INFOS-CLÉS | |
|---|---|
| Nom d’origine | מרטין בובר (hébreu), מארטין בובער (yiddish) |
| Origine | Empire austro-hongrois (Vienne), Galicie, puis Palestine mandataire et Israël |
| Importance | ★★★★ |
| Courants | Existentialisme, philosophie du dialogue, pensée juive contemporaine |
| Thèmes | Dialogue Je-Tu, rencontre intersubjective, hassidisme, traduction biblique, sionisme culturel |
Martin Buber compte parmi les penseurs juifs les plus influents du vingtième siècle, connu pour avoir placé la relation dialogique au cœur de l’expérience humaine et religieuse.
En raccourci
Philosophe austro-israélien, Martin Buber grandit à Lemberg, capitale de la Galicie, auprès de son grand-père Salomon, éminent spécialiste du Midrash. Cette formation précoce dans un environnement juif traditionnel le met en contact avec le hassidisme, mouvement mystique qui marquera profondément sa pensée._
Après des études de philosophie à Vienne, Leipzig et Berlin, il s’engage dans le mouvement sioniste tout en développant une vision culturelle plutôt que politique. En 1923, il publie Je et Tu (Ich und Du), œuvre fondatrice qui distingue deux modes de relation au monde : la relation Je-Tu, fondée sur la réciprocité et la rencontre authentique, et la relation Je-Cela, qui traite l’autre en tant qu’objet._
Avec Franz Rosenzweig, il entreprend dès 1925 une traduction de la Bible hébraïque en allemand, cherchant à retrouver l’oralité et la puissance du texte original. Professeur à Francfort jusqu’en 1933, il organise ensuite la résistance spirituelle juive face au nazisme avant d’émigrer en Palestine en 1938._
À Jérusalem, il devient professeur de sociologie à l’Université hébraïque et plaide inlassablement pour un dialogue judéo-arabe et un État binational. Sa philosophie du dialogue influence durablement l’existentialisme, la théologie et les sciences humaines._
Enfance galicienne et formation juive traditionnelle
Vienne et le déracinement précoce
Mordechai Martin Buber naît le 8 février 1878 à Vienne, dans une famille juive aisée. Son père, Carl Buber, gère des propriétés agricoles, tandis que sa mère, Elise Wurgast, disparaît brutalement de sa vie lorsqu’il a trois ans. Le divorce de ses parents et le départ de sa mère constituent un traumatisme fondateur dont Buber gardera la trace tout au long de son existence. Des décennies plus tard, il qualifiera leurs retrouvailles d’« absence de rencontre », concept qui préfigurera sa réflexion sur l’authenticité du dialogue.
Lemberg, capitale intellectuelle de la Galicie
Confié à ses grands-parents paternels, le jeune Martin passe son enfance et son adolescence à Lemberg (aujourd’hui Lviv, en Ukraine), alors capitale de la Galicie austro-hongroise. Son grand-père, Salomon Buber (1827–1906), figure éminente du judaïsme galicien, consacre sa vie à l’édition critique des textes du Midrash, commentaires rabbiniques sur la Bible. Homme d’affaires prospère et érudit respecté, Salomon Buber incarne la synthèse réussie entre tradition juive et culture européenne moderne.
Dans cette demeure cosmopolite, le jeune Martin apprend simultanément l’hébreu, le yiddish, l’allemand et le polonais. Sa grand-mère Adele, femme cultivée ayant défié les conventions en s’instruisant elle-même, veille à son éducation littéraire en allemand. Cette immersion plurilingue façonne chez Buber une sensibilité particulière au pouvoir des mots et à l’authenticité du langage.
Découverte du hassidisme
Lemberg offre au jeune Buber un contact direct avec les communautés hassidiques de Galicie. Le hassidisme, mouvement de renouveau mystique apparu au dix-huitième siècle en Europe orientale, met l’accent sur la joie, la prière extatique et la relation personnelle à Dieu plutôt que sur l’étude talmudique érudite. Buber observe ces communautés avec fascination, impressionné par leur ferveur religieuse et leur pratique du dialogue authentique entre maître (tsaddik) et disciple.
