Paul Ricœur naît le 27 février 1913 à Valence, dans la Drôme, au sein d’une famille protestante marquée par la tradition huguenote et l’éthique puritaine. Son père, Jules Ricœur, professeur d’anglais au lycée de Rennes, meurt prématurément en 1915 sur le front de Champagne, laissant le jeune Paul orphelin à deux ans. Sa mère, Florentine Favre, succombe à la tuberculose en 1917, abandonnant l’enfant dans un deuil radical qui nourrit sa réflexion ultérieure sur la souffrance, le mal et la résilience humaine. Cette double orphelinage, traumatisme fondateur, forge une sensibilité à la fragilité existentielle qui traverse toute son œuvre philosophique.
Élevé par ses grands-parents maternels à Rennes, dans l’austérité protestante bretonne, Paul découvre précocement la Bible et les classiques français dans la bibliothèque familiale. Cette formation religieuse et littéraire, dispensée dans l’intimité du foyer plutôt qu’à l’école confessionnelle, développe son goût pour l’exégèse textuelle et la méditation spirituelle qui caractérisent sa méthode herméneutique. L’atmosphère protestante, avec son culte de l’intériorité et de la responsabilité personnelle, nourrit sa conception éthique de la philosophie comme examen de conscience et engagement existentiel.
Brillant élève au lycée de Rennes, puis en classes préparatoires au lycée du Parc à Lyon, il découvre la philosophie qui s’impose immédiatement comme sa vocation. Sa lecture juvénile de Bergson et Brunschvicg éveille son intérêt pour les rapports entre conscience et temporalité, thème qui traverse toute son œuvre. Cette formation française classique, marquée par le spiritualisme et l’idéalisme critique, tempère plus tard sa réception de la phénoménologie allemande par un souci constant de la médiation réflexive.
Reçu premier à l’École normale supérieure en 1933, il y côtoie une génération brillante qui compte Sartre et Merleau-Ponty parmi ses aînés. Cette émulation exceptionnelle développe son esprit de synthèse et sa capacité de dialogue avec les courants philosophiques les plus divers. Sa découverte d’Husserl vers 1934, par la médiation de son maître Jean Nabert, oriente définitivement sa recherche vers la phénoménologie comprise comme description rigoureuse de l’expérience vécue.
Agrégé de philosophie en 1935, il entame une carrière d’enseignant secondaire interrompue par la mobilisation de 1939. Lieutenant d’infanterie, il participe aux combats de mai-juin 1940 avant d’être fait prisonnier et interné cinq années durant dans les camps de Poméranie. Cette captivité, épreuve cruciale qui le confronte à l’extrême dénuement et à la solidarité forcée, enrichit sa compréhension de la condition humaine et nourrit sa philosophie de l’espoir contre l’absurde.
L’univers concentrationnaire, paradoxalement, devient pour lui une université clandestine où il approfondit sa formation philosophique en compagnie d’intellectuels français, belges et polonais. Il y lit Jaspers et Heidegger, découvre la philosophie de l’existence et commence sa traduction des Idées directrices d’Husserl qui paraît à son retour en 1950. Cette traduction pionnière, accompagnée d’une introduction magistrale, introduit la phénoménologie husserlienne en France et révèle un interprète de génie capable de médier entre traditions nationales.
Son retour de captivité en 1945 coïncide avec la renaissance intellectuelle française et l’effervescence existentialiste. Professeur à l’université de Strasbourg, puis de Paris-Nanterre et de Chicago, il développe un enseignement original qui articule phénoménologie husserlienne, existentialisme français et herméneutique allemande. Cette synthèse créatrice, nourrie par un dialogue constant avec les sciences humaines, révèle un penseur soucieux de dépasser les clivages disciplinaires.
Sa thèse de doctorat, Philosophie de la volonté (1950-1960), révèle l’originalité de sa démarche qui unit analyse phénoménologique et réflexion éthique. Cette anthropologie philosophique, qui étudie successivement le volontaire et l’involontaire puis la faute et la culpabilité, révèle l’homme comme être fini mais capable, déchiré entre liberté et nécessité. Cette dialectique de la finitude et de la capacité traverse toute son œuvre ultérieure.
Son tournant herméneutique, amorcé vers 1960 avec De l’interprétation, révèle que la compréhension de soi passe nécessairement par la médiation des signes, symboles et textes culturels. Cette révolution méthodologique, inspirée par Gadamer et Dilthey, substitue le détour interprétatif à l’immédiateté de la conscience husserlienne. « Le symbole donne à penser », formule célèbre qui résume sa conviction que la réflexion philosophique ne peut faire l’économie de l’herméneutique culturelle.
