INFOS-CLÉS | |
|---|---|
| Origine | France (Paris) | 
| Importance | ★★★★ | 
| Courants | Moraliste classique français | 
| Thèmes | Observation sociale, portraits moraux, analyse des caractères, critique de la cour, querelle des Anciens et des Modernes | 
Moraliste français du Grand Siècle, Jean de La Bruyère livre avec Les Caractères (1688) une radiographie impitoyable de la société de son temps.
En raccourci
Jean de La Bruyère naît à Paris en 1645 dans une famille de la bourgeoisie parlementaire. Après des études de droit, il acquiert une charge de trésorier des finances puis entre au service de la famille de Condé en 1684 comme précepteur du jeune duc de Bourbon.
En 1688, il publie Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, recueil de maximes, portraits et réflexions qui connaît un succès immédiat. L’ouvrage se présente d’abord comme une traduction des Caractères de Théophraste, mais La Bruyère y ajoute ses propres observations sur la société française. Chaque nouvelle édition enrichit le texte de remarques inédites.
Son style allie concision et précision pour peindre les travers humains : vanité, flatterie, hypocrisie. Observateur attentif de la cour de Versailles, il décrit les courtisans, les financiers, les femmes du monde avec une acuité remarquable. Son engagement dans la querelle des Anciens et des Modernes aux côtés des Anciens lui vaut des polémiques.
Élu à l’Académie française en 1693 après plusieurs tentatives, il meurt trois ans plus tard. Son œuvre unique impose un genre : le portrait moral.
Origines bourgeoises et formation juridique
Jean de La Bruyère naît à Paris le 16 août 1645 dans une famille de la bourgeoisie parlementaire établie dans le quartier des Halles. Son père, Louis de La Bruyère, occupe la fonction de contrôleur général des rentes de l’Hôtel de Ville de Paris, charge qui procure une aisance certaine sans conférer de noblesse. La famille appartient à cette bourgeoisie de robe qui aspire à l’élévation sociale par l’office et le service de l’État.
Les premières années de formation demeurent peu documentées. La Bruyère fréquente probablement le collège de Beauvais ou celui de Clermont à Paris, établissements jésuites réputés qui dispensent l’enseignement classique du Grand Siècle. Cette éducation humaniste le familiarise avec les auteurs grecs et latins, particulièrement les moralistes antiques qui nourriront plus tard son œuvre. Les textes de Théophraste, philosophe péripatéticien disciple d’Aristote, l’impressionnent durablement.
En 1665, à vingt ans, il obtient sa licence en droit à Orléans. Cette formation juridique classique ouvre traditionnellement les portes de la magistrature ou de l’administration royale. Plutôt que d’exercer le barreau, La Bruyère acquiert en 1673 la charge de trésorier général de France au bureau des finances de Caen. Cette fonction purement honorifique exige un investissement financier important mais dispense d’exercice effectif. L’achat d’office constitue alors pour la bourgeoisie un moyen d’ascension sociale et de placement financier.
Une décennie d’observation silencieuse
Entre 1673 et 1684, La Bruyère vit une période sur laquelle les archives révèlent peu de choses. Il réside à Paris, fréquente sans doute les salons littéraires de la capitale, observe la société parisienne. Cette décennie forme son regard d’observateur. Les cercles lettrés de l’époque débattent de littérature, de morale, de galanterie. Le jeune homme lit, note, accumule les remarques sur les travers humains qu’il côtoie.
La fonction de trésorier ne requiert aucune présence à Caen. La Bruyère dispose ainsi de temps et d’indépendance matérielle pour cultiver ses intérêts intellectuels. Il fréquente la bibliothèque de l’Oratoire, consulte les ouvrages des moralistes français et étrangers. Montaigne, Pascal récemment disparu, La Rochefoucauld dont les Maximes paraissent en 1665, façonnent sa sensibilité morale. Ces auteurs ont établi un genre : l’analyse des passions humaines par fragments, sentences, portraits.
Cette période d’apparente discrétion prépare l’œuvre future. La Bruyère observe, classe mentalement les types humains, note les contradictions entre apparence et réalité. La cour de Louis XIV rayonne alors de son éclat maximum. Versailles, achevé en 1682, devient le théâtre permanent où se joue la comédie sociale que La Bruyère décrira plus tard avec minutie.
Service auprès des Condé et accès à la cour
En août 1684 survient le tournant décisif de l’existence de La Bruyère. Bossuet, précepteur du dauphin et figure intellectuelle majeure du royaume, le recommande auprès de la famille de Condé pour assurer l’éducation du jeune duc de Bourbon, petit-fils du Grand Condé. Cette nomination place La Bruyère au cœur de l’une des plus illustres familles du royaume. Le Grand Condé, vainqueur de Rocroi, demeure une figure légendaire malgré les vicissitudes de la Fronde.
