Parménide naît vers 515 avant J.-C. à Élée (Velia), colonie phocéenne fondée vers 540 sur la côte sud de l’Italie, dans cette Grande-Grèce qui devient le foyer le plus créatif de la philosophie présocratique. Cette cité prospère, refuge des exilés grecs fuyant la domination perse, développe une culture intellectuelle raffinée où s’épanouissent les premiers systèmes philosophiques rigoureux. L’atmosphère cosmopolite d’Élée, carrefour entre Orient et Occident, nourrit l’audace spéculative du futur philosophe.
Issu d’une famille aristocratique selon la tradition, Parménide reçoit une éducation soignée qui l’initie aux mathématiques pythagoriciennes, à la poésie homérique et aux spéculations cosmologiques ioniennes. Platon, dans son dialogue éponyme, en fait un législateur respecté qui donne des lois excellentes à sa cité, témoignage de son engagement civique et de sa sagesse pratique. Cette double formation – intellectuelle et politique – caractérise l’idéal grec du philosophe-législateur qui unit contemplation théorique et action publique.
Sa formation philosophique demeure mystérieuse, mais plusieurs indices suggèrent des influences pythagoriciennes précoces. Diogène Laërce rapporte qu’il fut d’abord disciple d’Aminias le Pythagoricien, « homme pauvre mais excellent », qui l’initie à la vie contemplative (hèsychia) et peut-être aux doctrines de la transmigration et de la purification intellectuelle. Cette ascèse philosophique, jointe à sa méditation sur l’unité mathématique, prépare sa révélation de l’Être un et indivisible.
Selon la tradition platonicienne, Parménide rencontre le jeune Socrate lors d’un voyage à Athènes vers 450, quand le maître d’Élée atteint sa soixante-cinquième année. Cette rencontre, probablement fictive mais philosophiquement significative, symbolise la transmission de la philosophie de l’Être à la pensée athénienne. Platon présente Parménide comme un « vénérable et redoutable » vieillard dont la profondeur métaphysique impressionne même Socrate.
Son œuvre, dont ne subsistent que dix-huit fragments substantiels, se présente sous la forme d’un poème didactique en hexamètres dactyliques intitulé « Sur la nature » (Peri physeôs). Cette forme poétique, héritée d’Hésiode et Xénophane, revêt chez Parménide une fonction philosophique précise : révéler une vérité métaphysique qui transcende l’opinion commune et ne peut s’exprimer que dans le langage sacré de la poésie inspirée.
Le proème de son poème constitue l’une des pages les plus saisissantes de la littérature philosophique grecque. Parménide s’y dépeint emporté sur un char tiré par des cavales « qui me conduisent aussi loin que mon cœur en forme le désir » vers les portes qui séparent les chemins du Jour et de la Nuit. Cette allégorie du voyage initiatique vers la vérité révèle l’inspiration mystique qui sous-tend sa démarche rationnelle.
La Déesse qui l’accueille au terme de ce voyage cosmique lui révèle les trois voies de la recherche : la voie de l’Être (« il est et il ne peut pas ne pas être »), la voie du non-être (« il n’est pas et il faut nécessairement qu’il ne soit pas »), et la voie des mortels qui mélangent être et non-être dans leurs opinions confuses. Cette tripartition fondamentale structure toute la métaphysique occidentale ultérieure.
Sa découverte révolutionnaire de l’Être comme objet propre de la pensée authentique bouleverse la philosophie grecque. Contre les Ioniens qui cherchent l’élément primordial dans la nature sensible, Parménide révèle que seul l’Être, accessible à la pure pensée, constitue la réalité véritable. « Car c’est la même chose que penser et être » : cette formule géniale fonde l’idéalisme occidental en identifiant être et intelligibilité.
Son analyse de l’Être révèle ses attributs essentiels : inengendré et impérissable (« car d’où naîtrait-il ? »), un et continu (car toute division supposerait le non-être), immobile (car tout mouvement implique le vide), parfait et achevé. Cette déduction rigoureuse des propriétés ontologiques à partir du concept pur d’être anticipe la méthode déductive des mathématiques et influence durablement la théologie rationnelle.
Sa critique du devenir sensible révèle l’illusion fondamentale de l’expérience ordinaire. Naissance et destruction, mouvement et changement ne sont que « noms que posent les mortels, persuadés qu’ils sont vrais ». Cette disqualification radicale du monde phénoménal, au profit de l’Être intelligible, ouvre la voie à l’idéalisme platonicien et à la métaphysique chrétienne de l’éternité divine.
La seconde partie de son poème, consacrée aux « opinions des mortels », développe paradoxalement une cosmologie sophistiquée qui explique l’apparence du monde sensible. Cette physique des contraires (Lumière et Nuit, Chaud et Froid) témoigne de sa maîtrise des sciences naturelles de son époque et peut-être de son ironie à l’égard des explications physiques qui prétendent rendre compte de l’illusoire.
Son influence sur ses successeurs immédiats est considérable. Zénon d’Élée, son disciple le plus fidèle, développe ses célèbres paradoxes pour défendre la doctrine du maître contre les objections du sens commun. Mélissos de Samos systématise sa métaphysique en déduisant l’infinité spatiale de l’Être unique. Ces développements de l’École éléate radicalisent la position parménidienne.
Sa postérité philosophique dépasse infiniment l’École d’Élée. Platon, tout en critiquant son immobilisme, reprend sa distinction entre être intelligible et devenir sensible dans sa théorie des Idées. Aristote fait de lui le fondateur de la philosophie première (prôtè philosophia) tout en développant une ontologie du mouvement pour dépasser ses apories. La scolastique médiévale retrouve en lui le précurseur de la théologie de l’être parfait.
Les néoplatoniciens, particulièrement Simplicius, conservent et commentent ses fragments avec une vénération qui sauve son œuvre de l’oubli. Cette transmission permet à la philosophie moderne de redécouvrir en Parménide le fondateur de la métaphysique occidentale. Heidegger voit en lui le penseur de l’Être originel avant son oubli dans la tradition métaphysique ultérieure.
Sa mort, vers 450, clôt l’âge héroïque de la philosophie présocratique qui ose penser l’impensable : l’Être pur au-delà de toute détermination sensible. Cette audace spéculative, qui scandalise le sens commun mais nourrit la réflexion rationnelle, fonde la tradition métaphysique occidentale et ses développements théologiques.
Parménide demeure le père de l’ontologie et de la logique, penseur qui révèle l’exigence de non-contradiction comme loi fondamentale de la pensée vraie. Son génie consiste à avoir découvert dans la pure analyse conceptuelle une méthode philosophique qui libère l’intelligence des prestiges du sensible pour accéder à la vérité éternelle. Il incarne l’idéal grec de la theôria comme contemplation désintéressée de l’Être absolu, vision qui nourrit encore la philosophie contemporaine en quête de ses fondements ultimes.