Sa confrontation avec le structuralisme et la psychanalyse, développée dans Le Conflit des interprétations (1969), révèle un penseur capable d’intégrer les critiques de la conscience sans renoncer au projet réflexif. Cette « greffe » de l’herméneutique sur la phénoménologie enrichit sa méthode par l’attention aux déterminations inconscientes et symboliques qui travaillent souterrainement la conscience. Cette synthèse géniale réconcilie herméneutique de la restauration du sens et herméneutique du soupçon.
Ses œuvres de la maturité – La Métaphore vive (1975), Temps et Récit (1983-1985), Soi-même comme un autre (1990) – développent sa philosophie de l’identité narrative qui révèle que l’homme ne se comprend qu’en se racontant. Cette théorie révolutionnaire montre que l’identité personnelle se constitue dans et par le récit que nous faisons de notre existence. Cette découverte, qui articule temps vécu et mise en intrigue, influence durablement narratologie, psychologie et éthique contemporaines.
Sa distinction entre « identité-idem » (permanence dans le temps) et « identité-ipse » (maintien de soi par engagement) renouvelle la question classique de l’identité personnelle. Cette dialectique entre mêmeté et ipséité révèle que l’identité authentique ne réside pas dans la substance immuable mais dans la fidélité éthique à ses engagements. Cette conception dynamique de l’identité inspire la philosophie morale et politique contemporaine.
Sa philosophie politique, développée dans Le Juste (1995-2001), articule justice distributive et reconnaissance mutuelle dans une éthique de la sollicitude. Cette « petite éthique », inspirée d’Aristote mais enrichie par la philosophie contemporaine, propose une sagesse pratique pour les sociétés pluralistes. Sa réflexion sur le pardon, la mémoire et l’oubli nourrit les débats contemporains sur la justice transitionnelle et la réconciliation.
Philosophe engagé, Ricœur participe aux grands débats de son époque : décolonisation, mai 68, bioéthique, construction européenne. Sa démission de Nanterre en 1970, suite aux troubles estudiantins, révèle un homme de dialogue mais ferme sur ses principes. Son enseignement aux États-Unis (université de Chicago, 1970-1985) développe sa dimension internationale et nourrit sa réflexion sur le pluralisme culturel.
Sa foi protestante, jamais dissimulée mais rigoureusement distinguée de sa philosophie, inspire une œuvre d’exégèse biblique qui dialogue respectueusement avec la théologie contemporaine. Ses écrits sur l’herméneutique biblique révèlent un croyant soucieux d’articuler foi et raison sans les confondre. Cette double appartenance – philosophique et religieuse – enrichit sa pensée par une tension créatrice entre universalité rationnelle et particularité confessionnelle.
Ses dernières œuvres – La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (2000), Parcours de la reconnaissance (2004) – approfondissent sa réflexion sur la condition historique de l’homme et la fragilité de la reconnaissance mutuelle. Cette sagesse tardive, mûrie par l’expérience d’un siècle tragique, révèle un penseur de la réconciliation qui refuse aussi bien le pardon facile que la rancœur stérile.
Il meurt le 20 mai 2005 à Châtenay-Malabry, léguant une œuvre considérable qui nourrit la philosophie contemporaine dans tous ses domaines. Ses obsèques, célébrées dans la simplicité protestante qu’il chérissait, rassemblent l’intelligentsia française et internationale qui reconnaît en lui l’un des derniers grands philosophes universels.
Son influence irrigue durablement philosophie, théologie, sciences humaines et littérature comparée par sa capacité unique à articuler traditions de pensée et disciplines universitaires. Sa méthode herméneutique inspire l’exégèse contemporaine, sa théorie narrative révolutionne les études littéraires, son éthique nourrit la philosophie morale et politique.
Ricœur demeure le grand médiateur de la philosophie contemporaine, penseur qui réconcilie traditions continentale et analytique, réflexion et interprétation, dans une synthèse respectueuse des différences. Son génie réside dans cette capacité exceptionnelle à faire dialoguer les pensées les plus diverses sans les réduire à l’uniformité, révélant ainsi la richesse inépuisable de la condition humaine. Il incarne l’idéal du philosophe humaniste qui unit rigueur intellectuelle et sagesse pratique dans la quête commune du sens et de la justice.