INFOS-CLÉS | |
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Nom d’origine | Moshe ben Mendel Dessau (משה בן מנחם מנדל דסאו) |
Origine | Allemagne (Prusse) |
Importance | ★★★★ |
Courants | Aufklärung (Lumières allemandes), Philosophie juive, Rationalisme |
Thèmes | Haskala, Émancipation juive, Philosophie populaire, Immortalité de l’âme, Séparation Église-État |
Moses Mendelssohn incarne la rencontre entre tradition judaïque et philosophie des Lumières dans l’Allemagne du XVIIIᵉ siècle. Philosophe respecté par les plus grands esprits de son temps, il œuvra simultanément à l’émancipation civile des juifs et à la revitalisation intellectuelle du judaïsme.
En raccourci
Né en 1729 à Dessau dans une famille juive pauvre, Moses Mendelssohn grandit dans le monde clos des communautés juives d’Ancien Régime. Formé dans la tradition talmudique, il apprend seul le latin, l’allemand, les mathématiques et la philosophie moderne, échappant ainsi aux contraintes intellectuelles de son milieu d’origine.
Arrivé à Berlin en 1743, il survit d’abord comme précepteur avant de devenir comptable dans une manufacture de soie. Parallèlement, il fréquente les cercles éclairés berlinois et se lie d’amitié avec Gotthold Ephraim Lessing, figure majeure des Lumières allemandes. Cette amitié extraordinaire entre un chrétien célèbre et un juif marginalisé symbolise l’idéal de tolérance que défendront les deux hommes.
En 1763, son Traité sur l’évidence dans les sciences métaphysiques remporte le premier prix de l’Académie de Berlin, devançant Kant lui-même. Cette reconnaissance établit Mendelssohn comme philosophe légitime. Il publie ensuite le Phédon (1767), dialogue sur l’immortalité de l’âme qui connaît un immense succès et lui vaut le surnom de « Socrate allemand ».
Défenseur infatigable de la tolérance religieuse, Mendelssohn plaide pour la séparation entre État et religion dans Jérusalem (1783), tout en affirmant la validité permanente de la loi juive pour les juifs. Il traduit la Torah en allemand pour faciliter l’intégration culturelle de ses coreligionnaires sans renoncement à leur identité. Son œuvre inspire la Haskala, mouvement des Lumières juives qui transformera le judaïsme européen.
Figure de transition entre deux mondes, Mendelssohn illustre les tensions de la modernité juive : comment concilier fidélité religieuse et participation à la culture universelle ? Sa vie et sa pensée posent des questions qui résonnent encore aujourd’hui sur identité, intégration et pluralisme.
Enfance et formation dans le judaïsme traditionnel
Dessau : un monde juif en marge de la modernité
Sixième de dix enfants, Moses Mendelssohn voit le jour le 6 septembre 1729 à Dessau, petite principauté d’Anhalt-Dessau en Allemagne centrale. Son père Mendel Heymann exerce le métier humble de copiste de rouleaux de Torah, profession traditionnelle au sein des communautés juives ashkénazes. La famille vit dans la précarité matérielle, mais baigne dans une atmosphère de piété et d’étude religieuse.
L’univers juif allemand du XVIIIᵉ siècle demeure largement séparé de la société chrétienne environnante. Juridiquement, les juifs occupent un statut inférieur : interdiction d’exercer la plupart des métiers, obligation de résider dans des quartiers réservés, taxes spéciales, restrictions de circulation. Culturellement, la communauté se perpétue à travers l’étude du Talmud et l’observance stricte de la loi mosaïque.
Dans ce contexte, le jeune Moses reçoit une éducation traditionnelle. À partir de trois ans, il fréquente le heder, école élémentaire où les enfants apprennent l’hébreu et les textes bibliques. Son père lui transmet les rudiments de la calligraphie hébraïque. Très tôt, l’enfant manifeste une intelligence exceptionnelle et une soif insatiable de connaissance.
Rencontre avec David Fränkel : ouverture à la pensée juive médiévale
Vers l’âge de dix ans, Moses devient l’élève de David Fränkel, rabbin érudit nouvellement arrivé à Dessau. Cette rencontre s’avère déterminante. Fränkel possède une formation talmudique classique, mais connaît aussi la philosophie juive médiévale, notamment Maïmonide dont il a commenté le Guide des égarés. Sous sa direction, le jeune Moses découvre qu’on peut concilier foi religieuse et raisonnement philosophique.