À quatorze ans, il rejoint son père remarié dans sa propriété en Bucovine. Ces étés passés au domaine paternel lui enseignent une autre forme de relation : celle, immédiate et sans médiation, avec les chevaux et la nature. Son père lui transmet l’art de la présence directe, cette capacité à être pleinement avec l’autre sans objectif instrumental.
Parcours universitaire et éveil intellectuel
Études philosophiques et rencontres déterminantes
À partir de 1896, Buber entame des études de philosophie à l’université de Vienne, puis poursuit à Leipzig, Zurich et Berlin. Il suit les cours de Wilhelm Dilthey, penseur de l’herméneutique et des sciences de l’esprit, et de Georg Simmel, sociologue et philosophe attentif aux formes de la vie sociale. Ces maîtres lui transmettent l’importance de l’expérience vécue contre les abstractions conceptuelles.
Durant ces années estudiantines, Buber s’intéresse à la mystique allemande, notamment Nicolas de Cuse et Jakob Böhme. Sa thèse de doctorat, soutenue en 1904 à l’université de Vienne, porte précisément sur « L’histoire du principe d’individuation chez Nicolas de Cuse et Jakob Böhme ». Cette recherche reste inédite, mais elle témoigne de son intérêt précoce pour les penseurs qui ont tenté d’articuler unité et pluralité, absolu et individuel.
Mariage et engagement sioniste
En 1899, Buber épouse Paula Winkler (1877–1958), écrivaine allemande non juive qui se convertit au judaïsme. Paula devient sa collaboratrice intellectuelle et publie sous le pseudonyme de Georg Munk. Le couple aura deux enfants, Rafael (1900) et Eva (1901), et élèvera plus tard leurs petites-filles Barbara et Judith.
Dès 1898, Buber découvre le sionisme naissant et rejoint le mouvement de Theodor Herzl. Il participe au troisième Congrès sioniste en 1899, où il plaide pour que l’éducation prime sur la propagande politique. En 1901, il fonde avec d’autres intellectuels le Jüdischer Verlag, maison d’édition destinée à promouvoir la culture juive.
Nommé rédacteur en chef de Die Welt, organe central du mouvement sioniste, en 1901-1902, Buber se heurte rapidement à Herzl. Là où le fondateur du sionisme politique privilégie la diplomatie internationale et la création d’un État juif, Buber défend un sionisme culturel : régénération spirituelle du peuple juif, renaissance de la langue hébraïque, développement d’une culture juive moderne. Ces divergences conduisent Buber à se retirer des instances sionistes officielles après le tumultueux Congrès de 1903.
Redécouverte du hassidisme et retrait studieux
Plongée dans les sources mystiques
Entre 1904 et 1914, Buber se consacre intensément à l’étude du hassidisme. Il collecte, traduit et interprète les récits hassidiques, donnant à ce mouvement longtemps méprisé par les juifs modernistes une dignité philosophique. Ses Légendes du Baal Shem Tov (1908) et ses Contes de Rabbi Nahman (1906) rencontrent un succès considérable et font découvrir au monde germanophone la richesse spirituelle de ce judaïsme oriental.
Pour Buber, le hassidisme offre un modèle de vie sanctifiée : chaque acte quotidien peut devenir rencontre avec le divin, chaque relation humaine peut être habitée par la présence sacrée. Le tsaddik hassidique n’est pas un ascète retiré du monde, mais un homme qui vit pleinement tout en maintenant une relation constante avec Dieu. Cette conception influence profondément la future philosophie bubérienne du dialogue.
Années de Heppenheim et maturation intellectuelle
En 1916, la famille Buber s’installe à Heppenheim, petite ville de Hesse, où ils résident jusqu’en 1938. Ces années de relative retraite permettent à Buber d’approfondir sa réflexion philosophique. Il lit abondamment, s’intéresse aux mystiques de différentes traditions (soufisme, taoïsme, bouddhisme zen), et développe progressivement sa théorie de la relation.
En 1916, il fonde la revue Der Jude, qu’il dirige jusqu’en 1924. Cette publication devient le principal forum intellectuel du judaïsme germanophone, accueillant des contributions de Franz Rosenzweig, Gershom Scholem, Franz Kafka et d’autres figures majeures de la pensée juive contemporaine.
