Naissance et jeunesse samienne
Pythagore naît vers 580 avant J.-C. à Samos, île prospère de la mer Égée gouvernée par le tyran Polycrate qui fait de sa cité un foyer artistique et intellectuel de première importance. Son père, Mnésarque, orfèvre et graveur de pierres précieuses selon certaines sources, lui transmet peut-être ce goût de la perfection formelle et de l’harmonie proportionnelle qui caractérise sa philosophie. Sa mère, Parthénis ou Pythaïs, femme de noble extraction, l’éduque dans le respect des traditions religieuses qui nourrissent sa spiritualité mystique.
Formation éclectique et voyages initiatiques
Sa formation intellectuelle, exceptionnellement variée pour l’époque, l’amène à fréquenter les plus grands maîtres de son temps : Phérécyde de Syros l’initie aux doctrines orphiques sur la transmigration des âmes, Thalès et Anaximandre lui enseignent la géométrie et la cosmologie, les prêtres égyptiens de Memphis lui révèlent les mystères de leur sagesse millénaire. Ces influences multiples, loin de se juxtaposer, se synthétisent dans un système original qui articule mathématiques, mysticisme et éthique purificatrice.
Exil et fondation de l’école italique
Vers 532, fuyant la tyrannie de Polycrate qui menace son indépendance intellectuelle, Pythagore émigre vers la Grande-Grèce et s’installe à Crotone, colonie achéenne de l’Italie méridionale. Cette expatriation, qui l’arrache à l’Ionie de sa jeunesse, lui permet de fonder une école philosophique d’un type entièrement nouveau : communauté initiatique qui unit recherche scientifique et purification morale dans un idéal de vie contemplative. L’école pythagoricienne, première « université » occidentale, révolutionne l’enseignement philosophique par son caractère total et communautaire.
Organisation de la communauté pythagoricienne
Sa pédagogie révolutionnaire organise ses disciples selon une hiérarchie initiatique rigoureuse : les « auditeurs » (akousmatikoi) reçoivent un enseignement oral dogmatique, tandis que les « mathématiciens » (mathematikoi) accèdent aux démonstrations rationnelles et aux mystères doctrinaux. Cette double transmission – exotérique et ésotérique – préserve la pureté de l’enseignement tout en respectant les capacités intellectuelles et morales de chacun. Le silence quinquennal imposé aux novices révèle une pédagogie qui privilégie l’écoute sur la dispute dialectique.
Découverte de l’harmonie mathématique
Sa révélation géniale découvre que les rapports musicaux consonants correspondent à des proportions numériques simples : l’octave au rapport 2:1, la quinte au rapport 3:2, la quarte au rapport 4:3. Cette découverte, probablement effectuée par l’observation des sons produits par des cordes de longueurs différentes, révèle l’existence d’un ordre mathématique sous-jacent aux phénomènes sensibles. L’harmonie pythagoricienne, qui réconcilie beauté esthétique et vérité mathématique, fonde l’idéal occidental de la science comme révélation de l’intelligible dans le sensible.
Cosmologie et harmonie des sphères
Sa cosmologie révolutionnaire développe la théorie de l’harmonie des sphères : les planètes, dans leur révolution, produisent des sons proportionnels à leurs vitesses et distances, engendrant une mélodie cosmique imperceptible aux oreilles mortelles habituées depuis la naissance. Cette « musique des sphères », audible au seul philosophe purifié, révèle un univers-instrument géant accordé selon les lois de l’harmonie mathématique. Cette vision esthétique du cosmos influence durablement l’astronomie occidentale jusqu’à Kepler.
La théorie du nombre et de la tétractys
Sa métaphysique révèle que « tout est nombre » (arithmos), formule révolutionnaire qui fait de la réalité mathématique le fondement de l’être sensible. Cette arithmologie mystique, qui attribue des propriétés symboliques aux nombres, révèle dans la tétractys (1+2+3+4=10) la clé de l’harmonie universelle. Le nombre pythagoricien, ni abstraction pure ni simple quantité, constitue l’essence même des choses qui se manifestent dans l’espace et le temps selon des rapports proportionnels déterminés.
Géométrie sacrée et théorème
Sa géométrie, qui porte son nom dans le fameux théorème de Pythagore, révèle les propriétés mystérieuses des figures parfaites et des solides réguliers. Cette mathématique sacrée, qui voit dans les triangles, carrés et pentagones des révélations de l’ordre divin, transforme la géométrie pratique orientale en science spéculative occidentale. La découverte des grandeurs incommensurables (nombres irrationnels) ébranle momentanément l’édifice pythagoricien mais révèle paradoxalement la richesse infinie du domaine mathématique.
