INFOS-CLÉS | |
|---|---|
| Nom d’origine | Ἰουστῖνος (Ioustinos) |
| Nom anglais | Justin Martyr |
| Origine | Samarie (Palestine romaine) |
| Importance | ★★★★ |
| Courants | Apologétique chrétienne, Platonisme chrétien |
| Thèmes | Logos, Philosophie chrétienne, Apologétique, Dialogue interreligieux, Martyre |
Philosophe converti au christianisme, Justin de Naplouse ouvre à Rome une école où il enseigne que la foi chrétienne constitue l’accomplissement de toute recherche philosophique. Ses écrits apologétiques articulent raison et révélation selon une vision du Logos qui irrigue toute la pensée humaine.
En raccourci
Né en Samarie vers 100 dans une famille païenne aisée, Justin parcourt les écoles philosophiques de son temps sans trouver satisfaction : le stoïcisme ignore Dieu, l’aristotélisme se préoccupe d’argent, le pythagorisme impose des prérequis excessifs. Séduit par le platonisme, il découvre finalement le christianisme vers 130 après la rencontre d’un mystérieux vieillard et l’observation du courage des martyrs.
Conservant le pallium des philosophes, il se fait prédicateur itinérant avant de fonder une école à Rome. Dans ses Apologies adressées à l’empereur Antonin le Pieux, il défend les chrétiens contre les accusations d’athéisme et présente le Christ comme le Logos incarné, cette raison divine dont les philosophes grecs n’ont perçu que des fragments.
Son Dialogue avec Tryphon témoigne des premiers débats entre christianisme et judaïsme. Dénoncé probablement par le philosophe cynique Crescens, Justin comparaît en 163–167 devant le préfet Junius Rusticus. Refusant de sacrifier aux dieux, il est décapité avec six disciples. Premier grand théologien chrétien de langue grecque, il établit les bases du dialogue entre foi et raison qui structurera la pensée chrétienne ultérieure.
Naissance en Samarie et milieu familial
Vers 100, Justin voit le jour à Flavia Neapolis, ville romaine édifiée sur l’ancien site de Sichem en Samarie, région située entre la Judée et la Galilée. Son père Priscos et son grand-père Baccheios appartiennent à une famille grecque païenne établie dans cette colonie romaine. Bien que Justin déclare appartenir à la race des Samaritains, il ne connaît ni l’hébreu ni l’araméen et n’a reçu aucune formation religieuse juive. L’absence de circoncision atteste son éducation entièrement hellénistique. Sa famille, manifestement prospère, lui offre une formation classique complète comprenant rhétorique, poésie et histoire. Le contexte samaritain de son enfance l’expose néanmoins aux tensions religieuses qui traversent la Palestine sous domination romaine, entre traditions juives, syncrétismes locaux et cultes impériaux.
Quête philosophique et formations successives
La jeunesse de Justin s’inscrit dans la tradition antique de la recherche de sagesse par l’étude des diverses écoles philosophiques. Assoiffé de vérité, il entame un parcours initiatique qui le conduit d’abord auprès d’un maître stoïcien. Cette philosophie, développée par les Grecs et adoptée par Rome, promeut le rationalisme et le contrôle de soi face aux événements qui dépassent l’homme. Justin se détourne rapidement de cet enseignement qui, centré sur l’éthique individuelle, ne satisfait pas son désir de connaître Dieu. Son deuxième maître, un péripatéticien de l’école aristotélicienne, se révèle davantage préoccupé par ses honoraires que par la transmission du savoir. Le mercantilisme de ce philosophe contraste brutalement avec l’idéal de gratuité que Justin associe à la véritable philosophie.
Un pythagoricien l’accueille ensuite, mais exige comme prérequis l’étude approfondie de la géométrie, de la musique et de l’astronomie. Cette demande, que Justin juge excessive, le pousse à chercher ailleurs. Enfin, il rencontre le platonisme, dont la complexité intellectuelle et la dimension métaphysique semblent répondre à ses aspirations. La doctrine des Idées, la conception d’un Bien transcendant et l’immortalité de l’âme offrent un cadre théorique qui élève la réflexion au-delà des contingences matérielles. Cette initiation platonicienne marque profondément Justin et structure durablement sa pensée, même après sa conversion au christianisme.