L’œuvre maîtresse : Je et Tu
Genèse et publication
En 1923, Buber publie Ich und Du (Je et Tu), petit livre dense qui devient son œuvre la plus célèbre et l’un des textes majeurs de la philosophie existentielle du vingtième siècle. Rédigé dans un style poétique inhabituel pour un ouvrage philosophique, ce texte expose une vision radicalement nouvelle des relations humaines.
Les deux attitudes fondamentales
Buber pose que l’être humain peut adopter deux attitudes fondamentales face au monde, exprimées par deux couples de mots-principes : Je-Tu et Je-Cela.
La relation Je-Tu désigne la rencontre authentique, la réciprocité vécue entre deux êtres qui se reconnaissent mutuellement en tant que sujets. Dans cette relation, chacun s’expose dans sa singularité, sans objectif instrumental, sans chercher à utiliser l’autre. Le Tu n’est ni possédé ni analysé ; il est simplement rencontré. Cette rencontre se produit dans trois sphères : avec la nature (où la réciprocité reste implicite), avec les autres humains (où elle devient explicite), et avec les êtres spirituels (où elle ouvre sur la dimension du sacré).
La relation Je-Cela, au contraire, traite l’autre en tant qu’objet d’expérience ou d’utilisation. Dans cette attitude, je perçois, j’analyse, je mesure, je classe. Je transforme le monde et autrui en ensemble de choses disponibles pour ma connaissance ou mon action. Cette attitude, nécessaire à la vie pratique et à la science, devient problématique lorsqu’elle envahit toutes les relations humaines.
Le Tu éternel
Buber introduit également la notion de Tu éternel : Dieu lui-même, qui ne peut jamais être réduit à un Cela, à un objet de connaissance ou de preuve. La relation à Dieu ne passe ni par des dogmes ni par des pratiques rituelles mécaniques, mais par la rencontre directe, vécue dans l’authenticité du face-à-face. Toute relation Je-Tu authentique ouvre sur cette dimension d’éternité, fait pressentir le Tu absolu.
Réception et influence
La publication de Je et Tu suscite des réactions contrastées. Certains critiques, comme Siegfried Kracauer et Walter Benjamin, y voient une régression vers le religieux. D’autres, notamment Edmund Husserl, Max Scheler, Karl Jaspers, Gabriel Marcel et Emmanuel Levinas, reconnaissent l’importance de cette contribution à la philosophie de l’intersubjectivité. L’ouvrage influence durablement l’existentialisme, la phénoménologie, la psychologie humaniste (notamment Carl Rogers) et la théologie chrétienne.
Collaboration avec Franz Rosenzweig et traduction biblique
Rencontre avec Rosenzweig
En 1921, Buber fait la connaissance de Franz Rosenzweig (1886–1929), philosophe et théologien juif avec qui il noue une profonde amitié intellectuelle. Rosenzweig vient de fonder à Francfort le Freies Jüdisches Lehrhaus (Maison libre d’enseignement juif), établissement d’éducation pour adultes où Buber enseigne régulièrement. Cette institution propose un renouveau de l’étude juive, accessible aux juifs assimilés désireux de renouer avec leurs racines.
Entreprise de traduction
En 1925, Buber et Rosenzweig entreprennent une nouvelle traduction de la Bible hébraïque en allemand. Leur ambition : restituer l’oralité, le rythme et la puissance du texte hébreu originel, contre les traductions académiques qui lissent et normalisent le texte sacré. Ils développent une méthode qu’ils nomment Verdeutschung (« germanisation »), qui consiste à réinventer la langue allemande pour qu’elle épouse les structures de l’hébreu biblique.
Les deux traducteurs identifient les Leitworte (mots-guides) qui structurent les récits bibliques, maintiennent les répétitions et les sonorités de l’original, et refusent de domestiquer les passages difficiles. Leur traduction sonne étrange, archaïsante, parfois heurtée, mais elle cherche à faire entendre la voix vivante qui traverse le texte sacré.