Psychologie et métempsychose
Sa psychologie développe la doctrine orphique de la métempsychose (transmigration des âmes) enrichie par sa conception mathématique de l’âme comme harmonie du corps. L’âme pythagoricienne, prisonnière du « tombeau » corporel (sôma-sêma), aspire à la libération par la purification intellectuelle et morale qui la rapproche de sa nature divine originelle. Cette eschatologie, qui fait de l’incarnation une punition temporaire, oriente toute l’éthique pythagoricienne vers la catharsis philosophique.
Éthique purificatrice et règles de vie
Son éthique prescrit un mode de vie intégral qui purifie l’âme par l’ascèse corporelle, la contemplation mathématique et l’exercice des vertus civiques. Les « symboles » pythagoriciens – maximes énigmatiques qui règlent la conduite quotidienne – révèlent une sagesse pratique qui transpose les harmonies cosmiques à l’échelle de l’existence individuelle. Cette diététique de l’âme, qui unit hygiène corporelle et discipline intellectuelle, anticipe l’idéal grec de la kalokagathia (beauté-bonté).
Politique et influence crotoniate
Son influence politique transforme Crotone en cité modèle gouvernée selon les principes de l’harmonie mathématique et de la justice proportionnelle. Cette théocratie philosophique, qui confie le pouvoir aux « hommes divins » purifiés par la science, réalise temporairement l’utopie platonicienne avant Platon. L’aristocratie pythagoricienne, légitimée par sa supériorité intellectuelle et morale, gouverne selon l’idéal de la mesure et de l’ordre qui caractérise la pensée du maître.
Persécutions et dispersion de l’école
La réaction démocratique contre l’hégémonie pythagoricienne culmine vers 510 avec l’incendie de la maison où se réunissent les disciples, massacre qui disperse la communauté et contraint ses membres à l’exil. Cette persécution, qui révèle les tensions entre idéal philosophique et réalité politique, transforme l’école locale en mouvement intellectuel diffus qui essaime dans toute la Grande-Grèce. Les « derniers pythagoriciens » perpétuent la tradition du maître tout en l’adaptant aux circonstances historiques nouvelles.
Mort et légende dorée
Sa mort, vers 495, entourée de légendes qui en font un thaumaturge quasi-divin, consacre la transformation du philosophe historique en figure mythique de la sagesse antique. Les prodiges attribués à Pythagore – bilocation, conversation avec les animaux, souvenir de ses vies antérieures – révèlent la vénération de ses disciples qui voient en lui l’incarnation de l’idéal philosophique. Cette hagiographie, qui mêle histoire et mythe, témoigne de l’impact spirituel extraordinaire de son enseignement.
Transmission et renaissance platonicienne
La tradition pythagoricienne, maintenue par des disciples fidèles comme Philolaos et Archytas, influence profondément Platon qui emprunte sa conception mathématique de l’âme et sa pédagogie initiatique. Cette renaissance académicienne perpétue l’esprit pythagoricien tout en l’enrichissant par la dialectique socratique. L’arithmologie néo-pythagoricienne, développée par Nicomaque de Gérase et Jamblique, christianise plus tard l’héritage du maître par l’intermédiaire de saint Augustin.
Influence sur la science moderne
Sa révolution scientifique, qui mathématise l’étude de la nature, inspire directement la révolution galiléenne qui fait des mathématiques le « langage dans lequel Dieu a écrit le livre de la nature ». Cette filiation, qui mène de l’harmonie des sphères aux lois de Kepler, révèle l’actualité permanente de l’intuition pythagoricienne sur l’intelligibilité mathématique du réel. L’esprit pythagoricien anime encore la physique contemporaine dans sa quête d’une « théorie du tout » unifiée par l’élégance mathématique.
Héritage spirituel et philosophique
Pythagore demeure le fondateur de la tradition philosophique qui unit science et mystique, raison et révélation, dans une synthèse harmonieuse qui réconcilie Athènes et Jérusalem. Son génie réside dans cette découverte géniale que l’ordre mathématique, loin d’être construction arbitraire de l’esprit, révèle la structure même du réel et ouvre la voie vers le divin. Il incarne l’idéal du philosophe-initié qui transforme la connaissance en sagesse et la sagesse en mode de vie, léguant à l’Occident le rêve permanent d’une communauté intellectuelle unie par l’amour de la vérité et la pratique de la vertu.