INFOS-CLÉS | |
|---|---|
| Origine | Scepsis (Mysie, Asie Mineure) |
| Importance | ★★ |
| Courants | Aristotélisme, École péripatéticienne |
| Thèmes | Transmission des œuvres d’Aristote, Héritage philosophique, Bibliothèque du Lycée, Conservation des manuscrits |
Philosophe grec méconnu du IVe siècle av. J.-C., Nélée de Scepsis occupe une place singulière dans l’histoire de la philosophie. Sans avoir produit d’œuvre majeure, il devint l’héritier des bibliothèques d’Aristote et de Théophraste, assumant ainsi un rôle déterminant dans la préservation du patrimoine intellectuel du Lycée.
En raccourci
Nélée de Scepsis naît au milieu du IVe siècle av. J.-C. dans la cité de Scepsis, en Mysie. Fils de Coriscos, disciple de Platon, il grandit dans un milieu intellectuel qui le prépare naturellement à la philosophie. Venu à Athènes, il fréquente le Lycée où il devient l’élève d’Aristote puis de Théophraste. À la mort de ce dernier vers 288 av. J.-C., il hérite de sa bibliothèque, qui contient également celle d’Aristote.
De retour à Scepsis avec ce précieux fonds, Nélée transmet les manuscrits à ses descendants. Craignant la convoitise des Attalides pour leur bibliothèque de Pergame, ceux-ci cachent les ouvrages dans une cave où l’humidité et les vers les endommagent gravement. Plus d’un siècle plus tard, au début du Ier siècle av. J.-C., les héritiers vendent cette collection au bibliophile Apellicon de Téos. Transportée à Rome par Sylla en 86 av. J.-C., elle permet finalement la diffusion des œuvres d’Aristote dans le monde romain.
L’histoire de Nélée illustre les aléas de la transmission du savoir antique et soulève des questions sur la responsabilité des héritiers intellectuels face au patrimoine philosophique.
Origines familiales et formation
Une lignée philosophique
Scepsis, cité de Mysie située sur les contreforts du mont Ida en Asie Mineure, voit naître Nélée au milieu du IVe siècle av. J.-C. Son père, Coriscos, entretient des liens étroits avec les cercles platoniciens. Disciple de Platon à l’Académie, Coriscos fait partie des philosophes auxquels le maître athénien adresse sa sixième lettre, aux côtés d’Érastos et du tyran Hermias d’Atarnée. Par cette ascendance, le jeune Nélée baigne dès l’enfance dans un environnement où la philosophie occupe une place centrale.
La cité de Scepsis elle-même constitue un foyer intellectuel non négligeable. Ville-État de tradition platonicienne, elle abrite une communauté de lettrés attachés à la pensée du fondateur de l’Académie. Cette atmosphère façonne les premières années de Nélée, qui grandit entouré de discussions philosophiques et familiarisé avec les débats de son temps.
Le choix du Lycée
Arrivé à Athènes à l’âge adulte, Nélée s’oriente vers le Lycée plutôt que vers l’Académie paternelle. Fondée par Aristote en 335 av. J.-C., l’école péripatéticienne connaît alors son essor. Le nom même de l’institution évoque les promenades sous les portiques où maîtres et disciples philosophent en marchant. Aristote y développe un programme encyclopédique embrassant la logique, la physique, la métaphysique, l’éthique et la biologie.
Nélée entre au Lycée probablement dans les années 320 av. J.-C., alors que l’école traverse une période de transition. En 323 av. J.-C., après la mort d’Alexandre le Grand, Aristote quitte précipitamment Athènes face aux menaces du parti anti-macédonien. Il se réfugie à Chalcis, en Eubée, où il meurt l’année suivante, en 322 av. J.-C. Théophraste, son plus fidèle disciple, assume alors la direction du Lycée.
Formation au Lycée et relations intellectuelles
Auprès de deux maîtres
Les sources attestent que Nélée fut disciple à la fois d’Aristote et de Théophraste, même si la chronologie suggère qu’il passa davantage de temps sous la direction du second. Auprès d’Aristote, durant les dernières années du philosophe, il s’initie aux principes fondamentaux du péripatétisme : l’observation méthodique de la nature, l’analyse logique rigoureuse, la recherche des causes premières. Le Lycée fonctionne alors telle une véritable communauté de recherche, où les disciples participent activement aux travaux de classification et d’observation.
Avec Théophraste, la relation s’approfondit et se prolonge sur plusieurs décennies. Né vers 372 av. J.-C. à Érèse, sur l’île de Lesbos, Théophraste avait reçu le surnom de « divin parleur » d’Aristote lui-même. Botaniste remarquable, auteur d’une œuvre considérable, il dirige le Lycée pendant trente-cinq ans, de 322 à 288 av. J.-C. Sous sa direction, l’école compte plus de deux mille élèves et rayonne sur l’ensemble du monde grec.