Achèvement solitaire
Lorsque Rosenzweig meurt en 1929, victime de la sclérose latérale amyotrophique, seule la Torah (Pentateuque) a été publiée. Buber poursuit seul l’immense chantier et achève la traduction complète de la Bible hébraïque en 1961, après plus de trente-cinq ans de travail. Cette œuvre monumentale constitue l’une des traductions bibliques les plus importantes en langue allemande, aux côtés de celles de Luther et de Moses Mendelssohn.
Gershom Scholem, historien de la mystique juive, salue cette réalisation lors d’un discours prononcé à Jérusalem en 1961, tout en soulignant l’ironie tragique de l’histoire : cette traduction destinée aux juifs allemands s’achève alors que la communauté juive germanophone a été anéantie par la Shoah.
Enseignement à Francfort et résistance spirituelle
Professeur à l’université de Francfort
En 1924, Buber devient professeur honoraire de philosophie de la religion juive à l’université de Francfort-sur-le-Main. Son enseignement attire de nombreux étudiants juifs et non juifs, séduits par son approche existentielle du religieux. Il développe une anthropologie philosophique centrée sur la question kantienne « Qu’est-ce que l’homme ? », question à laquelle il répond : l’être humain est fondamentalement relationnel, il n’existe pleinement que dans la rencontre.
Face à la montée du nazisme
Lorsque Hitler accède au pouvoir le 30 janvier 1933, Buber démissionne immédiatement de son poste universitaire en signe de protestation. Conscient que les juifs allemands vont être exclusus de toutes les institutions publiques, il fonde en octobre 1933 la Mittelstelle für jüdische Erwachsenenbildung (Bureau central pour l’éducation des adultes juifs), destinée à organiser la résistance spirituelle et culturelle de la communauté juive.
Entre 1933 et 1938, Buber parcourt l’Allemagne pour donner des conférences dans les communautés juives, offrant réconfort spirituel et formation intellectuelle. Il crée une « université itinérante » qui maintient vivante la culture juive face à l’oppression croissante. Son courage et son engagement font de lui une figure morale centrale du judaïsme allemand durant ces années sombres.
Départ forcé
En novembre 1938, lors de la Nuit de cristal (9-10 novembre), la maison de Buber à Heppenheim est saccagée. Sous la pression d’intellectuels juifs installés en Palestine, notamment Gershom Scholem et Judah Magnes, Buber accepte finalement d’émigrer. Il quitte l’Allemagne en mars 1938 et s’installe à Jérusalem, où l’université hébraïque lui offre une chaire de sociologie générale.
Vie en Palestine mandataire et en Israël
Professeur à l’université hébraïque
À soixante ans, Buber entame une nouvelle carrière académique en terre d’Israël. Sa nomination en sociologie plutôt qu’en philosophie reflète les tensions avec l’establishment académique : certains collègues reprochent à son approche du hassidisme d’être romantique et peu rigoureuse. Gershom Scholem, notamment, critique l’interprétation bubérienne du hassidisme, jugée trop éloignée de la réalité historique.
Installé dans le quartier d’Abu Tor à Jérusalem, Buber enseigne jusqu’en 1951. Son approche dialogique influence la sociologie israélienne naissante et attire de nombreux étudiants. Il forme toute une génération d’intellectuels israéliens, dont le sociologue Shmuel Eisenstadt.
Défenseur du dialogue judéo-arabe
Dès son arrivée en Palestine, Buber s’engage activement en faveur d’une solution binationale au conflit judéo-arabe. Membre du parti Yi’houd (Union), il plaide inlassablement pour la coexistence pacifique et la création d’un État fédéral judéo-arabe plutôt que d’un État juif exclusif. Il avait déjà été l’un des porte-parole de Brit Shalom (Alliance pour la paix) durant les années 1920-1930, association pacifiste qui défendait les mêmes idéaux.
En mai 1948, lors de la guerre d’indépendance, Buber doit fuir sa maison d’Abu Tor, envahie par les combats. Il s’installe alors dans le quartier de Talbiya, où il résidera jusqu’à sa mort. L’échec de la solution binationale et la création de l’État d’Israël sur des bases nationales le déçoivent profondément, mais il continue de prôner le dialogue avec les voisins arabes.