Le rôle de précepteur s’avère ingrat. Le jeune duc de Bourbon, né en 1668, manifeste peu d’aptitude pour les études. Dissipé, peu enclin aux lettres, il préfère la chasse et les divertissements aux leçons. La Bruyère découvre la difficulté d’instruire un élève rétif que sa naissance dispense d’efforts. Cette expérience nourrira plusieurs passages des Caractères sur l’éducation des grands et l’inutilité des savoirs véritables dans l’aristocratie.
L’observatoire de Chantilly
La fonction offre néanmoins un avantage considérable : l’accès privilégié au monde de la cour. La Bruyère réside au château de Chantilly, demeure des Condé, et accompagne la famille dans ses déplacements. Il observe quotidiennement le spectacle de la vie aristocratique, assiste aux réceptions, côtoie princes, ducs, courtisans. Son statut d’homme de lettres salarié le place dans une position inconfortable : ni domestique, ni pair des grands, il appartient à la catégorie intermédiaire des gens de lettres attachés aux grandes maisons.
Cette situation ambiguë aiguise son regard critique. Il perçoit le côté artificiel des rapports sociaux, la comédie permanente des politesses et des préséances. Chaque geste, chaque parole obéit à des codes rigides. Les courtisans se surveillent mutuellement, cultivent l’apparence, dissimulent leurs sentiments véritables. La Bruyère note ces observations avec la précision d’un naturaliste. Son regard extérieur, celui d’un bourgeois lettré introduit par fonction dans l’aristocratie, lui permet une distance analytique.
Entre 1684 et 1688, il accumule les remarques qui formeront la matière des Caractères. Le château de Chantilly devient son laboratoire d’observation sociale. Il constate l’écart entre les principes moraux affichés et les comportements effectifs, relève les contradictions, les vanités, les bassesses cachées sous le vernis des bonnes manières. Cette période forge son style : incisif, précis, refusant les généralités vagues au profit du détail révélateur.
Genèse et publication des Caractères
En 1688, La Bruyère publie à Paris Les Caractères de Théophraste traduits du grec, avec les Caractères ou les Mœurs de ce siècle. Le titre indique d’emblée la double nature de l’ouvrage : traduction d’un texte antique et observations originales sur le présent. Cette structure constitue une stratégie éditoriale habile. La traduction de Théophraste, philosophe grec du IVᵉ siècle avant Jésus-Christ connu pour ses portraits de types moraux, sert de caution antique aux remarques contemporaines.
La première édition, relativement modeste, contient 420 remarques réparties en huit chapitres. Le texte se présente sous forme de fragments : maximes brèves, portraits développés, réflexions de longueur variable. Cette discontinuité formelle, héritée de Montaigne et de La Rochefoucauld, permet la lecture fragmentaire tout en créant un effet d’accumulation. Chaque remarque constitue une unité autonome mais l’ensemble compose une fresque cohérente de la société.
Le succès immédiat et les éditions augmentées
Le public réagit avec enthousiasme. Les lecteurs reconnaissent dans les portraits des personnages réels de la cour. Le jeu des clefs, pratique courante à l’époque, consiste à identifier les modèles des caractères. Certains passages visent manifestement des figures connues, d’autres demeurent volontairement génériques. Cette ambiguïté alimente les conversations mondaines et assure le succès de l’ouvrage.
Encouragé par cet accueil, La Bruyère enrichit considérablement les éditions suivantes. La quatrième édition de 1689 ajoute de nombreux portraits et remarques. La cinquième de 1690 introduit le chapitre « De la cour » et « Des grands ». Ces ajouts progressifs transforment l’ouvrage initial en une somme qui atteint dans la neuvième édition de 1696, la dernière du vivant de l’auteur, plus de 1 120 remarques réparties en seize chapitres. Chaque nouvelle livraison apporte des observations inédites, affine l’analyse sociale.
La méthode d’écriture privilégie le fragment, unité rhétorique qui permet la concision maximale. La Bruyère travaille la forme avec exigence. Certaines remarques tiennent en une phrase ciselée, d’autres se développent en plusieurs pages. Cette variation formelle évite la monotonie. L’auteur alterne maximes générales, portraits individualisés, scènes dialoguées, descriptions satiriques. Le style combine précision lexicale, formules frappantes, effets de surprise dans les chutes.