Maïmonide (1138–1204), philosophe et rabbin andalou, avait entrepris au XIIᵉ siècle de réconcilier judaïsme et aristotélisme. Son œuvre majeure démontrait que la raison philosophique et la révélation biblique, correctement comprises, ne peuvent se contredire. Cette tradition rationaliste au sein du judaïsme avait été largement négligée par les communautés ashkénazes, centrées sur l’étude talmudique et la casuistique légale.
Fränkel initie Moses à cette autre dimension du patrimoine juif. L’adolescent dévore les textes de Maïmonide, découvrant ainsi qu’être juif n’implique pas nécessairement un rejet de la philosophie. Cette révélation oriente définitivement sa trajectoire intellectuelle : il deviendra philosophe sans cesser d’être juif, juif en demeurant philosophe.
Départ pour Berlin : l’exil vers la modernité
En 1743, David Fränkel accepte le poste de grand rabbin de Berlin. Moses, alors âgé de quatorze ans, décide de suivre son maître dans la capitale prussienne. Ce départ constitue une rupture radicale. Quitter sa famille, son milieu protecteur, pour s’aventurer dans la grande ville où il ne connaît personne témoigne d’une détermination exceptionnelle chez un adolescent.
Le voyage lui-même symbolise le passage entre deux mondes. Moses franchit à pied les quelque cent cinquante kilomètres séparant Dessau de Berlin. À la porte de Rosenthaler, unique accès autorisé aux juifs, il doit payer la taxe corporelle (Leibzoll) imposée aux juifs et au bétail. Cette humiliation marque son entrée dans une ville où il demeurera toujours juridiquement précaire malgré sa future célébrité.
Berlin compte alors environ cent mille habitants, dont environ deux mille juifs. La capitale prussienne connaît sous Frédéric II un essor culturel remarquable. Voltaire y séjourne comme invité du roi philosophe. L’Académie royale des sciences rayonne dans toute l’Europe. Mais cette effervescence intellectuelle se déploie dans une société rigidement hiérarchisée où les juifs n’ont pas leur place.
Autodidaxie et ascension intellectuelle
Années de formation solitaire et laborieuse
Entre 1743 et 1750, Moses survit à Berlin dans des conditions difficiles. Il loge initialement chez Fränkel, poursuivant l’étude du Talmud tout en s’initiant secrètement à d’autres disciplines. Un médecin juif, Abraham Kisch, lui enseigne le latin, clé d’accès aux textes philosophiques modernes. Moses apprend aussi l’allemand, le français, l’anglais, dépassant le yiddish maternel pour accéder à la culture européenne.
Cette formation autodidacte exige des efforts surhumains. Moses doit gagner sa vie comme précepteur dans des familles juives aisées, emploi précaire et mal rémunéré. La pauvreté matérielle s’accompagne d’un isolement social : ni vraiment intégré à la communauté juive traditionnelle qu’il dépasse intellectuellement, ni accepté dans la société chrétienne qui lui reste fermée.
Malgré ces obstacles, Moses dévore méthodiquement la philosophie moderne. Il lit Descartes, Spinoza, Leibniz, Wolff. Les mathématiques l’attirent particulièrement par leur rigueur démonstrative. Il étudie Euclide, Newton, les traités d’algèbre et de géométrie. Cette immersion solitaire dans la pensée rationnelle forge un esprit d’une clarté et d’une précision exceptionnelles.
Rencontre avec Lessing : naissance d’une amitié philosophique
En 1754, Moses fait la connaissance de Gotthold Ephraim Lessing, dramaturge et critique alors âgé de vingt-cinq ans. Cette rencontre, facilitée par des connaissances communes, marque le début d’une amitié profonde qui durera jusqu’à la mort de Lessing en 1781. L’amitié entre le chrétien célèbre et le juif marginalisé incarne l’idéal des Lumières : la raison et la vertu transcendent les barrières confessionnelles.
Lessing reconnaît immédiatement la valeur intellectuelle de Mendelssohn. Il l’introduit dans les cercles éclairés berlinois, où se retrouvent écrivains, philosophes, savants. Pour Moses, cette intégration représente une double victoire : reconnaissance de ses capacités et confirmation que l’universalisme des Lumières peut dépasser les préjugés antijuifs.