Rayonnement international
Les années 1950 et 1960 marquent l’apogée de la reconnaissance internationale de Buber. Il effectue de nombreuses tournées de conférences en Europe et aux États-Unis, où sa pensée influence tant les milieux juifs que chrétiens. Il reçoit de nombreuses distinctions : le prix Goethe de l’université de Hambourg (1951), le prix de la Paix des libraires allemands (1953), le prix Israël (1958), le prix Érasme à Amsterdam (1963).
Pensée philosophique et spirituelle
Anthropologie relationnelle
Buber développe une anthropologie philosophique qui rompt avec l’individualisme moderne. Pour lui, « au commencement est la relation » : l’être humain ne se définit pas d’abord comme conscience isolée (le « Je pense » cartésien), mais comme être-en-relation. Le Je n’existe que par et dans la rencontre avec le Tu.
Cette anthropologie s’oppose également au collectivisme : l’individu ne se dissout pas dans le groupe, mais se réalise dans la multiplicité des relations Je-Tu qu’il noue. Buber distingue soigneusement communauté (Gemeinschaft) et collectivité : la première naît de la libre association d’individus reliés par des relations Je-Tu ; la seconde résulte d’une organisation extérieure qui instrumentalise les individus.
Critique de la modernité
Buber diagnostique une expansion inquiétante du monde du Cela dans les sociétés modernes. La technicisation, la rationalisation bureaucratique, l’économie de marché transforment progressivement tous les domaines de l’existence humaine en relations instrumentales. L’autre humain devient ressource, client, fonctionnaire, numéro.
Cette critique ne conduit pas Buber à rejeter la science ou la technique, nécessaires à la vie humaine. Il appelle plutôt à un « revirement » (Umkehr), retour constant vers l’attitude Je-Tu. Le défi éthique de la modernité consiste à préserver des espaces de rencontre authentique au sein d’un monde dominé par le Cela.
Théologie dialogique
Contrairement aux théologies traditionnelles qui cherchent à prouver l’existence de Dieu ou à définir ses attributs, Buber propose une approche existentielle : Dieu se rencontre dans le face-à-face, dans l’expérience vécue du dialogue. La prière n’est pas récitation de formules, mais adresse authentique. La révélation n’est pas transmission d’informations, mais événement de présence.
Buber critique les mystiques fusionnelles qui cherchent l’absorption dans le divin. Pour lui, la relation Je-Tu maintient la distinction entre les partenaires du dialogue : l’homme ne devient pas Dieu, mais il se tient devant Lui dans une réciprocité infinie. Cette théologie influence profondément le renouveau juif du vingtième siècle, mais aussi la théologie chrétienne protestante (Karl Barth, Emil Brunner, Paul Tillich) et catholique (Gabriel Marcel).
Dernières années et héritage
Vieillesse active
Jusqu’à un âge avancé, Buber maintient une activité intellectuelle intense. Il publie de nombreux ouvrages dans les années 1940-1960 : Les Voies de l’utopie (1946), Deux types de foi (1950), Éclipse de Dieu (1952), Éléments de l’interhumain (1954). Il poursuit son dialogue avec d’autres penseurs, écrit à Carl Rogers, débat avec Carl Jung et Martin Heidegger.
En 1961, il est particulièrement honoré lorsque quatre cents étudiants de l’université hébraïque se rassemblent spontanément devant sa maison pour célébrer son quatre-vingt-cinquième anniversaire et le nommer membre d’honneur de leur syndicat étudiant. Cette reconnaissance de la jeunesse israélienne le touche plus que ses nombreux prix officiels.
Mort et funérailles
Paula Buber meurt en 1958 à Venise, lors d’un voyage de retour des États-Unis et d’Europe. Martin lui survit sept ans. Il s’éteint à son domicile de Talbiya, à Jérusalem, le 13 juin 1965, à l’âge de quatre-vingt-sept ans.
Ses funérailles rassemblent les principales figures politiques israéliennes. L’université hébraïque suspend ses cours. Des centaines d’étudiants accompagnent son cercueil jusqu’au cimetière de Har HaMenuchot à Jérusalem. Le philosophe repose auprès de son épouse Paula.