Rencontre décisive et conversion
À une époque indéterminée, probablement peu après la révolte de Bar Kokhba contre Rome (132–135), l’itinéraire intellectuel de Justin connaît un tournant. Selon le récit qu’il livre dans son Dialogue avec Tryphon, il rencontre dans un lieu retiré près de la mer un vieillard chrétien qui provoque d’abord en lui une crise en démontrant l’incapacité de l’homme à satisfaire par ses seules forces son aspiration au divin. Ce mystérieux personnage lui indique les anciens prophètes comme voie vers Dieu et la véritable philosophie, avant de l’exhorter à la prière pour que lui soient ouvertes les portes de la lumière. Le récit, qu’il soit strictement historique ou partiellement symbolique, condense un processus de maturation spirituelle sans doute plus complexe.
Parallèlement, Justin assiste à des scènes de martyre qui ébranlent ses certitudes. Le courage des chrétiens face à la mort, leur acceptation sereine du supplice et leur refus de renier leur foi l’impressionnent profondément. En tant que philosophe platonicien, il attendait des sages qu’ils affrontent la mort avec dignité, mais la constance des martyrs chrétiens dépasse tout ce qu’il a observé. Cette dimension existentielle complète la dimension intellectuelle de sa conversion. L’ancienneté des Écritures hébraïques, antérieures à Platon et aux philosophes grecs, joue également un rôle : pour Justin, la vérité doit être ancienne pour être authentique. Vers 130, probablement à Éphèse, il reçoit le baptême. Il a environ trente ans.
Vocation de prédicateur philosophe
Loin de renier sa formation philosophique, Justin considère sa conversion au christianisme comme l’aboutissement de sa quête de sagesse. Il ne retire pas le pallium, ce manteau caractéristique des philosophes grecs, et se lance dans une carrière de prédicateur itinérant. À ses yeux, le christianisme représente la seule philosophie sûre et profitable, celle qui donne accès à la vérité totale. Cette conviction le pousse à parcourir différentes régions pour enseigner et débattre, à la manière des sophistes de son époque. Son passage à Éphèse marque particulièrement sa mémoire : c’est là qu’il engage des discussions publiques avec Tryphon, un Juif érudit, sous le portique de Xyste. Ces échanges, dont il tirera plus tard son Dialogue avec Tryphon, portent sur l’interprétation des Écritures et la reconnaissance du Messie.
À Rome, où il se rend probablement pour la première fois dans les années 140, Justin affronte le philosophe cynique Crescens lors d’une controverse publique. L’issue du débat, favorable à Justin, oblige ce dernier à quitter temporairement la ville. Ce premier séjour romain se situe sous le règne d’Antonin le Pieux (138–161), empereur réputé pour sa piété envers les dieux traditionnels. Malgré les tensions avec certains philosophes païens, Justin poursuit son enseignement en s’appuyant sur les fondements rationnels du christianisme, cherchant à démontrer que foi et raison ne s’opposent pas mais se complètent.
Établissement romain et fondation d’une école
Lors de son second passage à Rome, Justin s’installe définitivement dans la capitale impériale. Il ouvre une école, sans doute dans un espace privé situé au-dessus des thermes de Timothée, près du domicile d’un certain Martinus. À l’instar d’autres maîtres chrétiens hétérodoxes comme les valentiniens, les carpocratiens ou Marcion, il enseigne publiquement sa doctrine. Sa méthode pédagogique, gratuite selon ses propres déclarations, tranche avec les pratiques mercantiles qu’il a dénoncées chez ses anciens maîtres philosophes. L’école accueille des auditeurs de conditions diverses, y compris des esclaves comme Évelpiste, originaire de Cappadoce et membre de la maison impériale.
Parmi ses disciples, deux noms émergent avec netteté : Tatien le Syrien, originaire d’Adiabène, et Rhodon, originaire d’Asie Mineure. Tatien poursuivra l’enseignement de son maître à Rome avant de composer un Diatessaron, harmonisation des quatre évangiles qui sera utilisée dans les Églises de langue syriaque jusqu’au Vᵉ siècle. L’influence de Justin dépasse donc largement le cercle de ses disciples directs. Son approche novatrice, qui présente le christianisme comme une philosophie rationnelle plutôt que comme un simple culte, attire intellectuels et chercheurs de vérité. Cette stratégie apologétique suscite néanmoins l’hostilité de philosophes païens qui voient dans son enseignement une concurrence déloyale.
