INFOS-CLÉS | |
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Origine | Angleterre |
Importance | ★★★★★ |
Courants | Empirisme britannique, Utilitarisme, Libéralisme classique |
Thèmes | Principe du plus grand bonheur, Liberté individuelle, Méthodes inductives, Économie politique, Émancipation féminine |
Philosophe, économiste et théoricien politique britannique, John Stuart Mill incarne la synthèse du libéralisme et de l’utilitarisme au XIXᵉ siècle. Sa pensée, nourrie par une éducation extraordinaire et une vie intellectuelle intense, a profondément marqué la philosophie morale et politique moderne.
## En raccourci
John Stuart Mill naît en 1806 dans un milieu intellectuel londonien. Son père, James Mill, philosophe et historien, lui impose une éducation précoce d’une intensité rare : grec à trois ans, latin à huit ans, économie politique à treize ans.
Cette formation exceptionnelle forge un esprit brillant mais provoque une crise existentielle à vingt ans. Mill en sort transformé, enrichissant l’utilitarisme de son père par une conception plus nuancée du bonheur humain.
Ses œuvres majeures – le Système de logique, les Principes d’économie politique, De la liberté, L’Utilitarisme – établissent les fondements du libéralisme moderne. Mill défend la liberté individuelle comme condition du progrès social, théorise les limites légitimes du pouvoir collectif, et milite pour l’émancipation des femmes.
Sa relation avec Harriet Taylor, qu’il épouse après vingt ans d’amitié intellectuelle, influence profondément sa pensée sociale. Député de Westminster, il défend le suffrage féminin et les réformes sociales.
Mort en 1873 à Avignon, Mill laisse une œuvre qui concilie rigueur logique et sensibilité humaniste, marquant durablement la philosophie politique et l’économie.
Origines et formation exceptionnelle
Milieu familial et projet éducatif
Londres, 1806. Dans le quartier de Pentonville naît John Stuart Mill, fils aîné de James Mill, historien et philosophe écossais proche de Jeremy Bentham. L’enfant grandit au cœur du radicalisme philosophique britannique, mouvement réformateur qui prône la refonte rationnelle des institutions selon le principe utilitariste. James Mill, convaincu que l’éducation peut former des esprits supérieurs, fait de son fils le sujet d’une expérience pédagogique sans précédent.
L’apprentissage du grec commence à trois ans, suivi du latin à huit ans. Mill lit Platon et Démosthène dans le texte original avant que ses contemporains n’apprennent l’alphabet. À douze ans, il maîtrise la logique aristotélicienne et scolastique. Son père supervise chaque lecture, exige des comptes rendus détaillés, transforme les promenades quotidiennes en séminaires ambulants sur l’histoire et l’économie politique.
Formation intellectuelle précoce
Au-delà des langues anciennes, l’éducation millienne embrasse les mathématiques, les sciences naturelles et l’économie politique. À treize ans, John Stuart Mill étudie les Éléments d’économie politique de son père, puis Adam Smith et David Ricardo. Bentham, ami de la famille et parrain intellectuel du jeune Mill, devient une figure tutélaire dont l’utilitarisme – doctrine qui mesure la moralité des actes à leurs conséquences sur le bonheur général – imprègne sa formation.
Isolé des enfants de son âge, Mill développe une maturité intellectuelle précoce mais au prix d’un développement émotionnel différé. Son autobiographie révèle qu’il ignorait être particulièrement doué, son père lui ayant caché toute comparaison avec d’autres enfants. Cette ignorance protège temporairement son équilibre psychologique mais prépare une crise future.
Influences formatrices
Bentham et James Mill constituent les piliers initiaux de sa formation philosophique. Le premier lui lègue l’utilitarisme comme méthode d’analyse morale et politique ; le second, l’associationnisme psychologique qui explique l’esprit par l’association mécanique des idées. David Ricardo, ami de James Mill, initie le jeune homme aux subtilités de l’économie politique classique lors de longues discussions dans sa propriété de Gatcomb Park.
Un séjour en France (1820-1821) chez le frère de Bentham, Samuel, élargit ses horizons. Mill découvre la société française post-révolutionnaire, suit des cours à la faculté de Montpellier, s’initie aux sciences naturelles et à la botanique – passion qui l’accompagnera toute sa vie. Il rencontre Jean-Baptiste Say et apprend à nuancer les dogmes économiques britanniques par la perspective continentale.