Influence et postérité intellectuelle
Impact sur la philosophie du vingtième siècle
L’œuvre de Buber irrigue plusieurs courants philosophiques majeurs. Sa distinction Je-Tu / Je-Cela influence les réflexions d’Edmund Husserl sur l’intersubjectivité (Méditations cartésiennes, 1929), celles de Karl Jaspers sur la communication existentielle, de Gabriel Marcel sur le mystère de l’être, et d’Emmanuel Levinas sur l’éthique du visage.
Jean-Paul Sartre, bien que peu sympathique à la pensée religieuse de Buber, reprend certaines intuitions bubériennes dans son analyse du « pour-autrui » (L’Être et le Néant, 1943). Jacques Lacan développe sa théorie de « l’Autre » dans un horizon intellectuel marqué par les préoccupations bubériennes.
Rayonnement dans les sciences humaines
La psychologie humaniste des années 1950-1960 s’inspire largement de Buber. Carl Rogers développe son approche centrée sur la personne en dialogue explicite avec la philosophie bubérienne. La distinction entre expérience et rencontre éclaire les pratiques thérapeutiques : le thérapeute ne doit pas objectiver son patient (Je-Cela), mais entrer en relation authentique avec lui (Je-Tu).
En pédagogie, Hermann Röhrs et d’autres théoriciens appliquent les principes bubériens : l’éducation ne consiste pas à transmettre mécaniquement des savoirs, mais à accompagner l’élève dans son développement par une relation authentique. Cette approche influence l’éducation populaire en Israël (kibboutz) et en Europe.
Héritage religieux
Dans le monde juif, Buber demeure une figure controversée mais incontournable. Son interprétation du hassidisme, critiquée par Gershom Scholem pour son manque de rigueur historique, n’en a pas moins contribué à revaloriser ce mouvement auprès des juifs modernistes. Le mouvement du renouveau juif contemporain (Jewish Renewal) se réclame explicitement de sa vision d’un judaïsme vécu plutôt que dogmatique.
Les théologiens chrétiens du vingtième siècle lisent abondamment Buber. Paul Tillich, Jürgen Moltmann et d’autres intègrent la pensée dialogique dans leur réflexion sur la relation à Dieu et à autrui. Le dialogue judéo-chrétien d’après-guerre se nourrit largement des concepts bubériens.
Actualité de la pensée bubérienne
À l’ère numérique, où les relations médiées par les écrans se multiplient, la distinction entre Je-Tu et Je-Cela retrouve une pertinence nouvelle. Certains philosophes contemporains mobilisent Buber pour penser les défis éthiques des réseaux sociaux, de l’intelligence artificielle et de la « société liquide ».
Son plaidoyer pour le dialogue judéo-arabe, bien qu’ayant échoué politiquement de son vivant, continue d’inspirer les mouvements pacifistes israéliens et palestiniens. Sa vision d’un « humanisme hébraïque » ouvert sur l’universel demeure une référence pour penser l’identité juive dans le monde contemporain.
Une pensée de la rencontre
Martin Buber appartient à cette lignée de penseurs qui, au vingtième siècle, ont tenté de surmonter les impasses du subjectivisme moderne en plaçant la relation au cœur de la réflexion philosophique. Contre l’individualisme qui isole le sujet, contre le collectivisme qui l’absorbe, il propose une philosophie de la rencontre où l’être humain se réalise dans la multiplicité de ses relations authentiques.
Sa pensée se caractérise par son enracinement dans l’expérience concrète. Buber ne construit pas de système abstrait, mais décrit des attitudes vécues. Son style poétique et évocateur cherche moins à démontrer qu’à éveiller chez le lecteur la conscience de ses propres relations. Cette approche phénoménologique, attentive au vécu plutôt qu’aux concepts, explique à la fois l’influence durable de son œuvre et les critiques dont elle a fait l’objet.
Homme du dialogue, Buber l’a été dans tous les aspects de sa vie : dialogue entre traditions juives et culture européenne, entre mystique et philosophie, entre particularisme juif et universalisme humaniste, entre juifs et arabes en terre d’Israël. Son existence traverse les bouleversements majeurs du vingtième siècle – émancipation juive, Première Guerre mondiale, nazisme, Shoah, création d’Israël – sans jamais renoncer à sa conviction fondamentale : l’humain se réalise dans la rencontre authentique de l’autre.