Les deux hommes collaborent à divers projets littéraires et philosophiques. Leur correspondance révèle une complicité intellectuelle rare, fondée sur le respect mutuel et la stimulation réciproque. Lessing immortalisera cette amitié dans sa pièce Nathan le Sage (1779), où le personnage éponyme s’inspire largement de Mendelssohn, incarnant la sagesse juive réconciliée avec l’humanisme universel.
Stabilité professionnelle et mariage
En 1754, Mendelssohn obtient un emploi stable comme comptable chez Isaac Bernhard, riche fabricant de soie. Cette sécurité matérielle, modeste mais réelle, lui permet de consacrer ses loisirs à l’étude et à l’écriture. En 1761, Bernhard le nomme associé, assurant définitivement sa subsistance. Cette promotion témoigne de la confiance inspirée par Mendelssohn, dont l’honnêteté et la compétence compensent le handicap social de sa condition juive.
La même année 1762, Moses épouse Fromet Gugenheim, jeune femme issue d’une famille juive de Hambourg. Le mariage, arrangé selon les coutumes traditionnelles, se révèle heureux. Fromet, peu cultivée mais intelligente et dévouée, gère le foyer et élève les six enfants du couple. Elle accepte sans ressentiment les absences intellectuelles de son mari, absorbé par ses travaux philosophiques.
Cette double stabilité — professionnelle et familiale — libère l’énergie créatrice de Mendelssohn. Désormais, il peut se consacrer pleinement à la philosophie sans craindre la misère. Les années 1760 verront l’éclosion de son œuvre majeure et sa reconnaissance comme philosophe de premier plan.
Émergence comme philosophe des Lumières
Premiers écrits philosophiques et esthétiques
Dès les années 1750, Mendelssohn publie des articles dans diverses revues savantes. Ses premiers textes portent sur l’esthétique, discipline alors en plein essor. Il s’inspire de la tradition leibnizienne et wolffienne, tentant de systématiser les principes du beau et de l’art. Ces écrits manifestent une clarté d’exposition remarquable, qualité qui deviendra sa signature philosophique.
En 1755, il publie anonymement Dialogues philosophiques, où il défend Leibniz contre certaines critiques. L’ouvrage révèle sa maîtrise de la méthode dialectique et son souci pédagogique : rendre la philosophie accessible sans la simplifier. Cette volonté de vulgarisation distingue Mendelssohn des philosophes académiques germaniques, souvent obscurs et jargonnants.
Avec Lessing et le libraire Friedrich Nicolai, Mendelssohn fonde en 1759 la revue Bibliothèque des belles lettres et des arts libéraux, tribune importante des Lumières allemandes. Il y publie des recensions critiques, des essais philosophiques, contribuant à diffuser les idées nouvelles. Cette activité journalistique établit sa réputation d’esprit éclairé et pénétrant.
Triomphe à l’Académie de Berlin
En 1763, l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Berlin lance un concours sur la question : « Les vérités métaphysiques sont-elles susceptibles de la même évidence que les vérités mathématiques ? » Mendelssohn soumet un mémoire où il distingue soigneusement entre certitude et évidence, montrant que la métaphysique peut atteindre la certitude par des voies différentes de celles des mathématiques.
Le jury, présidé par le philosophe Johann Georg Sulzer, décerne à Mendelssohn le premier prix. Kant, qui avait également concouru, obtient un simple accessit. Cette victoire consacre publiquement Mendelssohn comme philosophe légitime. Un juif sans formation universitaire, autodidacte, surpasse les professeurs patentés sur leur propre terrain.
Le retentissement dépasse les cercles savants. Dans toute l’Allemagne cultivée, on s’étonne et on admire. Pour la communauté juive, cette reconnaissance constitue un événement sans précédent : l’un des leurs accède au panthéon intellectuel européen. Mendelssohn devient symbole des capacités juives, preuve vivante que l’infériorité civile ne reflète aucune infériorité naturelle.
Phédon : immortalité et renommée
En 1767, Mendelssohn publie son œuvre la plus célèbre, Phédon ou De l’immortalité de l’âme. Reprenant le dialogue platonicien où Socrate, avant de mourir, démontre l’immortalité de l’âme, Mendelssohn transpose l’argumentation dans le cadre de la métaphysique leibnizienne. Il développe des preuves rationnelles de la survie de l’âme après la mort du corps.
L’ouvrage connaît un succès immédiat et durable. Rédigé dans un allemand limpide, accessible aux lecteurs cultivés sans formation philosophique spécialisée, le Phédon répond aux angoisses existentielles de l’époque. Face au matérialisme croissant et au scepticisme, Mendelssohn offre une défense rationnelle de l’espérance religieuse fondamentale.