Production apologétique majeure
Durant son séjour romain, Justin compose l’essentiel de son œuvre en langue grecque. Vers 153, il rédige une Apologie adressée à l’empereur Antonin le Pieux, à ses fils adoptifs Marc Aurèle et Lucius Verus, ainsi qu’au Sénat romain. Structurée selon les cinq parties traditionnelles d’une supplique impériale, cette première Apologie poursuit un double objectif : obtenir la légalisation du christianisme et la fin des persécutions, tout en démontrant que la foi chrétienne seule peut combler la soif de vérité de l’empereur philosophe et de tous les païens. Le ton se veut libre, conformément aux usages du dialogue entre philosophes, mais pressant car chaque jour compte pour sauver des vies chrétiennes.
Dans ce texte, Justin développe sa théologie du Logos. Le Christ est le Verbe, la Raison divine personnifiée que toutes les philosophies n’ont atteinte que partiellement. Les chrétiens ne sont pas athées : ils refusent simplement de rendre un culte aux idoles. Leur doctrine fait de Jésus-Christ un maître divin qui enseigne une morale élevée. Les récits mythologiques païens plagient en réalité la révélation biblique, antérieure aux écrits des philosophes grecs. Justin n’hésite pas à comparer l’ascension de Persée à celle de Jésus, la conception de Danaé à celle de Marie, affirmant que les premières ne sont que des déformations démoniaques des secondes. Il décrit également avec précision les rites chrétiens, notamment le baptême et l’eucharistie, pour désamorcer les calomnies qui circulent sur ces pratiques.
La seconde Apologie, plus brève, introduit la notion de Logos spermatikos. Le Logos divin est répandu comme une semence dans le monde entier. Chaque être humain possède donc des parcelles de vérité que la raison peut découvrir, même si la foi seule donne accès à la Vérité intégrale. Cette doctrine établit les bases d’un dialogue possible entre christianisme et philosophie païenne sur un terrain rationnel. Justin y évoque aussi sa propre expérience : lorsqu’il était encore platonicien, il avait entendu les accusations portées contre les chrétiens, mais en les voyant intrépides face à la mort, il avait compris qu’ils ne pouvaient vivre dans le vice.
Dialogue avec le judaïsme
Le Dialogue avec Tryphon, composé également à Rome au début des années 150, constitue l’autre œuvre majeure conservée de Justin. Présenté sous forme de discussion théâtrale où le nom du locuteur précède chaque réplique, ce texte met en scène Justin et Tryphon, un Juif érudit qu’il aurait rencontré à Éphèse. Le prologue retrace l’itinéraire intellectuel et spirituel de Justin jusqu’à sa conversion, offrant un récit dont la dimension symbolique ne doit pas masquer la valeur testimoniale. Le dialogue lui-même s’articule autour de la question du salut et porte sur l’interprétation des Écritures hébraïques. Justin y démontre que le christianisme est l’héritier légitime d’Israël et se livre à une lecture typologique des textes bibliques : tout devient figure du Christ.
La structure du Dialogue, parfois jugée désordonnée par les lecteurs modernes, reflète en réalité la progression d’un débat vivant où s’entremêlent citations scripturaires et argumentation théologique. Justin tente de prouver que Jésus est le Messie annoncé dans l’Ancien Testament et que la nouvelle alliance a remplacé l’ancienne. Il affirme que Jésus est le Logos préexistant et que les païens convertis ont été choisis pour remplacer Israël en tant que peuple de Dieu. Ces thèses, qui préfigurent les tensions à venir entre christianisme et judaïsme, s’inscrivent dans un contexte historique marqué par la récente révolte de Bar Kokhba et la destruction du Temple de Jérusalem. Néanmoins, le ton général du dialogue demeure chaleureux et témoigne de l’humanité bienveillante de Justin.
Controverses philosophiques et tensions
À Rome, l’enseignement de Justin ne plaît pas à tous ses confrères philosophes. Il doit soutenir de vives polémiques, souvent d’un tour personnel, contre plusieurs d’entre eux. Le philosophe cynique Crescens devient son adversaire le plus acharné. Au cours d’une discussion publique, Justin convainc son contradicteur d’ignorance et dénonce sa peur de la mort ainsi que son penchant pour les plaisirs des sens, accusations qui visent directement les prétentions morales du cynisme. Crescens, humilié, profère des menaces. Dans sa seconde Apologie, Justin déclare s’attendre à ce que son adversaire le dénonce aux autorités. Si cette dénonciation effective reste hypothétique, la tradition chrétienne ultérieure l’a généralement retenue comme cause du martyre de Justin.
