Ludwig Josef Johann Wittgenstein naît le 26 avril 1889 à Vienne dans l’une des familles les plus riches et cultivées de l’Empire austro-hongrois. Son père, Karl Wittgenstein, magnat de l’acier surnommé le « roi du fer », a bâti un empire industriel qui rivalise avec celui de Carnegie. Sa mère, Leopoldine Kalmus, issue de la bourgeoisie juive assimilée, transforme le palais familial de l’Alleegasse en salon musical où se produisent Brahms, Mahler et Richard Strauss. Cette atmosphère de raffinement extrême, mêlant puissance économique et culture artistique, forge la sensibilité esthétique du futur philosophe.
Cette famille exceptionnelle porte aussi la marque tragique du génie : trois des frères de Ludwig se suicident, révélant une fragilité psychique qui traverse toute la lignée. Hans, prodige musical, disparaît mystérieusement en Amérique ; Rudolf s’empoisonne dans un café berlinois ; Kurt se donne la mort sur le front italien en 1918. Cette hérédité morbide hante Ludwig qui lutte toute sa vie contre des tendances suicidaires, combat existentiel qui nourrit sa philosophie de la souffrance et du silence.
Son éducation, entièrement dispensée par des précepteurs privés jusqu’à quatorze ans, développe ses dons exceptionnels pour les mathématiques et la mécanique tout en négligeant curieusement l’enseignement classique. Cette formation technique, complétée par des études d’ingénieur à Berlin puis Manchester (1908-1911), l’oriente initialement vers l’aéronautique. Ses recherches sur l’hélice d’avion l’amènent progressivement aux mathématiques pures, puis aux fondements logiques des mathématiques qui déterminent sa vocation philosophique.
Sa découverte des Principia Mathematica de Russell et Whitehead vers 1911 provoque une révélation intellectuelle qui bouleverse sa trajectoire. Fasciné par cette tentative de réduire les mathématiques à la logique, il abandonne ses études d’ingénieur pour se consacrer entièrement à la philosophie. Cette conversion radicale, qui scandalise sa famille bourgeoise, révèle un tempérament mystique qui ne peut se satisfaire de la technique appliquée.
En octobre 1911, il débarque à Cambridge chez Bertrand Russell pour s’initier à la logique moderne. Cette rencontre entre le jeune aristocrate viennois torturé et le philosophe britannique rationnel engendre une relation intellectuelle des plus fécondes mais aussi des plus orageuses. Russell, d’abord méfiant devant cet étudiant excentrique qui fait les cent pas pendant ses cours, reconnaît bientôt son génie exceptionnel : « Il me montre des choses auxquelles je n’avais jamais pensé. »
Ses premières années cambridgiennes révèlent une personnalité hors normes qui fascine et déroute ses condisciples. Ascète par tempérament, il vit dans un dénuement volontaire, distribuant sa fortune familiale et se nourrissant de pain et de lait. Ses questionnements obsessionnels sur les fondements de la logique, ses doutes perpétuels sur sa propre valeur intellectuelle, ses menaces de suicide inquiètent Russell qui y reconnaît « le type le plus parfait du génie tel que je me le représente : passionné, profond, intense et dominateur. »
Sa retraite en Norvège (1913-1914), dans une cabane isolée du Sognefjord, inaugure une méthode de travail qui caractérise toute sa philosophie : la solitude absolue comme condition de la pensée authentique. Cette ascèse géographique, qu’il reproduit tout au long de sa vie, révèle un penseur qui ne peut philosopher qu’en s’arrachant aux conventions sociales et académiques. Ses notes de cette période préparent déjà le Tractus logico-philosophicus.
La guerre de 1914 l’arrache à ses méditations norvégiennes pour le jeter dans la tourmente historique. Engagé volontaire dans l’armée austro-hongroise malgré son pacifisme foncier, il sert d’abord comme mécanicien sur un navire, puis comme officier d’artillerie sur le front russe et italien. Cette expérience traumatisante du feu, conjuguée à ses lectures mystiques (Tolstoï, saint Augustin), transforme sa philosophie de la logique en méditation sur le sens de l’existence.
Ses Carnets de guerre révèlent un homme déchiré entre rigueur logique et quête spirituelle, préoccupations techniques et angoisse métaphysique. « Comment le monde est-il, cela est parfaitement indifférent pour ce qui est plus haut. Dieu ne se révèle pas dans le monde », note-t-il en octobre 1916, formule qui annonce la distinction fondamentale du Tractus entre le dicible et l’indicible.
Prisonnier italien en 1918, il achève dans sa geôle de Cassino la rédaction définitive du Tractus logico-philosophicus, œuvre de soixante-quinze pages qui révolutionne la philosophie contemporaine. Cette méditation sur les rapports entre langage, pensée et réalité, rédigée dans un style aphoristique d’une sécheresse biblique, prétend résoudre définitivement tous les problèmes philosophiques par l’analyse logique du langage.