L’anatomie de la société de cour
Les Caractères offrent une radiographie systématique de la société française du règne de Louis XIV. La Bruyère organise sa matière par thèmes : le mérite personnel, les femmes, le cœur, la société, les biens de fortune, la ville, la cour, les grands, le souverain, l’homme, les jugements, la mode, les esprits forts. Cette architecture thématique permet d’explorer méthodiquement les différents domaines de l’existence sociale.
Le regard de La Bruyère dissèque les mécanismes de la vie mondaine. Il montre comment l’argent détermine les positions sociales, comment la faveur du prince décide des destins, comment l’apparence masque la réalité. Les portraits de courtisans illustrent l’aliénation créée par la recherche permanente de l’approbation royale. Ménalque, distrait chronique, incarne l’absurdité de certains comportements. Giton le riche et Phédon le pauvre démontrent comment la fortune modèle jusqu’aux attitudes corporelles.
La critique sociale et morale
L’analyse dépasse la simple satire pour atteindre une portée anthropologique. La Bruyère s’interroge sur la nature humaine à travers ses manifestations sociales. Il observe que les institutions sociales accentuent les défauts naturels. La cour exacerbe la vanité, l’argent corrompt les relations humaines, les modes imposent des conformismes absurdes. Cette critique ne se limite pas à dénoncer : elle cherche à comprendre les ressorts psychologiques des comportements.
Plusieurs remarques traitent de l’écart entre mérite réel et reconnaissance sociale. Les hommes de talent demeurent souvent méconnus tandis que les médiocres obtiennent honneurs et fortune par intrigue ou naissance. Cette injustice fondamentale traverse l’ouvrage. La Bruyère lui-même, homme de mérite sans fortune ni naissance, éprouve directement cette situation. Son texte porte la trace de cette expérience personnelle sans jamais verser dans la plainte directe.
La description de la cour atteint une acuité particulière. Les chapitres « De la cour » et « Des grands » peignent un univers régi par l’artifice, où chacun joue un rôle, surveille les autres, calcule ses paroles et ses gestes. Les courtisans sacrifient leur liberté, leur temps, leur dignité pour capter les faveurs du prince. Versailles apparaît comme une machine à broyer les individualités, à transformer les hommes en automates du paraître. L’analyse anticipe les critiques ultérieures de la société de cour développées par Norbert Elias au XXᵉ siècle.
Engagement dans la querelle des Anciens et des Modernes
À partir de 1688, La Bruyère s’engage résolument dans la querelle des Anciens et des Modernes qui divise le monde des lettres. Ce conflit intellectuel oppose deux conceptions de la littérature. Les Modernes, menés par Charles Perrault et Fontenelle, affirment la supériorité des œuvres contemporaines sur celles de l’Antiquité, invoquant le progrès des connaissances et le raffinement de la civilisation. Les Anciens, dont Boileau, Racine et La Bruyère, défendent la perfection indépassable des œuvres grecques et latines.
La Bruyère expose sa position dans le chapitre « Des ouvrages de l’esprit » des Caractères. Il y affirme que les Anciens ont épuisé les possibilités de l’invention littéraire et fixé les modèles définitifs du beau. Cette thèse conservatrice s’appuie sur une philosophie esthétique : la beauté artistique répond à des règles éternelles que l’Antiquité a découvertes. Les auteurs modernes ne peuvent qu’imiter ces modèles en les adaptant à leur temps. La perfection formelle d’Homère, de Sophocle, de Virgile demeure inégalée.
Le Discours sur Théophraste et la défense des Anciens
Le Discours sur Théophraste qui ouvre les Caractères constitue un manifeste en faveur des Anciens. La Bruyère y développe l’idée que les moralistes grecs ont déjà tout dit sur la nature humaine. Les observations de Théophraste restent valables car les passions humaines ne changent pas à travers les siècles. Seules les formes sociales évoluent, le fond demeure identique. Cette thèse justifie le projet même des Caractères : actualiser Théophraste en décrivant les mœurs contemporaines selon les mêmes principes.
La position de La Bruyère dans cette querelle lui vaut des attaques. Les Modernes, notamment Thomas Corneille et Fontenelle, contestent son pessimisme culturel. Ils lui reprochent de refuser le progrès, de méconnaître les réussites littéraires du Grand Siècle. La Bruyère répond par de nouvelles remarques ajoutées aux éditions successives des Caractères. Ces polémiques littéraires animent la vie intellectuelle parisienne durant les années 1690.
