Martin Heidegger naît le 26 septembre 1889 à Meßkirch, petit bourg du Bade-Wurtemberg marqué par la tradition catholique et artisanale. Son père, Friedrich Heidegger, est tonnelier et sacristain, figure respectée de cette communauté rurale qui vit encore au rythme des saisons et des fêtes liturgiques. Sa mère, Johanna Kempf, appartient à une famille paysanne profondément enracinée dans cette terre souabe. Cette origine terrienne, qu’il revendique toute sa vie, forge sa sensibilité à l’habiter authentique et sa méfiance envers la modernité technique déracinée.
Élève brillant mais d’origine modeste, il doit sa formation intellectuelle à la générosité de Conrad Gröber, futur archevêque de Fribourg, qui finance ses études secondaires au lycée épiscopal de Constance puis de Fribourg. Cette dette envers l’Église catholique marque profondément ses premières années : destiné à la prêtrise, il découvre la scolastique thomiste et la philosophie médiévale qui nourrissent durablement sa réflexion sur l’être et le temps.
Séminariste à Fribourg à partir de 1909, il s’oriente rapidement vers la philosophie plutôt que vers la théologie. Sa lecture de la dissertation de Franz Brentano « De la signification multiple de l’étant selon Aristote » (1862) éveille sa question fondamentale : que signifie l’être ? Cette interrogation, qui traverse toute son œuvre, trouve son origine dans cette méditation juvénile sur l’équivocité de l’être aristotélicien et la nécessité de retrouver le sens originel de cette notion.
Ses études de philosophie à l’université de Fribourg (1909-1915) le mettent en contact avec le néokantisme et la phénoménologie naissante d’Edmund Husserl. Sa thèse de doctorat sur « La doctrine du jugement dans le psychologisme » (1913) et son habilitation sur « La doctrine des catégories et de la signification chez Duns Scot » (1915) révèlent un jeune penseur déjà capable de questionner les fondements de la logique traditionnelle.
La Première Guerre mondiale, qu’il traverse comme météorologiste militaire, confronte sa génération à l’effondrement des certitudes bourgeoises et révèle la fragilité de la civilisation européenne. Cette expérience de la finitude radicale nourrit sa philosophie existentiale et sa critique de l’optimisme progressiste des Lumières. Sa correspondance avec sa future épouse Elfride Petri témoigne de cette maturation accélérée par l’épreuve historique.
Privatdocent à Fribourg sous la direction d’Husserl à partir de 1919, Heidegger développe une phénoménologie radicalisée qui questionne les présupposés théoriques de son maître. Ses cours de cette période, récemment publiés, révèlent un penseur révolutionnaire qui déconstruit l’attitude théorique pour retrouver l’expérience originaire de la vie (Leben). Cette « herméneutique de la facticité » préfigure l’analytique existentiale d’Être et Temps.
Nommé professeur extraordinaire à Marbourg en 1923, il y côtoie Rudolf Bultmann et développe son dialogue fécond avec la théologie protestante. Ses cours sur Aristote, saint Paul et saint Augustin révèlent un exégète génial qui retrouve dans les textes anciens des possibilités philosophiques occultées par la tradition métaphysique. Cette période marbourgoise voit naître Être et Temps, œuvre qui révolutionne la philosophie du XXe siècle.
Sein und Zeit (1927), publié dans l’Annuaire de philosophie et de recherche phénoménologique d’Husserl, bouleverse la tradition philosophique occidentale en posant la question de l’être à partir de l’analyse de l’existence humaine (Dasein). Cette analytique existentiale révèle que l’homme est l’étant pour qui l’être fait question, être-jeté dans un monde qu’il n’a pas choisi mais qu’il doit assumer par ses projets. Cette finitude constitutive, loin d’être limitation, ouvre à l’authenticité par l’assomption résolue de sa temporalité.
