Naissance et contexte milésien
Thalès naît vers 625 avant J.-C. à Milet, métropole prospère de l’Ionie située sur la côte occidentale de l’Asie Mineure. Cette cité cosmopolite, enrichie par le commerce maritime et les échanges avec l’Orient, constitue le berceau de la révolution intellectuelle grecque qui substitue l’explication rationnelle au récit mythologique. Milet, carrefour entre Occident et Orient, Grèce et Asie, offre un terreau favorable à l’émergence d’une pensée syncrétique qui assimile les savoirs babyloniens et égyptiens tout en les transformant par la méthode grecque.
Origines familiales et formation orientale
Son origine familiale demeure incertaine : Hérodote en fait un Phénicien, d’autres sources un Grec de pure souche. Cette ambiguïté généalogique révèle peut-être la réalité cosmopolite de Milet où se mêlent harmonieusement populations autochtones et immigrants orientaux. Sa formation, probablement influencée par les prêtres-astronomes babyloniens et les géomètres égyptiens, lui permet d’assimiler les connaissances techniques de l’Orient archaïque qu’il transforme en science rationnelle.
Le sage et conseiller politique
Contemporain de la révolution politique grecque qui voit naître les premières constitutions démocratiques, Thalès incarne l’esprit nouveau qui remet en question les autorités traditionnelles au profit de l’observation et du raisonnement. Sa réputation de sagesse (sophia) lui vaut d’être classé parmi les Sept Sages de la Grèce, titre qui révèle sa stature de conseiller politique autant que de penseur spéculatif. Les maximes qu’on lui attribue – « Connais-toi toi-même », « Rien de trop » – témoignent d’une sagesse pratique qui tempère l’audace spéculative par la prudence éthique.
Prévisions astronomiques et révolution scientifique
Son activité de conseiller politique se révèle lors de la menace que fait peser l’expansion lydienne sur les cités ioniennes. Sa prédiction de l’éclipse solaire du 28 mai 585, qui interrompt la bataille entre Lydiens et Mèdes, révèle sa maîtrise de l’astronomie babylonienne qu’il transpose dans le contexte grec. Cette prophétie scientifique, qui frappe l’imagination de ses contemporains habitués aux oracles divins, inaugure l’ère de la prévision rationnelle fondée sur la connaissance des lois naturelles.
Géométrie et mathématiques
Ses voyages en Égypte l’initient aux techniques géométriques des arpenteurs pharaoniques qu’il transforme en science déductive. Sa mesure de la hauteur des pyramides par l’observation de leur ombre révèle un géomètre capable de transformer l’empirisme pratique oriental en méthode scientifique universelle. Cette géométrie thalésienne, qui énonce les premiers théorèmes (égalité des angles à la base du triangle isocèle, égalité des angles opposés par le sommet), fonde les mathématiques grecques.
La révolution cosmologique : « Tout est eau »
Sa théorie cosmologique révolutionnaire proclame que « tout est eau » (panta hydor), substituant un principe naturel aux généalogies divines d’Hésiode. Cette intuition géniale, qui fait de l’eau l’archè (principe originel) de toutes choses, inaugure la physique occidentale par la recherche de l’élément primordial. L’eau thalésienne, choisie pour sa plasticité et sa présence universelle, révèle un esprit capable de concevoir l’unité substantielle sous la diversité phénoménale.
Hylozoïsme et conception de l’âme
Sa théorie de l’âme universelle, qui fait de l’aimant un être vivant capable d’attirer le fer, révèle un hylozoïste qui anime la matière plutôt qu’il ne la mécanise. Cette conception, intermédiaire entre animisme archaïque et matérialisme moderne, témoigne de la difficulté à penser la matière pure dans une culture encore marquée par le vitalisme primitif. L’âme thalésienne, principe de mouvement, préfigure la physique aristotélicienne.
Pragmatisme et applications pratiques
Son pragmatisme légendaire, illustré par l’anecdote de la servante thrace qui le voit tomber dans un puits en contemplant les étoiles, révèle paradoxalement un penseur soucieux d’applications pratiques. Sa spéculation sur les récoltes d’olives, qui lui permet de monopoliser les pressoirs et de s’enrichir, démontre que la théorie peut servir la pratique quand elle révèle les régularités naturelles. Cette union de la sophia et de la technè caractérise l’esprit grec naissant.
Méthode empirique et école milésienne
Sa méthode, qui privilégie l’observation directe sur la spéculation a priori, révèle un empiriste avant la lettre qui fonde ses hypothèses sur l’expérience sensible. Ses disciples milésiens – Anaximandre et Anaximène – développent sa révolution en radicalisant sa méthode : substitution d’un principe abstrait (l’apeiron) à l’élément concret (l’eau), développement de la cosmologie mécaniste, perfectionnement de l’explication causale.
Mort et postérité
Sa mort, vers 547, coïncide symboliquement avec la conquête perse qui met fin à l’indépendance ionienne et disperse les premiers philosophes vers la Grande-Grèce. Cette diaspora intellectuelle diffuse la révolution milésienne dans tout le monde grec et prépare l’épanouissement de la philosophie classique. Thalès devient rétrospectivement le « premier philosophe », titre que lui décerne Aristote en reconnaissance de sa priorité chronologique et méthodologique.
Influence et héritage
Son influence posthume transforme radicalement la culture occidentale en inaugurant l’attitude scientifique qui caractérise la civilisation européenne. Sa substitution de la cause naturelle à l’explication divine, de la loi physique au caprice mythologique, fonde la rationalité occidentale et ses développements techniques. Thalès demeure le symbole de l’émancipation rationnelle et de la curiosité scientifique, penseur qui libère l’intelligence humaine de ses tutelles traditionnelles pour l’ouvrir à la recherche infinie de la vérité naturelle.