Jeunesse et crise intellectuelle
Premières activités et engagement
À quatorze ans, Mill rejoint son père à l’India House, siège de la Compagnie des Indes orientales, où il occupera diverses fonctions administratives pendant trente-cinq ans. Cette sinécure lui assure l’indépendance financière nécessaire à ses travaux philosophiques. Parallèlement, il fonde la Société utilitariste (1823) avec de jeunes radicaux pour promouvoir les réformes benthamiennes.
Ses premiers écrits paraissent dans le Westminster Review, organe du radicalisme philosophique. Mill y défend la liberté de la presse, critique l’aristocratie terrienne, prône l’extension du suffrage. Son style, déjà remarquable par sa clarté analytique, manque encore de la nuance qui caractérisera sa maturité intellectuelle.
La crise de 1826
Automne 1826 : Mill traverse ce qu’il nomme « un état de torpeur nerveuse ». Cette dépression profonde remet en question les fondements de son éducation. L’utilitarisme benthamien, réduisant l’homme à une machine à calculer les plaisirs et les peines, lui apparaît soudain desséché et insuffisant. La question le hante : si tous les objectifs réformateurs qu’il poursuit étaient atteints, serait-il heureux ? La réponse négative révèle le vide affectif que dissimulait son hypertrophie intellectuelle.
Wordsworth et Coleridge deviennent ses guides vers la guérison. Leur poésie lui révèle la dimension esthétique et émotionnelle de l’existence, négligée par le rationalisme paternel. Mill découvre que le bonheur ne se poursuit pas directement mais survient comme effet secondaire d’activités valorisées pour elles-mêmes. Cette intuition transforme sa conception de l’utilitarisme.
Reconstruction philosophique
Sortant de la crise, Mill entreprend une révision critique de l’héritage benthamien. Sans renier l’utilitarisme, il l’enrichit de dimensions qualitatives : tous les plaisirs ne se valent pas, certains sont intrinsèquement supérieurs. « Mieux vaut être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait », écrira-t-il dans L’Utilitarisme. L’influence de Coleridge le conduit à intégrer l’histoire et la tradition dans sa philosophie sociale, tempérant le rationalisme abstrait.
Auguste Comte, dont il découvre le Cours de philosophie positive, lui fournit une vision historique du progrès humain. Bien que Mill rejettera plus tard le dogmatisme comtien, il retient l’importance de la méthode positive et l’idée d’une science sociale. Alexis de Tocqueville, par sa Démocratie en Amérique, l’alerte sur les dangers de la tyrannie majoritaire dans les sociétés démocratiques.
« Mieux vaut être un être humain insatisfait qu’un porc satisfait ; mieux vaut être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. »
Maturité intellectuelle et œuvres fondatrices
Le Système de logique (1843)
Après treize ans de travail, Mill publie son premier ouvrage majeur : A System of Logic, Ratiocinative and Inductive. L’ambition est monumentale : établir les fondements logiques de toute connaissance scientifique, y compris les sciences morales et sociales. Contre l’intuitionnisme de William Whewell qui postule des vérités a priori, Mill défend un empirisme radical : toute connaissance dérive de l’expérience.
Les méthodes d’induction expérimentale qu’il systématise – concordance, différence, variations concomitantes, résidus – deviennent canoniques dans l’épistémologie. Mill étend ces méthodes aux sciences sociales, proposant une « éthologie » (science du caractère) et une science sociale positive. Son influence sur les sciences humaines naissantes sera considérable.
« Sur lui-même, sur son propre corps et son propre esprit, l’individu est souverain. »
Principes d’économie politique (1848)
L’ouvrage synthétise et dépasse l’économie politique classique de Smith, Ricardo et Malthus. Mill distingue les lois de la production, quasi naturelles et invariables, des lois de la distribution, socialement déterminées et modifiables. Cette distinction ouvre l’espace d’une réforme sociale compatible avec l’efficacité économique.
Influencé par les socialistes français, notamment les saint-simoniens, Mill critique la propriété privée absolue et envisage des formes coopératives d’organisation économique. Ses chapitres sur « l’état stationnaire » anticipent les préoccupations écologiques contemporaines : la croissance économique infinie n’est ni possible ni souhaitable ; une société mature doit privilégier l’amélioration qualitative sur l’expansion quantitative.
Harriet Taylor et l’influence décisive
La rencontre avec Harriet Taylor en 1830 marque un tournant existentiel et intellectuel. Mariée à John Taylor, elle entretient avec Mill une amitié intellectuelle intense qui scandalise la société victorienne. Leur correspondance révèle une collaboration philosophique où Harriet influence particulièrement les questions sociales et féministes. Après la mort de John Taylor (1849), ils se marient en 1851.