L’engagement dans ce débat révèle une conviction profonde. Pour La Bruyère, l’imitation des Anciens ne constitue pas un archaïsme mais une exigence de rigueur formelle. Les règles classiques héritées de l’Antiquité garantissent la qualité des œuvres. Le raffinement stylistique qu’il pratique lui-même témoigne de cette fidélité aux principes classiques : clarté, précision, économie de moyens, justesse de l’expression. Son adhésion au camp des Anciens s’accorde avec son esthétique personnelle.
L’Académie française et la reconnaissance tardive
L’élection à l’Académie française représente pour les écrivains du XVIIᵉ siècle la consécration suprême. La Bruyère se présente une première fois en 1691 mais échoue face à l’abbé de Caumartin. Cette défaite lui inspire des remarques amères sur les académies et leurs critères de sélection. Il se représente en 1692 sans plus de succès. Ces échecs successifs témoignent des réticences d’une partie de l’institution face à un auteur satirique dont l’œuvre égratigne de nombreuses personnalités.
Mais en mai 1693, La Bruyère obtient finalement l’élection au fauteuil laissé vacant par la mort de l’abbé de Cerfeuil. Cette victoire tardive intervient après des tractations et le soutien actif du parti des Anciens. Boileau et Racine appuient sa candidature. Le prince de Condé use également de son influence pour favoriser son ancien protégé. L’élection suscite des controverses car les Modernes voient dans cette nomination un renforcement de leurs adversaires.
Le discours de réception et ses échos
Le 15 juin 1693, La Bruyère prononce son discours de réception devant l’Académie. Conformément à l’usage, il fait l’éloge de son prédécesseur puis évoque l’histoire de l’institution. Le discours, habilement construit, réaffirme ses positions dans la querelle des Anciens et des Modernes. Il célèbre les grands écrivains du siècle, notamment Corneille et Molière, tout en maintenant la supériorité des modèles antiques. Cette intervention provoque des remous parmi les Modernes qui y perçoivent une provocation.
L’élection académique marque une reconnaissance officielle mais ne modifie guère l’existence de La Bruyère. Il continue à résider chez les Condé, poursuit ses observations, enrichit les Caractères dans les nouvelles éditions. Le titre d’académicien lui confère un prestige accru mais n’altère ni son indépendance d’esprit ni son regard critique. Les dernières remarques ajoutées aux Caractères conservent la même acuité satirique que les premières.
Cette consécration tardive illustre le destin paradoxal d’un écrivain admiré du public mais longtemps tenu à distance par l’establishment littéraire. Les Caractères rencontrent un succès populaire immédiat et durable, attesté par les multiples rééditions, mais leur auteur peine à obtenir la reconnaissance institutionnelle. Cette situation reflète la gêne suscitée par un texte qui déshabille les illusions sociales et dévoile les mécanismes du pouvoir symbolique.
Dernières années et mort prématurée
Après son élection à l’Académie, La Bruyère demeure au service de la famille de Condé. Il assiste aux derniers moments du Grand Condé, mort en décembre 1686, et continue à servir son fils Henri Jules de Bourbon-Condé. Sa situation matérielle reste modeste malgré sa notoriété littéraire. La pension versée par les Condé constitue sa principale ressource, une dépendance économique vis-à-vis d’une grande famille qui illustre la condition précaire des hommes de lettres au XVIIᵉ siècle.
Les années 1694-1696 voient paraître les dernières éditions enrichies des Caractères. La Bruyère continue d’observer, de noter, d’affiner ses analyses. La neuvième édition, publiée au printemps 1696, constitue la version définitive. Elle témoigne d’un travail d’amélioration constant sur une œuvre conçue comme un projet ouvert, susceptible d’additions et de perfectionnements indéfinis. Cette méthode d’écriture par strates successives façonne une œuvre en mouvement permanent.
Une mort soudaine
Le 10 mai 1696, La Bruyère meurt subitement à Versailles, dans l’appartement d’un ami, frappé d’apoplexie. Il est âgé de cinquante ans. Cette mort brutale surprend son entourage. Les circonstances précises demeurent mal connues. L’abbé Dujarry, qui l’accompagne dans ses derniers moments, rapporte qu’il s’effondre au cours d’une conversation. Les médecins appelés ne peuvent que constater le décès.
La disparition de La Bruyère passe relativement inaperçue du grand public. Aucune cérémonie fastueuse ne marque ses funérailles. Il est inhumé discrètement à Paris dans l’église Saint-Christophe. L’homme qui a peint la société de son temps avec tant de perspicacité quitte le monde sans les honneurs réservés aux grands. Cette fin modeste contraste avec la renommée que connaîtra son œuvre.