Un membre de la communauté péripatéticienne
Intégré à cette vaste communauté intellectuelle, Nélée côtoie d’autres disciples éminents. Straton de Lampsaque, qui succédera à Théophraste, poursuit les recherches en physique. Aristoxène de Tarente, théoricien de la musique, fréquente également l’école. Ménandre, le célèbre auteur comique, tire de l’enseignement de Théophraste la matière de ses caractères. Nicomaque et Pythias, enfants d’Aristote, maintiennent le lien familial avec le fondateur.
Dans ce milieu studieux, Nélée se forme aux méthodes de l’observation scientifique et de l’analyse philosophique. Le Lycée dispose d’une bibliothèque exceptionnelle, rassemblée par Aristote qui fut le premier, selon Strabon, à constituer systématiquement une collection de manuscrits. Cette bibliothèque contient non seulement les œuvres du maître, mais aussi celles de ses prédécesseurs et contemporains, formant un ensemble unique pour l’époque.
L’héritage de Théophraste
La transmission testamentaire
Vers 288 av. J.-C., sentant sa fin approcher, Théophraste rédige son testament. Parmi les multiples dispositions concernant l’école et ses biens, une clause particulière désigne Nélée comme légataire de sa bibliothèque personnelle. Cette décision surprend certains observateurs, car Straton de Lampsaque est choisi pour diriger l’école. Le testament, qui nous est parvenu par Diogène Laërce, mentionne explicitement : « Je donne tous mes livres à Nélée. »
Plusieurs hypothèses expliquent ce choix. Les liens familiaux jouent probablement un rôle : certaines sources suggèrent une parenté entre Théophraste et Nélée, bien que les détails restent obscurs. L’origine géographique commune, Lesbos pour Théophraste et la proche Scepsis pour Nélée, crée peut-être une affinité particulière. Quoi qu’il en soit, cet héritage place Nélée dans une position de responsabilité considérable.
Un legs exceptionnel
La bibliothèque léguée constitue un trésor intellectuel sans équivalent. Elle comprend non seulement les œuvres de Théophraste lui-même, botaniste et naturaliste prolifique, mais également la collection personnelle d’Aristote. Celle-ci contient les manuscrits autographes du philosophe, ses notes de cours, ses traités achevés et inachevés. Aristote avait légué ses livres à Théophraste lors de son propre testament, perpétuant ainsi une chaîne de transmission qui aboutit maintenant à Nélée.
Parmi ces manuscrits figurent des ouvrages fondamentaux : la Physique, les Analytiques, l’Éthique à Nicomaque, la Politique, les traités biologiques. Certains textes n’existent qu’en un seul exemplaire. D’autres versions, circulant dans le monde grec, diffèrent parfois des manuscrits originaux conservés dans cette bibliothèque. La valeur de cet héritage dépasse largement le plan matériel pour toucher à l’essence même de la tradition philosophique grecque.
Le retour à Scepsis
Un départ d’Athènes
Après avoir reçu cet héritage, Nélée prend une décision lourde de conséquences : il quitte Athènes pour retourner dans sa cité natale de Scepsis. Les raisons de ce départ demeurent incertaines. Peut-être souhaite-t-il échapper aux tensions politiques qui agitent périodiquement Athènes. Peut-être des obligations familiales le rappellent-elles en Asie Mineure. Peut-être enfin considère-t-il avoir achevé sa formation et désire-t-il transmettre le savoir acquis dans sa région d’origine.
Ce retour implique le transport de l’ensemble de la bibliothèque héritée. À l’époque, les livres se présentent sous forme de rouleaux de papyrus, fragiles et volumineux. Acheminer plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de ces rouleaux depuis Athènes jusqu’en Mysie représente une entreprise complexe et coûteuse. Le voyage maritime, puis terrestre à travers l’Asie Mineure, expose les précieux manuscrits aux risques du transport : intempéries, accidents, vols.
L’installation en Mysie
De retour à Scepsis, Nélée installe sa bibliothèque. Il ne fonde pas d’école à proprement parler, contrairement à d’autres disciples d’Aristote dispersés dans le monde grec. Sa vie à Scepsis reste mal documentée. Les sources anciennes ne mentionnent aucune activité d’enseignement notable, aucun ouvrage publié, aucune contribution philosophique personnelle. Cette absence d’information contraste avec le rôle historique majeur qu’il joue involontairement.
Strabon, géographe du Ier siècle av. J.-C., porte un jugement sévère sur les compétences intellectuelles de Nélée, le qualifiant d’« ignorant » dans certains passages. Ce jugement, formulé plusieurs siècles après les faits, doit être pris avec précaution. Il reflète peut-être davantage la déception des érudits romains face aux péripéties ultérieures de la bibliothèque que la réalité des capacités de Nélée.