Au-delà des rivalités personnelles, ces controverses illustrent un conflit plus profond entre deux conceptions de la philosophie. Pour les philosophes païens, Justin trahit la tradition en subordonnant la raison à la révélation. Pour Justin, au contraire, le christianisme accomplit et dépasse toute philosophie en donnant accès à une vérité non fragmentaire. Cette position apologétique marque un tournant dans l’histoire intellectuelle : le christianisme cesse d’être perçu comme un simple culte oriental pour se présenter comme une philosophie à part entière, capable de dialoguer avec la culture gréco-romaine. Justin incarne ce passage de la philosophie au Christ, selon la formule consacrée.
Œuvres perdues et production littéraire
Selon le catalogue établi par Eusèbe de Césarée dans son Histoire de l’Église, Justin a composé une dizaine d’ouvrages dont la plupart sont aujourd’hui perdus. Lui-même mentionne dans sa première Apologie un traité contre toutes les hérésies, le Syntagma, où figurent sept hérétiques inspirés par les démons : Simon le Mage, son disciple Ménandre, Marcion, Carpocrate, Valentin, Basilide et Satornil. Un Discours aux Grecs contenait une discussion avec les philosophes sur la nature des démons. Une Réfutation, également adressée aux Grecs, est mentionnée sans plus de détails. Un traité Sur la Monarchie de Dieu mêlait références païennes et chrétiennes pour justifier l’unicité divine.
Eusèbe signale aussi un Psautier et un recueil de scholies intitulé Sur l’Âme, où Justin exposait les opinions de divers philosophes en promettant de les réfuter ultérieurement. Enfin, peu avant son exécution, il aurait adressé une Apologie à Marc Aurèle, aujourd’hui perdue, dont le contenu aurait pu contribuer à sa condamnation. Plusieurs écrits d’attribution douteuse circulent sous le nom de Justin : une Explication sur l’Apocalypse, un Contre Euphrasius le Sophiste, et divers traités pseudépigraphes qui attestent le respect dont son nom jouissait dans les générations suivantes. Cette production abondante fait de Justin un auteur fécond qui a touché à différents domaines de la littérature chrétienne, dont il figure parmi les pionniers.
Arrestation et procès
À une date imprécise de la seconde moitié du IIᵉ siècle, probablement entre 163 et 167, Justin est arrêté à Rome avec six autres chrétiens lors d’une persécution. Le Chronicon d’Eusèbe évoque l’année 154 tandis que le Chronicon Paschale mentionne 165. Les Actes de Justin, considérés comme authentiques et proches des procès-verbaux originaux, relatent l’interrogatoire mené par Junius Rusticus, préfet de Rome et philosophe stoïcien, maître et ami de l’empereur Marc Aurèle. Ces comptes-rendus exposent pour la première fois, du point de vue d’un accusé chrétien, le problème du fondement légal des persécutions en droit romain. Selon une version, Justin aurait contrevenu à des ordonnances impériales édictées par Marc Aurèle qui prescrivaient aux sujets de sacrifier aux dieux pour reconstituer l’union sacrée et la pax deorum face aux menaces pesant sur l’Empire.
Les six compagnons de Justin comparaissent avec lui : une femme nommée Charitô et son frère Chariton, ainsi que quatre hommes dont l’esclave impérial Évelpiste de Cappadoce, Hiérax de Phrygie, Péon et Libérien. L’interrogatoire mené par Rusticus montre que celui-ci considère Justin comme un pair et l’interroge en philosophe. Le débat se situe davantage sur un plan philosophique que strictement religieux, laissant transparaître la crainte d’un prosélytisme que les compagnons de Justin récusent. Lors de son interrogatoire, Justin déclare avoir successivement étudié toutes les sciences avant de s’attacher finalement à la doctrine chrétienne. Rusticus lui offre le choix entre sacrifier aux dieux ou subir le fouet et la décapitation.