Les réactions immédiates témoignent de sentiments partagés. Les admirateurs des Caractères pleurent un observateur irremplaçable. Certains adversaires expriment un soulagement. La Bruyère avait blessé de nombreuses vanités, froissé des susceptibilités. Son regard sans indulgence avait créé des inimitiés durables. La postérité jugera différemment cette œuvre unique dans la littérature française.
Héritage littéraire et postérité
Les Caractères établissent un genre littéraire spécifiquement français : le portrait moral fragmentaire. L’œuvre crée une tradition d’écriture qui influence durablement la prose classique. La forme brève, ciselée, concentrée sur l’observation précise des comportements humains, devient un modèle. Le XVIIIᵉ siècle voit paraître de nombreux recueils de caractères qui s’inspirent directement de La Bruyère.
L’influence immédiate se manifeste chez les moralistes du siècle suivant. Vauvenargues, Chamfort, Rivarol reprennent la forme de la maxime et du portrait. Ils partagent avec La Bruyère le souci de l’expression juste, du mot qui frappe. Le goût classique pour la formule lapidaire, pour l’analyse psychologique concentrée, perpétue l’héritage bruyérien. Les salons du XVIIIᵉ siècle cultivent cet art de l’observation mondaine armée d’un style incisif.
Réception critique à travers les siècles
Les jugements sur l’œuvre varient selon les époques. Le XVIIIᵉ siècle admire le style mais critique la vision sociale conservatrice. Les philosophes des Lumières, engagés dans la critique des institutions, trouvent La Bruyère trop attaché à l’ordre établi. Voltaire lui reconnaît un talent d’écrivain tout en déplorant l’absence de propositions réformatrices. Cette lecture demeure partielle car elle méconnaît la portée anthropologique de l’analyse.
Le XIXᵉ siècle redécouvre La Bruyère sous l’angle du réalisme littéraire. Balzac voit en lui un précurseur de la description sociale systématique. Les Caractères apparaissent comme une préfiguration de La Comédie humaine. Cette lecture sociologique valorise la dimension documentaire de l’œuvre. Sainte-Beuve consacre des pages admiratives au moraliste. La précision des observations, la justesse des portraits, la pénétration psychologique suscitent l’admiration des romanciers réalistes.
Le XXᵉ siècle apporte des lectures nouvelles. Les historiens de la société utilisent les Caractères comme source documentaire sur la cour de Louis XIV. Norbert Elias, dans La Société de cour (1969), analyse les mécanismes de la vie aristocratique en s’appuyant largement sur La Bruyère. Cette approche sociologique reconnaît la valeur scientifique des observations. L’œuvre dépasse ainsi le statut de texte littéraire pour devenir document historique.
Actualité d’une pensée morale
La lecture contemporaine des Caractères révèle une actualité inattendue. Les analyses de La Bruyère sur les comportements sociaux conservent une pertinence. La description des mécanismes de distinction sociale, de la quête de reconnaissance, des jeux de pouvoir symbolique résonne avec les analyses sociologiques modernes. Pierre Bourdieu reconnaît dans les Caractères une intuition anticipatrice de la notion de capital symbolique.
L’observation des modes intellectuelles, de la tyrannie du conformisme, de l’aliénation créée par la recherche du statut social garde sa force. Les remarques sur la vanité, sur l’écart entre apparence et réalité, sur la superficialité des relations mondaines s’appliquent aux sociétés contemporaines. Seuls les décors changent : les réseaux sociaux remplacent les salons, mais les mécanismes psychologiques demeurent identiques.
Le style de La Bruyère fascine encore. Sa capacité à condenser une observation complexe en quelques lignes, à créer des formules qui frappent l’esprit, demeure exemplaire. L’art du portrait en quelques traits, l’économie de moyens jointe à la précision du détail, constituent une leçon d’écriture toujours valide. Les Caractères témoignent qu’une pensée profonde peut s’exprimer dans une forme brève et accessible.
L’œuvre de La Bruyère occupe une place singulière dans l’histoire de la pensée morale. Elle ne propose pas de système philosophique, ne développe pas de théorie abstraite, mais offre une méthode d’analyse fondée sur l’observation minutieuse du réel. Cette approche empirique, attentive aux comportements effectifs plutôt qu’aux principes théoriques, fonde une tradition intellectuelle française qui privilégie la finesse psychologique et le sens des nuances. Les Caractères demeurent un monument du classicisme français et un instrument toujours actif de compréhension de la condition humaine. Pour cette raison, nous nous devions de l’inclure dans les portraits de Philosophes.org.