Transmission aux descendants
Un héritage familial problématique
À sa mort, Nélée transmet la bibliothèque à ses héritiers directs. Ceux-ci, selon le témoignage de Strabon, sont « des gens ignorants » qui ne mesurent pas pleinement la valeur intellectuelle de leur héritage. Ils conservent les manuscrits comme un bien familial précieux, mais sans l’expertise nécessaire pour en assurer la bonne conservation ou en permettre l’accès aux savants.
La situation politique de la région complique rapidement les choses. Au IIIe siècle av. J.-C., les Attalides, dynastie régnant depuis Pergame, entreprennent de constituer une bibliothèque rivalisant avec celle d’Alexandrie. Attale Ier (241-197 av. J.-C.) puis Eumène II (197-159 av. J.-C.) recherchent activement manuscrits rares et œuvres importantes. Leur rayonnement s’étend sur les cités voisines, dont Scepsis qui relève de leur autorité.
La dissimulation des manuscrits
Craignant que les Attalides ne s’emparent de leurs livres pour enrichir la bibliothèque royale de Pergame, les descendants de Nélée prennent une décision fatale : ils cachent l’ensemble de la collection dans une cave. Cette précaution, destinée à préserver un patrimoine familial, se transforme en catastrophe pour la transmission du savoir. Enfermés dans un lieu souterrain, probablement humide et mal aéré, les rouleaux de papyrus subissent les ravages du temps.
L’humidité provoque la moisissure du papyrus. Les vers et autres insectes attaquent le support, créant des lacunes dans les textes. Certains passages deviennent illisibles, d’autres disparaissent complètement. Les années passent, puis les décennies, voire plus d’un siècle. Les héritiers successifs maintiennent le secret, transmettant de génération en génération la mémoire de ce trésor caché, mais sans oser le sortir de sa cachette ni en révéler l’existence aux autorités ou aux savants.
Redécouverte et dispersion
L’intervention d’Apellicon
Au début du Ier siècle av. J.-C., probablement dans les années 100-90, la situation change. Les descendants de Nélée, plusieurs générations après lui, décident finalement de vendre leur héritage. Apellicon de Téos, riche bibliophile athénien, acquiert les manuscrits pour une somme considérable. Né vers 155 av. J.-C. à Téos, en Ionie, Apellicon s’était établi à Athènes où il avait obtenu la citoyenneté.
Passionné de livres anciens, Apellicon ne recule devant aucun moyen pour enrichir sa collection. Les sources lui reprochent même d’avoir dérobé des documents originaux dans les archives d’Athènes et d’autres cités grecques. Son acquisition des manuscrits de Nélée représente le couronnement de ses efforts de collectionneur. Il se trouve désormais en possession des œuvres autographes d’Aristote et de Théophraste, trésors convoités par tous les lettrés du monde hellénistique.
Les restaurations maladroites
Face aux dégâts subis par les manuscrits durant leur long séjour souterrain, Apellicon entreprend de les restaurer. Bibliophile avant d’être philosophe, selon l’expression de Strabon, il manque de la compétence philologique nécessaire pour cette tâche délicate. Il fait recopier l’ensemble des textes sur de nouveaux supports, mais commet de nombreuses erreurs dans la reconstitution des passages endommagés.
Lorsqu’une lacune apparaît dans le texte original, au lieu de la signaler honnêtement, Apellicon tente de la combler par des conjectures personnelles. N’ayant pas toujours compris le sens philosophique des passages, ses suppléments introduisent des contresens et des absurdités. Les copies qu’il fait réaliser se trouvent ainsi « remplies de fautes », pour reprendre les termes de Strabon. Cette entreprise de restauration, animée par les meilleures intentions, compromet paradoxalement l’intégrité des textes aristotéliciens.
Le destin romain des manuscrits
La saisie par Sylla
En 86 av. J.-C., le général romain Sylla s’empare d’Athènes après un long siège. La ville, qui avait pris le parti de Mithridate VI du Pont contre Rome, subit un sac terrible. Parmi les biens confisqués figure la bibliothèque d’Apellicon, mort peu avant. Sylla, général cultivé malgré sa réputation de brutalité, reconnaît la valeur de cette collection et la fait transporter à Rome.
Ce transfert marque un tournant dans l’histoire de la philosophie occidentale. Pour la première fois, les œuvres complètes d’Aristote arrivent dans la capitale du monde romain. Jusque-là, les Romains connaissaient surtout les dialogues exotériques du philosophe, perdus depuis, et quelques traités circulant sous forme de copies souvent défectueuses.