Martyre et témoignage ultime
La profession de foi de Justin devant le magistrat, teintée d’eschatologie, entraîne sa condamnation à mort. À la question du préfet qui lui demande s’il imagine monter au ciel après sa mort, Justin répond avec fermeté et sérénité qu’il ne l’imagine pas mais qu’il le sait et en est assuré. Cette affirmation de certitude face à l’autorité romaine scelle son sort. Refusant de sacrifier aux idoles, il subit le fouet puis la décapitation avec ses six compagnons. Son exécution se déroule sous le règne de Marc Aurèle, cet empereur philosophe à qui Justin avait lui-même adressé l’une de ses Apologies. L’ironie de cette situation n’échappe pas aux contemporains : le philosophe chrétien meurt sur ordre d’un empereur stoïcien, tous deux prétendant incarner la sagesse philosophique authentique.
Les disciples de Justin enlèvent son corps secrètement et l’ensevelissent dans un lieu convenable. Le récit de son martyre, le seul procès-verbal authentique conservé pour la ville de Rome à cette époque, témoigne de la dignité avec laquelle il affronte la mort. Loin de renier ses convictions ou de tenter d’échapper au supplice, Justin utilise cette ultime tribune pour exposer une dernière fois la vérité qui a structuré son existence. Son refus du compromis face au pouvoir impérial, dénué de toute agressivité, ainsi que la simplicité de sa confession de foi, en font une des personnalités les plus attachantes parmi les auteurs d’apologies. Le courage qu’il avait admiré chez les martyrs chrétiens avant sa conversion, il le manifeste à son tour au moment de sceller par son sang le témoignage de sa foi.
Héritage théologique et postérité
La contribution intellectuelle de Justin à la pensée chrétienne se déploie sur plusieurs plans. En présentant le christianisme comme la véritable philosophie et le Christ comme le Logos incarné, il établit les bases d’un dialogue fécond entre foi et raison qui structurera toute la tradition théologique ultérieure. Sa doctrine du Logos spermatikos permet de reconnaître une présence du divin dans la pensée païenne sans pour autant relativiser la révélation chrétienne. Cette position médiane autorise les Pères de l’Église suivants à s’approprier l’héritage philosophique grec tout en maintenant la spécificité du message évangélique. Irénée de Lyon, Tertullien, Hippolyte de Rome et d’autres théologiens puisent dans son œuvre les éléments de leurs propres synthèses doctrinales.
Les Apologies de Justin offrent également les premières descriptions détaillées des pratiques liturgiques chrétiennes, notamment du baptême et de l’eucharistie. Ces témoignages constituent des sources précieuses pour l’histoire du christianisme primitif. Son Dialogue avec Tryphon inaugure le genre de la controverse judéo-chrétienne et préfigure les débats qui marqueront la séparation progressive entre les deux traditions religieuses. En Orient, la célébration de son martyre est attestée dès l’Antiquité. En Occident, malgré son importance théologique, Justin n’apparaît dans les martyrologes qu’à partir du IXᵉ siècle. Le concile Vatican I (1869–1870) et le regain d’intérêt pour les Pères apologistes conduisent à l’officialisation de son culte. Depuis la réforme liturgique de 1969–1971, l’Église catholique le célèbre le 1ᵉʳ juin, date également retenue par l’Église orthodoxe.
Actualité d’une pensée pionnière
L’œuvre de Justin demeure pertinente pour les débats contemporains sur les rapports entre foi et raison, tradition et modernité, particularisme religieux et universalité philosophique. Son affirmation que le Logos divin illumine toute intelligence humaine fonde un humanisme chrétien capable de reconnaître la valeur des cultures non chrétiennes sans abandonner la conviction d’une révélation unique en Jésus-Christ. À une époque marquée par le relativisme et le dialogue interreligieux, cette position médiane mérite réexamen. Justin refuse à la fois le rejet global de la philosophie païenne et la dissolution du christianisme dans un syncrétisme indifférencié.
Son choix pour la vérité de l’être contre le mythe de la coutume, selon la formule de Tertullien, résonne dans les sociétés contemporaines où les habitudes culturelles se présentent souvent comme seules références normatives. En présentant le christianisme non comme une coutume parmi d’autres mais comme accès à la vérité universelle, Justin ouvre une voie exigeante qui oblige à articuler convictions particulières et rationalité partagée. Le premier philosophe chrétien, martyr d’une vérité qu’il estimait à la fois raisonnable et révélée, incarne une figure qui interroge encore les rapports complexes entre engagement de foi et exigence intellectuelle. Sa trajectoire, de la quête philosophique à la confession ultime devant le préfet de Rome, dessine un parcours où l’intelligence et la fidélité se conjuguent jusqu’au sacrifice suprême.