Sa théorie de la proposition comme « image logique des faits » révèle que le langage possède une structure logique commune avec la réalité qu’il décrit. Cette « théorie picturale » du sens, d’une audace spéculative remarquable, fonde la possibilité de la connaissance sur l’isomorphisme entre structures logiques et ontologiques. Seules les propositions qui dépeignent des états de choses possibles ont un sens véritable.
Sa conclusion célèbre – « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » – délimite rigoureusement les domaines du dicible et de l’indicible. L’éthique, l’esthétique, le sens de la vie échappent au langage logique non parce qu’ils sont insignifiants, mais parce qu’ils relèvent du mystique qui « se montre » sans pouvoir se dire. Cette limitation du langage ouvre paradoxalement l’espace de l’ineffable.
Convaincu d’avoir résolu tous les problèmes philosophiques, Wittgenstein abandonne la philosophie après la publication du Tractus (1921) pour devenir instituteur dans les villages reculés de Basse-Autriche (1920-1926). Cette conversion pédagogique révèle un homme soucieux de réconcilier théorie et pratique, sagesse et action. Son expérience d’instituteur, marquée par des méthodes innovantes mais aussi des accès de violence, se solde par un échec qui le confirme dans sa misanthropie.
Sa période de « silence philosophique » (1921-1929) le voit exercer divers métiers manuels : jardinier dans un monastère près de Vienne, architecte pour la maison de sa sœur Gretl. Cette architecture dépouillée, d’une géométrie parfaite, traduit en pierre son idéal esthétique de pureté et de simplicité. Cet intermède pratique nourrit sa réflexion sur les rapports entre forme et fonction, beauté et utilité.
Son retour à Cambridge en 1929, provoqué par sa rencontre avec les mathématiciens Brouwer et Ramsey, inaugure sa « seconde philosophie » qui contredit radicalement le Tractus. Cette autocritique impitoyable révèle un penseur capable de remettre en question ses propres certitudes pour approfondir sa compréhension du langage. Ses Recherches philosophiques, rédigées entre 1936 et 1949, développent une conception pragmatique du sens comme « usage » dans des « jeux de langage ».
Sa théorie des « jeux de langage » révèle la multiplicité irréductible des usages linguistiques qui résistent à toute formalisation unitaire. Chaque contexte d’usage constitue un « jeu » régi par ses propres règles, déterminé par une « forme de vie » particulière. Cette philosophie du langage ordinaire, qui privilégie la description sur l’explication, influence durablement la philosophie analytique anglo-saxonne.
Ses cours de Cambridge (1930-1947), dont les notes circulent clandestinement sous forme de cahiers polycopiés (« Cahiers bleu et brun »), révèlent un pédagogue génial qui philosophe à voix haute devant ses étudiants médusés. Sa méthode dialogique, qui progresse par questions et objections, ressuscite l’art socratique de la maïeutique intellectuelle. Cette philosophie comme « thérapie » vise à dissoudre les problèmes traditionnels en révélant leur origine dans les confusions linguistiques.
Retiré définitivement de l’enseignement en 1947, Wittgenstein mène ses dernières années dans un dénuement volontaire, séjournant chez des amis en Irlande ou dans sa cabane norvégienne. Ses dernières œuvres (De la certitude, Remarques sur les couleurs) approfondissent sa réflexion sur les fondements du savoir et de la perception. Cette période finale révèle un penseur apaisé qui a trouvé dans l’analyse du langage ordinaire une sagesse pratique.
Il meurt le 29 avril 1951 à Cambridge, chez son médecin et ami Edward Bevan, prononçant ces derniers mots : « Dites-leur que j’ai eu une vie merveilleuse. » Cette conclusion surprenante d’une existence marquée par la souffrance révèle peut-être que sa quête philosophique l’a finalement réconcilié avec l’existence. Ses obsèques, célébrées selon le rite catholique qu’il avait embrassé, témoignent de sa recherche spirituelle constante.
Son influence transforme radicalement la philosophie du XXe siècle en révélant le langage comme horizon indépassable de la pensée humaine. Le « premier Wittgenstein » inspire le positivisme logique du Cercle de Vienne, tandis que le « second » nourrit la philosophie analytique oxfordienne et la philosophie du langage ordinaire. Cette double postérité témoigne de la richesse d’une pensée en perpétuel mouvement.
Wittgenstein demeure le philosophe des limites du langage et de la complexité des formes de vie, penseur qui révèle que les problèmes philosophiques naissent souvent de nos confusions linguistiques. Son génie réside dans cette capacité unique à transformer l’analyse technique du langage en méditation existentielle sur les conditions de possibilité du sens et du silence.