On surnomme Mendelssohn le « Socrate allemand » ou le « Platon juif ». Le livre est traduit dans toutes les langues européennes, lu dans les salons, discuté dans les universités. Pendant plusieurs décennies, il constitue le texte de référence sur l’immortalité de l’âme. Cette gloire littéraire dépasse largement le succès académique du mémoire de 1763.
Combat pour la tolérance et l’émancipation
L’affaire Lavater : défense publique du judaïsme
En 1769, Johann Caspar Lavater, pasteur suisse et physiognomoniste célèbre, publie un ouvrage dédicacé à Mendelssohn le mettant au défi : ou bien réfuter les preuves du christianisme exposées dans le livre, ou bien se convertir par honnêteté intellectuelle. Cette provocation publique place Mendelssohn dans une position intenable. Répondre risque d’offenser les chrétiens ; se taire équivaut à capituler.
Après mûre réflexion, Mendelssohn rédige une réponse mesurée mais ferme. Il explique que la tolérance exige de ne pas contraindre les consciences, même par l’argumentation publique. Chaque religion possède ses vérités propres ; le christianisme convient aux chrétiens, le judaïsme aux juifs. Il refuse poliment de polémiquer sur la supériorité respective des religions révélées.
Cette affaire, pénible pour Mendelssohn, a néanmoins un effet positif : elle le contraint à défendre publiquement le judaïsme. Jusqu’alors, il avait soigneusement évité d’apparaître comme porte-parole de sa communauté, craignant de compromettre son intégration intellectuelle. Désormais, il assume pleinement sa double identité de philosophe universel et de juif fidèle.
Jérusalem : théorie politique de la tolérance religieuse
En 1783, Mendelssohn publie Jérusalem ou Pouvoir religieux et judaïsme, son œuvre majeure de philosophie politique. Le contexte immédiat est une polémique sur les rapports entre État et religion, mais Mendelssohn en profite pour exposer systématiquement sa théorie de la tolérance et sa compréhension du judaïsme.
La thèse centrale affirme la séparation radicale entre sphère civile et sphère religieuse. L’État possède le droit de contraindre les actions extérieures pour assurer l’ordre public, mais n’a aucune légitimité pour imposer des croyances. La conscience demeure inviolable. Inversement, les institutions religieuses ne doivent disposer d’aucun pouvoir coercitif ; elles persuadent, instruisent, mais ne punissent pas.
Cette séparation implique l’émancipation civile des juifs. Si l’État ne peut exiger une confession particulière, il ne peut discriminer les citoyens selon leur religion. Les juifs doivent jouir des mêmes droits que les chrétiens, accéder aux mêmes professions, participer pleinement à la vie civique. Réciproquement, ils doivent obéir aux lois civiles comme tous les citoyens.
Spécificité du judaïsme et loi révélée
La deuxième partie de Jérusalem aborde directement le judaïsme. Mendelssohn y développe une interprétation originale. Le judaïsme, selon lui, ne constitue pas une religion dogmatique imposant des vérités révélées inaccessibles à la raison. Les vérités rationnelles fondamentales — existence de Dieu, providence, immortalité de l’âme — sont accessibles à toute raison humaine.
Ce qui distingue le judaïsme, c’est la législation révélée : les 613 commandements (mitzvot) de la Torah. Cette loi divine régit la vie concrète des juifs, sanctifiant le quotidien par l’observance rituelle. Mais elle ne s’impose qu’aux descendants d’Israël, liés par l’alliance sinaïtique. Les non-juifs peuvent atteindre la perfection morale et le salut sans observer ces commandements spécifiques.
Cette théorie permet à Mendelssohn de concilier universalisme rationnel et particularisme juif. Comme homme et philosophe, il partage avec tous les êtres raisonnables les vérités universelles. Comme juif, il observe une loi particulière qui n’invalide ni ne contredit ces vérités universelles. Le judaïsme apparaît ainsi comme une voie spécifique vers des fins universelles.
Œuvre de traduction et renouveau culturel juif
Traduction de la Torah : acculturation et fidélité
À partir de 1780, Mendelssohn entreprend un projet monumental : traduire le Pentateuque en allemand avec un commentaire hébraïque (le Biur). Cette entreprise vise à faciliter l’apprentissage de l’allemand standard par les juifs germanophones, habitués au yiddish. Maîtriser la langue cultivée permettra aux juifs d’accéder à la culture européenne moderne tout en demeurant fidèles à leur héritage.