Mill attribue à Harriet une part essentielle dans ses œuvres de maturité. Si les historiens débattent de l’exacte mesure de cette influence, il est indéniable qu’elle aiguise sa sensibilité aux questions d’émancipation féminine et de justice sociale. De la liberté porte sa marque, notamment dans l’analyse de la tyrannie sociale exercée sur les individus non conformistes.
L’apogée philosophique
De la liberté (1859)
Publié un an après la mort d’Harriet, l’essai On Liberty constitue le manifeste du libéralisme moderne. Mill y formule le « principe de liberté » : la société ne peut légitimement contraindre l’individu que pour empêcher le dommage à autrui. Dans la sphère self-regarding (concernant seulement l’individu), la liberté doit être absolue.
L’originalité millienne réside dans sa défense de la liberté non par le droit naturel mais par l’utilité sociale. La diversité des modes de vie et d’opinion constitue le moteur du progrès humain. L’unanimité intellectuelle signifie la stagnation ; l’excentricité individuelle nourrit l’innovation sociale. Mill craint moins le despotisme politique que la tyrannie de l’opinion publique qui impose une uniformité étouffante.
Quatre domaines de liberté sont essentiels : liberté de conscience et d’opinion, liberté des goûts et des projets de vie, liberté d’association. Mill défend la liberté d’expression absolue, arguant que toute opinion, même manifestement fausse, contribue à la vitalité de la vérité en la forçant à se justifier. Sa théorie du marché des idées influencera durablement la jurisprudence libérale.
L’Utilitarisme (1861-1863)
Série d’articles puis livre, Utilitarianism répond aux critiques accumulées contre la doctrine benthamienne. Mill raffine considérablement la théorie : distinction entre plaisirs supérieurs et inférieurs, fondée sur le jugement des « juges compétents » ayant expérimenté les deux types ; preuve de l’utilitarisme par l’observation que chacun désire effectivement le bonheur ; conciliation entre justice et utilité par l’idée que les règles de justice dérivent leur force de leur utilité sociale fondamentale.
L’argumentation, parfois jugée sophistique par ses critiques, révèle la tension entre l’héritage benthamien et les intuitions morales de Mill. Sa tentative de prouver logiquement le principe d’utilité – passage du fait que chacun désire son bonheur à l’obligation de promouvoir le bonheur général – reste controversée. Néanmoins, l’utilitarisme millien, plus subtil et humaniste que sa version benthamienne, demeure une référence majeure en philosophie morale.
L’Assujettissement des femmes (1869)
The Subjection of Women, écrit avec Harriet mais publié après sa mort, constitue le plaidoyer féministe le plus influent du XIXᵉ siècle. Mill y démolit méthodiquement les justifications de l’infériorité féminine. L’apparent assentiment des femmes à leur subordination ne prouve rien : l’éducation et la pression sociale fabriquent cette soumission. Les différences observées entre hommes et femmes résultent de la socialisation, non de la nature.
L’argumentation millienne articule principes libéraux et analyse sociologique. La subordination légale des femmes viole le principe de liberté ; elle prive la société de la moitié de ses talents potentiels. Mill réclame l’égalité juridique complète, l’accès à toutes les professions, le droit de vote. Son analyse du mariage comme « esclavage légal » choque ses contemporains mais anticipe les critiques féministes ultérieures.
« La liberté consiste à faire ce que l’on désire, tant que l’on ne nuit pas à autrui.»
Engagement politique et dernières années
Le député philosophe
Élu député de Westminster en 1865, Mill siège trois ans au Parlement. Sa campagne électorale, refusant toute dépense et toute promesse particulière, illustre sa conception austère de la politique. Au Parlement, il défend des causes impopulaires : suffrage féminin, représentation proportionnelle, réforme agraire irlandaise. Son amendement pour accorder le vote aux femmes (1867) recueille 73 voix – échec honorable qui lance le mouvement suffragiste.
Mill soutient la répression de la rébellion jamaïcaine par le gouverneur Eyre scandalise les radicaux. Sa position, cohérente avec son libéralisme, illustre les tensions de sa pensée : la civilisation justifie temporairement le despotisme sur les peuples « barbares ». Cette vision paternaliste de l’impérialisme, commune à l’époque, constitue aujourd’hui l’aspect le plus daté de sa philosophie.
