critiquée, se montre réticente à honorer sa mémoire. Ses œuvres figurent longtemps à l’Index des livres prohibés de l’Église catholique, tandis que l’université d’Oxford condamne et brûle publiquement ses écrits en 1683.
Influence sur les Lumières
Malgré l’opprobre officiel, la pensée hobbesienne irrigue profondément le siècle des Lumières. Les philosophes du XVIIIe siècle, même lorsqu’ils le critiquent, reconnaissent en lui un précurseur. Son approche scientifique de la politique, son analyse de l’état de nature et sa théorie du contrat social structurent les débats de Locke, Rousseau et Kant.
Réception contemporaine ambivalente
Les contemporains de Hobbes restent partagés sur son héritage. Les absolutistes apprécient sa défense du pouvoir souverain mais déplorent son contractualisme. Les libéraux reconnaissent l’importance de sa théorie du consentement tout en rejetant ses conclusions absolutistes. Cette ambivalence traverse toute la réception immédiate de son œuvre.
Postérité et actualité philosophique
Père fondateur de la science politique
L’approche hobbesienne marque un tournant décisif dans l’histoire de la pensée politique. Premier à appliquer systématiquement la méthode scientifique à l’analyse du pouvoir, Hobbes inaugure la science politique moderne. Son réalisme anthropologique, dégagé de toute idéalisation, influence durablement l’analyse des phénomènes politiques.
Dimensions problématiques : ethnocentrisme et préjugés raciaux
Homme de son temps, Hobbes véhicule des préjugés ethnocentriques aujourd’hui inacceptables. Dans le Léviathan, il décrit les peuples amérindiens comme vivant dans un état de nature brutal et sauvage, sans gouvernement ni civilisation. Cette caractérisation, fondée sur des récits de voyage biaisés plutôt que sur une observation directe, sert à illustrer sa théorie politique mais révèle une vision hiérarchique des sociétés humaines. Les peuples non-européens apparaissent comme des exemples vivants de l’humanité pré-politique, justifiant implicitement la colonisation comme apport de la civilisation. Bien que Hobbes affirme l’égalité naturelle de tous les hommes dans l’état de nature, son application concrète de cette théorie trahit des biais culturels profonds. Cette dimension de sa pensée, longtemps minimisée, fait aujourd’hui l’objet d’études critiques qui interrogent les fondements coloniaux de la philosophie politique moderne.
Le débat sur le contractualisme
La théorie hobbesienne du contrat social demeure au cœur des débats de philosophie politique. Les critiques libérales, initiées par Locke, contestent la nécessité du transfert total des droits naturels. Rousseau reprend le cadre contractualiste tout en rejetant l’absolutisme hobbesien. Rawls et les néo-contractualistes du XXe siècle réactivent cette problématique en la reformulant dans des termes contemporains.
Anthropologie politique et relations internationales
L’anthropologie pessimiste de Hobbes trouve un écho particulier dans la théorie des relations internationales. L’école réaliste voit dans l’anarchie internationale une transposition de l’état de nature hobbesien. Les relations entre États souverains, dépourvues d’autorité supérieure, reproduiraient la logique de puissance et de méfiance décrite dans le Léviathan*.
Questions contemporaines sur la souveraineté
À l’heure de la mondialisation et de la construction supranationale, la conception hobbesienne de la souveraineté reste pertinente. Les débats sur l’indivisibilité du pouvoir, la légitimité démocratique et les limites de l’autorité politique continuent de mobiliser les catégories hobbesiennes. La crise de l’État-nation réactive paradoxalement l’actualité de sa réflexion sur les fondements du pouvoir politique.
Philosophie de la guerre et éthique internationale
Les analyses hobbesiennes de la guerre et de la paix informent les débats contemporains sur l’éthique internationale. Sa description de l’état de guerre permanent entre des acteurs rationnels mais méfiants éclaire les dilemmes sécuritaires actuels. La question de la possibilité d’un Léviathan mondial face aux défis globaux prolonge sa problématique.
La philosophie de Thomas Hobbes représente un moment inaugural de la modernité politique. Son matérialisme mécaniste radical, appliqué avec une cohérence implacable à tous les domaines du savoir, produit une vision du monde d’une puissance conceptuelle rare. Si son absolutisme politique nous paraît aujourd’hui dépassé, sa lucidité sur les fondements anthropologiques du pouvoir et sa méthode rigoureuse d’analyse conservent une pertinence indéniable. Philosophe de la peur et de la sécurité, Hobbes nous rappelle que l’ordre politique, loin d’être naturel, résulte d’une construction artificielle perpétuellement menacée. Cette leçon de réalisme politique, dégagée de toute illusion providentielle ou téléologique, constitue son legs le plus durable à la pensée contemporaine.