Sa nomination à la succession d’Husserl à Fribourg en 1928 consacre sa position dominante dans la philosophie allemande. Mais sa pensée connaît un « tournant » (Kehre) vers 1930 qui l’éloigne de l’analytique existentiale pour se concentrer sur l’histoire de l’être et la critique de la métaphysique occidentale. Cette évolution, amorcée dès Être et Temps, s’épanouit dans ses conférences sur l’art, la technique et le langage.
Son rectorat de l’université de Fribourg (1933-1934) et son adhésion au parti nazi constituent l’épisode le plus sombre et controversé de sa biographie. Son « Discours de rectorat » sur « L’auto-affirmation de l’université allemande » révèle un intellectuel fasciné par la « révolution » nationale-socialiste qu’il interprète comme réveil spirituel de l’Allemagne. Cette compromission politique, qu’il minimise après-guerre sans jamais la condamner clairement, entache durablement sa réputation morale.
Démissionnaire du rectorat dès 1934, déçu par la médiocrité du mouvement nazi, Heidegger se réfugie dans la pensée pure et développe sa critique de la technique moderne. Ses cours sur Hölderlin (1934-1944) proposent une alternative poétique à la rationalité calculante qui domine l’époque moderne. Le poète devient le médiateur privilégié entre les dieux en fuite et les mortels, gardien de la parole authentique dans l’époque de la détresse.
Sa conférence « L’Origine de l’œuvre d’art » (1935-1936) révolutionne l’esthétique en montrant que l’œuvre authentique instaure un monde tout en révélant la terre qui le porte. Cette pensée de l’art comme dévoilement de la vérité (aléthéia) influence durablement l’esthétique contemporaine et inspire de nombreux artistes et critiques d’art.
Interdit d’enseignement par les autorités d’occupation (1945-1951) en raison de ses compromissions nazies, Heidegger développe dans la retraite forcée sa pensée tardive centrée sur le langage et l’habiter. Sa « Lettre sur l’humanisme » (1946), réponse à Jean Beaufret, critique l’humanisme traditionnel et le marxisme comme prolongements de la métaphysique de la subjectivité. Cette œuvre influence profondément la pensée française de Sartre à Derrida.
Ses essais sur la technique, notamment « La Question de la technique » (1954), analysent l’essence de la technique moderne comme « arraisonnement » (Gestell) qui réduit la nature et l’homme à un fonds disponible pour l’exploitation. Cette critique prophétique de la société industrielle anticipe les préoccupations écologiques contemporaines et inspire de nombreuses réflexions sur les rapports entre homme et nature.
Sa pensée tardive développe une méditation poétique sur l’habiter authentique, inspirée par ses séjours dans sa hutte de la Forêt-Noire où il compose la plupart de ses œuvres majeures. Cette « pensée de l’être » (Seinsdenken) abandonne l’argumentation systématique pour un style aphoristique et méditatif qui épouse les rythmes de la nature et de la temporalité originaire.
Il meurt le 26 mai 1976 à Fribourg, léguant une œuvre immense (plus de cent volumes dans l’édition intégrale) qui transforme radicalement la philosophie contemporaine. Ses obsèques, célébrées selon ses vœux dans la simplicité paysanne de Meßkirch, symbolisent son idéal d’enracinement authentique face au déracinement moderne.
Son influence sur la pensée contemporaine dépasse largement la philosophie pour irriguer théologie, psychanalyse, littérature, architecture et écologie. Malgré les controverses sur ses engagements politiques, Heidegger demeure une référence incontournable pour quiconque s’interroge sur l’être, le temps et la condition de l’homme moderne.
Heidegger incarne le penseur de la finitude et de l’authenticité, celui qui révèle l’oubli de l’être dans la civilisation technique et ouvre des chemins vers un habiter plus originel. Son génie réside dans sa capacité à questionner radicalement les évidences de la tradition métaphysique occidentale pour retrouver l’étonnement philosophique primordial.