Les travaux de Tyrannion et Andronicos
À Rome, la bibliothèque passe entre les mains du grammairien Tyrannion d’Amisos, spécialiste de la langue grecque et admirateur d’Aristote. Par ses relations avec le bibliothécaire responsable, il obtient l’accès aux manuscrits et entreprend d’en réaliser des copies. Ses travaux, bien que plus rigoureux que ceux d’Apellicon, ne résolvent pas tous les problèmes posés par l’état des textes.
Andronicos de Rhodes, philosophe péripatéticien actif vers 60-50 av. J.-C., joue le rôle décisif dans l’édition finale du corpus aristotélicien. Il acquiert des exemplaires auprès de Tyrannion et entreprend un travail éditorial d’ampleur : classement des œuvres par matières, rédaction de catalogues, composition de traités à partir de notes éparses. C’est lui qui donne le titre de Métaphysique aux livres « venant après la physique ». Son édition, malgré ses imperfections, devient la base de toutes les transmissions ultérieures.
Postérité et héritage
Une histoire controversée
L’histoire rapportée par Strabon et Plutarque suscite depuis l’Antiquité débats et controverses. Certains érudits, dès l’époque romaine, doutent de la véracité complète du récit. Comment les œuvres d’Aristote auraient-elles pu rester totalement inconnues durant plus d’un siècle ? Des copies ne circulaient-elles pas déjà du vivant du philosophe ? La bibliothèque d’Alexandrie ne possédait-elle pas d’exemplaires des traités aristotéliciens ?
Les recherches modernes nuancent effectivement le tableau. Des copies de certaines œuvres d’Aristote circulaient probablement durant la période hellénistique. La bibliothèque de Pergame elle-même en possédait vraisemblablement quelques-unes. Néanmoins, les manuscrits autographes conservés par Nélée puis par ses descendants représentaient les versions les plus complètes et les plus fiables. Leur redécouverte permit de corriger des textes altérés et de retrouver des traités méconnus.
Un rôle involontaire mais déterminant
Paradoxalement, Nélée joue un rôle historique majeur sans avoir jamais produit d’œuvre personnelle. Simple dépositaire d’un héritage, il assure malgré lui la conservation matérielle des manuscrits aristotéliciens durant une période critique. Sans sa décision de ramener la bibliothèque à Scepsis, celle-ci serait peut-être restée à Athènes et aurait connu un sort différent, possiblement moins favorable.
Les cachettes aménagées par ses descendants, bien qu’ayant endommagé les textes, les ont aussi protégés des destructions que subirent d’autres collections durant les troubles du IIIe et du IIe siècle av. J.-C. Les guerres entre royaumes hellénistiques, les raids de pirates, les incendies accidentels firent disparaître d’innombrables bibliothèques. Les manuscrits cachés à Scepsis échappèrent à ces périls, même s’ils en payèrent le prix par leur détérioration progressive.
Questions sur la responsabilité intellectuelle
L’histoire de Nélée soulève des interrogations éthiques sur la transmission du savoir. Que doivent les héritiers d’une œuvre intellectuelle ? Comment concilier le droit de propriété privée avec l’intérêt collectif pour la préservation du patrimoine culturel ? Les descendants de Nélée, en voulant protéger leur bien familial, ont-ils trahi la mission de gardiens du savoir qui leur incombait ?
Ces questions résonnent à travers les siècles. À chaque époque, la transmission des textes anciens a dépendu de décisions individuelles dont les conséquences dépassaient largement le cadre privé. Nélée lui-même, en choisissant de quitter Athènes avec la bibliothèque plutôt que de la laisser au Lycée, avait pris une décision lourde de sens. Ses descendants, en la dissimulant, avaient agi selon leur logique propre, sans mesurer l’impact historique de leur choix.
Une figure dans l’ombre
Nélée de Scepsis demeure une figure énigmatique de l’histoire philosophique antique. Les sources le mentionnent exclusivement dans le contexte de la transmission des œuvres d’Aristote et de Théophraste. Aucun témoignage ne renseigne sur ses convictions philosophiques personnelles, ses préférences doctrinales, son enseignement éventuel. Il apparaît tel un simple maillon d’une chaîne, certes essentiel, mais effacé derrière l’importance des textes dont il eut la charge.
Cette effacement même constitue peut-être sa particularité. Dans une tradition où disciples et successeurs s’efforcent généralement de développer l’œuvre du maître, de la commenter, de la prolonger, Nélée semble n’avoir eu d’autre ambition que de préserver un héritage. Cette modestie, ou ce manque d’ambition intellectuelle selon les interprétations, lui valut les jugements sévères de Strabon et de Plutarque. Elle lui assura néanmoins une place durable dans l’histoire de la philosophie, non par ce qu’il fit, mais par ce qu’il permit, involontairement, à travers les siècles.