La traduction elle-même représente un tour de force. Mendelssohn s’efforce de rendre fidèlement l’hébreu biblique dans un allemand élégant et précis. Il utilise les caractères hébraïques pour transcrire le texte allemand, facilitant la lecture pour un public habitué à l’alphabet hébraïque. Cette solution ingénieuse permet une transition progressive vers la langue allemande sans rupture brutale.
Le commentaire hébraïque, rédigé en collaboration avec plusieurs érudits juifs, intègre la tradition exégétique classique (commentateurs médiévaux comme Rachi ou Ibn Ezra) tout en l’éclairant par la raison moderne. Mendelssohn refuse les interprétations kabbalistiques fantaisistes, privilégiant le sens littéral rationnel. Cette herméneutique concilie respect de la tradition et exigence critique.
Controverse au sein de la communauté juive
La traduction suscite une opposition féroce parmi les rabbins traditionalistes. Ils y voient un danger mortel pour l’identité juive. Faciliter l’accès à la culture allemande conduira inévitablement à l’assimilation et à l’abandon de l’observance. Certains vont jusqu’à interdire la lecture de la traduction, la qualifiant d’œuvre impie.
Mendelssohn réplique que l’isolement culturel condamne les juifs à la marginalité perpétuelle. Seule une communauté cultivée, maîtrisant les savoirs modernes, pourra négocier son émancipation civile et démontrer aux Européens que les juifs peuvent devenir des citoyens productifs. L’acculturation ne signifie pas apostasie ; on peut s’intégrer civilement sans renier sa foi.
Cette controverse révèle les tensions inhérentes au projet mendelssohnien. Jusqu’où peut-on moderniser le judaïsme sans le dissoudre ? L’émancipation civile est-elle compatible avec le maintien de l’observance traditionnelle ? Ces questions hanteront les générations suivantes, déchirées entre les pôles de l’assimilation et de l’orthodoxie intransigeante.
Inspiration de la Haskala
Malgré les résistances, la traduction connaît une diffusion considérable. Une génération de jeunes juifs l’utilise pour apprendre simultanément la Bible et l’allemand. Ce public forme le noyau de la Haskala (Lumières juives), mouvement de modernisation culturelle du judaïsme qui se développe dans toute l’Europe orientale au XIXᵉ siècle.
Les maskilim (partisans de la Haskala) se réclament explicitement de Mendelssohn. Ils promeuvent l’éducation séculière, l’apprentissage des langues vernaculaires, la réforme des institutions communautaires. Certains vont plus loin que Mendelssohn, proposant des modifications substantielles du rituel et de l’observance. Le judaïsme réformé du XIXᵉ siècle plonge ses racines dans l’œuvre mendelssohnienne, bien que dépassant souvent ses intentions.
Cette postérité pose la question de la responsabilité intellectuelle. Mendelssohn souhaitait concilier fidélité et modernité ; ses héritiers penchèrent souvent vers une modernisation radicale sacrifiant l’observance traditionnelle. Le philosophe lui-même, restant personnellement scrupuleux dans sa pratique religieuse, n’avait certainement pas envisagé de telles évolutions.
Dernières années et controverses
Santé fragile et labeurs incessants
À partir des années 1770, la santé de Mendelssohn décline progressivement. Une constitution fragile, des nerfs sensibles, des maux de tête chroniques limitent sa capacité de travail. Les médecins lui conseillent le repos, qu’il s’accorde rarement. L’homme qui a dû conquérir chaque parcelle de reconnaissance par un labeur surhumain ne sait pas ralentir.
Malgré ces souffrances physiques, Mendelssohn continue de produire. Outre ses œuvres philosophiques majeures, il rédige des recensions, participe à des controverses, entretient une vaste correspondance avec les savants européens. Il s’implique aussi dans les affaires communautaires juives, intervenant auprès des autorités pour défendre les droits de ses coreligionnaires.
Cette activité épuisante reflète le sentiment d’une mission inachevée. Mendelssohn porte sur ses épaules le double fardeau du philosophe et du défenseur de son peuple. Chaque attaque contre les juifs le touche personnellement ; chaque progrès vers la tolérance le réjouit comme une victoire de la raison.