Derniers écrits et synthèses
Battu aux élections de 1868, Mill se retire à Avignon, près de la tombe d’Harriet. Ses dernières années voient la publication d’ouvrages importants : Considerations on Representative Government (1861) théorise la démocratie représentative en proposant des mécanismes institutionnels – vote plural selon l’éducation, représentation proportionnelle – pour concilier participation populaire et compétence gouvernementale.
An Examination of Sir William Hamilton’s Philosophy (1865) constitue sa contribution majeure à la métaphysique. Mill y défend un phénoménalisme radical : la matière n’est que « possibilité permanente de sensation ». L’esprit lui-même se réduit à une série d’états de conscience liés par les lois d’association. Cette psychologie associationniste, malgré ses difficultés, influence durablement la philosophie de l’esprit.
L’Autobiographie, publiée posthumément (1873), offre le récit intellectuel d’une vie consacrée à la pensée. Mill y analyse avec une lucidité remarquable sa formation, sa crise, ses évolutions doctrinales. Le texte, monument de la littérature philosophique, révèle une personnalité complexe : rigueur intellectuelle et sensibilité romantique, rationalisme et ouverture à l’expérience mystique.
Mort et testament intellectuel
Mill meurt le 7 mai 1873 à Avignon, terrassé par un érysipèle. Ses derniers mots concernent son œuvre inachevée sur le socialisme. Three Essays on Religion, publiés posthumément, révèlent un Mill agnostique mais ouvert à l’espérance religieuse. L’essai sur « l’utilité de la religion » anticipe la sociologie religieuse ; celui sur « le théisme » envisage un Dieu limité, hypothèse compatible avec l’existence du mal.
Réception et postérité intellectuelle
Impact immédiat et controverses
La réception victorienne de Mill mélange admiration et réticence. Les libéraux saluent le défenseur de la liberté individuelle ; les conservateurs dénoncent le fossoyeur des traditions. Son féminisme choque une société patriarcale ; son ouverture au socialisme inquiète les possédants. L’université d’Oxford lui refuse un poste, jugeant sa philosophie trop radicale.
Les philosophes idéalistes britanniques – Green, Bradley, Bosanquet – construisent leur système contre l’empirisme et l’individualisme milliens. Ils reprochent à Mill son atomisme social, son incapacité à penser l’organicité sociale. Les économistes marginalistes – Jevons, Marshall – dépassent son économie classique mais reconnaissent sa contribution méthodologique.
Influence sur le libéralisme moderne
Le néo-libéralisme du XXᵉ siècle se divise dans son rapport à Mill. Hayek le cite comme précurseur du spontanéisme social mais critique son constructivisme rationaliste. Berlin voit en lui le théoricien de la liberté négative mais note les tentations paternalistes. Rawls s’inspire de son utilitarisme tout en le dépassant par sa théorie de la justice.
Le « harm principle » millien structure les débats contemporains sur les limites du droit pénal. Les questions de pornographie, stupéfiants, euthanasie mobilisent encore ses catégories. Hart et Devlin, Dworkin et Feinberg débattent dans les termes posés par De la liberté. La jurisprudence américaine sur la liberté d’expression s’inspire directement de Mill.
Actualité philosophique
La philosophie analytique redécouvre Mill précurseur. Sa logique anticipe les débats sur l’induction ; sa philosophie de l’esprit préfigure le fonctionnalisme ; son éthique nourrit l’utilitarisme contemporain. Les féministes reconnaissent en lui un allié précoce malgré ses limites victoriennes. Les écologistes citent sa critique de la croissance infinie.
Mill demeure une figure paradoxale : empiriste ouvert à l’idéal, utilitariste sensible à la justice, libéral tenté par le socialisme, rationaliste touché par le romantisme. Ces tensions, loin d’affaiblir sa pensée, en font la richesse. Sa méthode – partir de principes simples pour les complexifier au contact de l’expérience – offre un modèle de philosophie non dogmatique.
Penseur de la complexité avant l’heure, Mill refuse les simplifications doctrinales. Son libéralisme n’est pas laisser-faire mais émancipation active ; son utilitarisme n’est pas hédonisme vulgaire mais perfectionnisme moral ; son empirisme n’est pas scepticisme mais confiance critique dans la raison. Cette subtilité explique sa pertinence persistante : chaque génération trouve chez Mill des ressources pour penser les dilemmes entre liberté et égalité, individu et société, tradition et progrès, qui structurent la modernité démocratique.