Nishitani Keiji naît le 27 février 1900 à Ishikawa, sur la côte occidentale de Honshū, dans une famille de la petite bourgeoisie rurale japonaise marquée par la tradition bouddhiste zen. Son père, instituteur et fervent bouddhiste, lui transmet dès l’enfance une familiarité avec les textes classiques du zen et une sensibilité aux questions spirituelles qui orientent définitivement sa vocation philosophique. Cette formation traditionnelle, conjuguée à l’ouverture forcée du Japon à la modernité occidentale, forge un esprit capable de naviguer entre deux univers culturels.
Adolescent durant l’ère Taishō (1912-1926), période d’effervescence démocratique et d’assimilation critique de la culture européenne, Nishitani découvre la philosophie occidentale qui bouleverse sa vision du monde. Ses lectures de Kant, Hegel et surtout Nietzsche révèlent un penseur en quête d’absolu qui trouve dans le nihilisme européen un écho à ses propres interrogations spirituelles. Cette rencontre précoce avec la crise de la modernité occidentale détermine son projet philosophique : penser la rencontre entre nihilisme occidental et sagesse orientale.
Étudiant à l’université impériale de Kyoto à partir de 1919, il découvre l’œuvre révolutionnaire de Nishida Kitarō, fondateur de ce qu’on appellera plus tard « l’École de Kyoto ». Cette philosophie originale, qui tente d’articuler expérience zen et concepts occidentaux, fascine le jeune Nishitani qui y trouve un modèle de pensée authentiquement japonaise. Sous la direction de Nishida, il rédige un mémoire sur Bergson qui révèle déjà sa capacité à saisir les enjeux métaphysiques de la temporalité et de la conscience.
Diplômé en 1924, Nishitani traverse une crise spirituelle profonde qui l’amène au bord du suicide. Cette « nuit obscure de l’âme », qu’il relate plus tard dans ses écrits autobiographiques, le confronte au néant (mu) non comme concept philosophique mais comme expérience existentielle radicale. Cette épreuve de la vacuité, traversée grâce à la pratique du zen, devient la source de sa philosophie du « néant absolu » (zettai mu).
Nommé assistant à l’université de Kyoto en 1924, il approfondit ses recherches sur la mystique rhénane et découvre Maître Eckhart, figure qui devient centrale dans son œuvre. Cette rencontre avec la théologie négative chrétienne lui révèle la possibilité d’un dialogue fécond entre mystique occidentale et sagesse bouddhiste. Eckhart devient pour lui le pont nécessaire entre l’apophatisme chrétien et la vacuité zen, préfigurant sa philosophie comparative des religions.
Son séjour d’études en Allemagne (1937-1939), auprès de Martin Heidegger à Fribourg, marque un tournant décisif dans son développement intellectuel. Cette immersion dans la phénoménologie existentiale lui permet d’approfondir sa compréhension du nihilisme européen et de la crise de la métaphysique occidentale. Heidegger, qu’il admire malgré ses compromissions politiques, lui révèle la profondeur de la question de l’Être et l’urgence d’un dépassement de la tradition métaphysique.
De retour au Japon en pleine guerre sino-japonaise, Nishitani développe une philosophie de l’histoire qui tente de penser le sens de la modernité japonaise et de sa confrontation tragique avec l’Occident. Ses écrits de cette période, marqués par le contexte belliqueux, révèlent un penseur patriote mais critique qui refuse aussi bien l’impérialisme occidental que le nationalisme aveugle japonais. Cette position nuancée lui vaut des difficultés avec la censure militaire.
Professeur titulaire à Kyoto à partir de 1943, il développe son système philosophique mature autour du concept de « néant absolu » (zettai mu), dépassement dialectique du néant relatif nietzschéen par l’expérience zen de la vacuité. Ce néant n’est pas privation d’être mais « lieu » (basho) où se révèle la vraie nature de la réalité, par-delà l’opposition métaphysique entre être et néant. Cette ontologie négative, inspirée de Nishida mais radicalisée, constitue sa contribution majeure à la philosophie mondiale.
Son œuvre maîtresse, « Religion et néant » (Shūkyō to wa nanika, 1961), traduite dans de nombreuses langues, expose sa philosophie religieuse comparative qui dialogue avec christianisme, bouddhisme et nihilisme moderne. Nishitani y montre que seule l’expérience du néant absolu peut dépasser le nihilisme européen et ouvrir à une spiritualité authentique pour l’époque moderne. Cette synthèse audacieuse influence durablement les études inter-religieuses contemporaines.
Sa théorie de la « circuminsession » (ekō), empruntée à la théologie trinitaire chrétienne mais repensée dans un cadre bouddhiste, révèle l’interpénétration universelle de tous les phénomènes dans le champ du néant absolu. Cette vision non-dualiste, qui dépasse l’individualisme occidental sans tomber dans l’indifférenciation panthéiste, propose une alternative métaphysique à la fois respectueuse des différences et soucieuse de l’unité fondamentale du réel.
Philosophe du dialogue inter-culturel avant la lettre, Nishitani multiplie les conférences et échanges avec des penseurs occidentaux, notamment lors de ses séjours aux États-Unis (1960-1961, 1968-1969). Ces rencontres, qui donnent naissance à plusieurs colloques internationaux, établissent sa réputation de médiateur privilégié entre pensée orientale et occidentale. Son anglais approximatif mais sa profondeur spirituelle impressionnent les intellectuels américains en quête d’alternatives à la rationalité techno-scientifique.
Sa philosophie de la science, développée dans ses derniers écrits, critique la réduction positiviste du réel tout en reconnaissant la valeur instrumentale de la science moderne. Cette position équilibrée, qui refuse aussi bien l’obscurantisme que le scientisme, propose une sagesse technologique inspirée du principe bouddhiste de l’interdépendance universelle. Nishitani anticipe ainsi les préoccupations écologiques contemporaines.
Maître spirituel autant que philosophe universitaire, il forme toute une génération de penseurs japonais qui perpétuent l’École de Kyoto : Nishitani Osamu (son fils), Ueda Shizuteru, Takeuchi Yoshinori. Cette transmission vivante de la sagesse zen par la médiation philosophique illustre l’originalité de l’École de Kyoto qui refuse la séparation occidentale entre théorie et pratique spirituelle.
Retiré de l’enseignement en 1963, il consacre ses dernières décennies à l’approfondissement de sa pensée et à la méditation zen qu’il pratique quotidiennement. Cette fidélité à la discipline spirituelle jusqu’à sa mort illustre l’unité profonde de sa vie et de sa pensée. Il meurt le 24 novembre 1990 à Kyoto, léguant une œuvre qui nourrit le dialogue philosophique interculturel contemporain.
Son influence dépasse largement le cadre japonais pour irriguer la philosophie comparative mondiale, les études religieuses et la phénoménologie post-heideggérienne. Sa vision du néant absolu inspire les tentatives contemporaines de dépasser le nihilisme par une spiritualité post-métaphysique qui respecte à la fois la tradition et la modernité.
Nishitani demeure le grand passeur entre Orient et Occident, philosophe qui révèle les ressources spirituelles de la tradition zen pour penser les défis de la modernité tardive. Son génie consiste à avoir montré que le dialogue des cultures peut déboucher sur une sagesse universelle qui transcende les particularismes sans les nier.