La querelle du spinozisme
En 1783, Friedrich Heinrich Jacobi révèle publiquement que Lessing, décédé en 1781, lui aurait confié peu avant sa mort adhérer au spinozisme — doctrine alors synonyme d’athéisme. Cette révélation scandaleuse vise implicitement Mendelssohn, ami intime de Lessing et défenseur de la religion rationnelle. Si même Lessing aboutissait au spinozisme, toute la philosophie des Lumières ne serait-elle pas un chemin vers l’irréligion ?
Mendelssohn, profondément blessé, entreprend de défendre la mémoire de son ami. Il rédige Les Heures matinales, dialogue philosophique où il réfute le spinozisme et défend un théisme rationnel. L’ouvrage, achevé dans des conditions de santé déplorables, paraît en 1785. Il constitue le testament philosophique de Mendelssohn, ultime défense de la compatibilité entre raison et foi.
La controverse l’épuise nerveusement et physiquement. Ses amis le supplient d’abandonner une polémique stérile, mais Mendelssohn ne peut laisser sans réponse ce qui lui apparaît comme une mise en cause de toute son œuvre. L’honneur de Lessing, la défense du théisme rationnel, la réputation de la philosophie éclairée : autant d’enjeux qui le contraignent à persévérer.
Mort et hommages
Le 4 janvier 1786, alors qu’il porte un manuscrit à son éditeur par un froid glacial, Mendelssohn prend froid. Sa santé, déjà précaire, s’effondre rapidement. Il meurt le 4 janvier 1786, quelques jours après avoir contracté cette maladie fatale. Il n’a que cinquante-six ans, usé par une vie de combats intellectuels incessants.
Sa mort provoque une émotion considérable dans toute l’Allemagne cultivée. Des hommages affluent de toute l’Europe. Kant, qui l’avait battu en 1763 mais respectait profondément, salue sa mémoire. Les gazettes multiplient les éloges du « Socrate allemand ». Pour une fois, un juif reçoit des honneurs réservés habituellement aux seuls chrétiens.
Les obsèques, organisées selon le rite juif, attirent une foule nombreuse où se mêlent juifs et chrétiens. Ce dernier hommage symbolise l’idéal mendelssohnien : le respect mutuel entre communautés religieuses distinctes, unies par leur commune humanité. Mendelssohn est enterré au cimetière juif de Berlin, où sa tombe deviendra lieu de pèlerinage pour les générations suivantes.
Héritage philosophique et historique
Influence immédiate et déclin relatif
Dans les décennies suivant sa mort, la réputation philosophique de Mendelssohn décline progressivement. La révolution kantienne en métaphysique rend obsolète la philosophie leibnizienne-wolffienne que défendait Mendelssohn. Le Phédon, jadis célébré, apparaît comme une œuvre datée, dépassée par la critique kantienne de la métaphysique dogmatique.
L’idéalisme allemand — Fichte, Schelling, Hegel — construit un nouveau paysage philosophique où Mendelssohn ne trouve plus sa place. Sa clarté d’exposition, jadis admirée, semble superficielle face aux profondeurs obscures de la dialectique hégélienne. Sa philosophie populaire cède la place à une philosophie académique systématique et ésotérique.
Cette éclipse relative masque néanmoins une influence plus diffuse. Les idées de tolérance et de séparation entre État et religion, défendues dans Jérusalem, continuent d’irriguer la pensée politique libérale. La possibilité même d’une pensée juive moderne, articulant tradition et modernité, reste tributaire de l’exemple mendelssohnien.
Émancipation juive : réalisation et limites
Le combat de Mendelssohn pour l’émancipation civile des juifs porte des fruits progressifs. En 1812, l’édit de Prusse accorde aux juifs la citoyenneté et l’égalité juridique. Au cours du XIXᵉ siècle, la plupart des États européens suivent, abolissant les discriminations légales contre les juifs. Cette émancipation réalise partiellement le rêve mendelssohnien d’une intégration civile sans apostasie.
Cependant, les espoirs de Mendelssohn se heurtent à des réalités complexes. L’émancipation légale ne supprime pas l’antisémitisme social et culturel. De nouveaux préjugés raciaux remplacent les anciens préjugés religieux. Beaucoup de juifs répondent à cette hostilité persistante par l’assimilation complète, abandonnant non seulement l’observance religieuse mais parfois l’identité juive elle-même.
Les propres descendants de Mendelssohn illustrent cette trajectoire ambiguë. Sa fille Dorothea se convertit au catholicisme ; son petit-fils, le compositeur Felix Mendelssohn-Bartholdy, est baptisé dans l’enfance. Ces conversions, impensables pour Moses lui-même, révèlent les tensions insolubles de sa tentative de synthèse.
La Haskala et le judaïsme moderne
L’influence la plus durable de Mendelssohn se manifeste dans la Haskala, mouvement des Lumières juives qui transforme le judaïsme d’Europe orientale au XIXᵉ siècle. Les maskilim reprennent le programme mendelssohnien d’éducation séculière, d’acculturation linguistique, de rationalisation de la foi. Ils créent des écoles modernes, publient des journaux en hébreu et dans les langues vernaculaires, traduisent les classiques européens.
Ce mouvement engendre les diverses branches du judaïsme moderne. Le judaïsme réformé, né en Allemagne au début du XIXᵉ siècle, radicalise la rationalisation en modifiant substantiellement le rituel traditionnel. Le judaïsme conservateur cherche une voie médiane, respectant la tradition tout en l’adaptant. Même l’orthodoxie moderne, en adoptant l’éducation séculière parallèlement à l’étude talmudique, reste redevable au modèle mendelssohnien.
Paradoxalement, le sionisme politique du XXᵉ siècle représente aussi un héritage mendelssohnien, bien qu’indirect. En affirmant la possibilité d’une identité juive sécularisée, fondée sur la culture et la langue plutôt que sur la religion, les sionistes prolongent la dissociation mendelssohnienne entre particularisme juif et foi traditionnelle.
Actualité philosophique et politique
La pensée de Mendelssohn conserve une pertinence remarquable pour les débats contemporains sur pluralisme religieux et laïcité. Sa défense de la séparation entre État et religion, formulée deux siècles avant Vatican II, anticipe les théories modernes de la neutralité libérale. L’idée qu’un État démocratique ne doit ni imposer ni privilégier une confession particulière constitue aujourd’hui un principe largement accepté.
Sa tentative de concilier identité particulière et participation à la culture universelle résonne dans les sociétés multiculturelles contemporaines. Comment maintenir des différences culturelles et religieuses tout en partageant une citoyenneté commune ? Comment respecter la diversité sans fragmenter la communauté politique ? Ces questions, que Mendelssohn affronta dans le contexte de l’Ancien Régime finissant, demeurent centrales.
La philosophie politique contemporaine redécouvre Mendelssohn. Des penseurs comme Michael Walzer ou Charles Taylor reconnaissent sa contribution à la théorie du pluralisme. Son modèle d’un particularisme compatible avec l’universalisme offre une alternative aux visions assimilationnistes ou communautaristes, permettant de penser l’unité dans la diversité.
Une vie entre deux mondes
Moses Mendelssohn incarne les tensions et les promesses de la modernité juive. Enraciné dans la tradition talmudique, il s’ouvre à la philosophie européenne sans renier ses origines. Philosophe respecté dans les salons berlinois, il demeure légalement un juif toléré, juridiquement inférieur. Cette position intermédiaire, inconfortable mais créatrice, lui permet de penser l’articulation entre particularisme et universalisme.
Son œuvre philosophique, modeste en ambition spéculative, brille par sa clarté pédagogique et son engagement pratique. Mendelssohn n’a jamais prétendu révolutionner la métaphysique ; il souhaitait rendre la philosophie accessible, utile, capable d’orienter l’existence. Cette philosophie populaire, dédaignée par les académiques du XIXᵉ siècle, retrouve aujourd’hui une actualité face au cloisonnement excessif de la recherche universitaire.
Son combat pour la tolérance et l’émancipation, inachevé de son vivant, inspire encore. Dans un monde où persistent discriminations et fanatismes, l’idéal mendelssohnien d’un dialogue respectueux entre traditions religieuses distinctes conserve toute sa force. La conviction que raison et foi, correctement comprises, ne peuvent se contredire offre une voie médiane entre fondamentalisme et sécularisme militant.
La tragédie de sa postérité — l’assimilation de nombreux descendants, l’échec partiel de la synthèse espérée — ne diminue pas la grandeur de sa tentative. Mendelssohn démontra qu’un juif pouvait être philosophe, qu’un philosophe pouvait rester juif. Cette démonstration existentielle, plus encore que ses livres, constitue son legs le plus précieux : la possibilité même d’une modernité juive assumant pleinement sa double appartenance.