INFOS-CLÉS | |
|---|---|
| Nom d’origine | جابر بن حيّان (Jābir ibn Ḥayyān) |
| Nom anglais | Geber |
| Origine | Calife Abbasside (Perse ou Irak) |
| Importance | ★★★★ |
| Courants | Alchimie, Philosophie islamique, Ésotérisme (Chiisme) |
| Thèmes | Alchimie (al-kīmiyā), Théorie de l’équilibre (al-mīzān), Théorie soufre-mercure, Takwīn (génération artificielle) |
En raccourci
Jābir ibn Ḥayyān, ou Geber pour les Latins, est une figure centrale de l’alchimie médiévale. Il vit au 8ème siècle dans l’Empire abbasside, principalement à Kufa. Sa vie est entourée de mystère.
La tradition le lie au sixième imam chiite, Ja’far al-Sadiq, qui aurait été son maître spirituel et scientifique. Cette connexion est aujourd’hui débattue par les historiens. Jābir est crédité d’avoir écrit des milliers de traités couvrant l’alchimie, la cosmologie, la médecine et la philosophie.
Ce « corpus jabirien » est immense. Sa méthode repose sur l’expérimentation et la quantification précise. Il cherche à comprendre la structure de la matière. Il développe la théorie selon laquelle tous les métaux sont composés de Soufre et de Mercure en différentes proportions. L’objectif ultime de son art n’est pas seulement de transmuter les métaux. Il vise la « génération artificielle » (takwīn), la création de la vie elle-même. Sa philosophie, ésotérique et complexe, lie la science de la nature à une vision religieuse chiite du monde, où tout est signe et équilibre.
Le « problème jabirien » : Histoire et légende
L’immense ensemble d’écrits attribués à Jābir ibn Ḥayyān pose un défi historique considérable. Plus de 3 000 traités ou livres lui sont assignés par la tradition. Cette œuvre monumentale couvre non seulement l’alchimie, mais aussi la cosmologie, la médecine, la magie, la musique et la philosophie. La cohérence stylistique et doctrinale de ce corpus est étonnante. Elle suggère une origine commune.
Pourtant, l’ampleur même de cette production rend l’attribution à un seul homme improbable. Les historiens modernes, à la suite des travaux de Paul Kraus dans les années 1940, ont soulevé le « problème jabirien ». Kraus a démontré que, si un Jābir historique a pu exister, la majorité du corpus a été rédigée plus tard, à la fin du 9e et au début du 10e siècle. Ces textes seraient l’œuvre collective d’une école de pensée ésotérique, probablement liée au chiisme ismaélien.
Le Jābir historique
La biographie traditionnelle reste fragmentaire et incertaine. Jābir ibn Ḥayyān serait né à Tus, dans le Khorasan (en Perse), vers 721. Son père, Ḥayyān al-Azdī, était un pharmacien (Attar) originaire de Kufa (Irak). Il aurait soutenu la Révolution abbasside contre les Omeyyades. Ḥayyān fut capturé et exécuté pour son engagement politique.
Le jeune Jābir aurait fui au Yémen après ce drame. Il y étudie le Coran et les mathématiques. Il serait ensuite revenu à Kufa, le grand centre intellectuel de l’époque. C’est là qu’il se serait attaché à la figure de l’imam Ja’far al-Sadiq.
L’ombre de l’imam Ja’far al-Sadiq
La tradition fait de Jābir le disciple dévoué du sixième imam chiite, Ja’far al-Sadiq (mort en 765). Cette relation est centrale dans la construction de la figure de Jābir. L’imam n’est pas seulement un guide spirituel. Il est la source de la connaissance (ilm) de Jābir, y compris son savoir alchimique.
Dans cette perspective, l’alchimie n’est pas une simple technique. Elle est une science religieuse, une voie d’accès aux secrets divins de la création. La science de Jābir est indissociable d’une vision du monde chiite, où l’imam est l’interprète infaillible du sens caché (bātin) de l’univers. Que cette relation soit historique ou une allégeance symbolique revendiquée par les auteurs du corpus, elle ancre l’œuvre dans un contexte ésotérique précis.
L’hypothèse d’une école de pensée
L’analyse textuelle menée par Paul Kraus éclaire le corpus d’un jour nouveau. Il montre que de nombreux concepts philosophiques et scientifiques présents dans les textes sont postérieurs à la mort de Ja’far al-Sadiq. Des traductions d’œuvres grecques (comme celles d’Aristote ou d’Apollonios de Tyane) semblent avoir été utilisées. Elles n’étaient pas disponibles du vivant de Jābir.
Dès lors, l’hypothèse la plus probable est celle d’une « école jabirienne ». Des auteurs anonymes, actifs un siècle après le Jābir historique, auraient rédigé ces traités. Ils auraient utilisé le nom prestigieux de Jābir, disciple de l’imam, comme une autorité pour légitimer leurs doctrines. Cette école visait à synthétiser le savoir grec, persan et islamique dans un système philosophique et scientifique unifié.
La science de l’alchimie (al-kīmiyā)
Qu’il soit l’œuvre d’un homme ou d’une école, le corpus jabirien propose une transformation majeure de l’alchimie. Il la fait passer d’un art mystique et symbolique, hérité d’Alexandrie, à une discipline expérimentale et quantitative.
Une fondation méthodologique
Jābir insiste sur la primauté de l’expérience pratique. Il critique les « philosophes en fauteuil » qui spéculent sans jamais entrer au laboratoire. Pour lui, la connaissance doit être acquise par le travail manuel et l’observation rigoureuse. Le corpus décrit en détail des processus chimiques. Il s’agit de la distillation, de la cristallisation, de la calcination, de la sublimation et de l’évaporation.
Cette approche marque une étape importante vers la méthode scientifique. Jābir est crédité de l’invention ou du perfectionnement de nombreux instruments, dont l’alambic (al-anbiq). Il décrit aussi la préparation de substances chimiques fondamentales, comme l’acide nitrique, l’acide sulfurique et l’aqua regia (l’eau régale capable de dissoudre l’or). L’expérimentation devient la pierre de touche de la vérité.
La théorie Soufre-Mercure
Pour Jābir, l’alchimie grecque, basée sur les quatre éléments d’Aristote (Terre, Eau, Air, Feu), est insuffisante. Il la complète par une théorie plus spécifique à la formation des métaux. Tous les métaux sont composés de deux principes fondamentaux : le Soufre (symbolisant le principe du combustible et du masculin) et le Mercure (symbolisant le principe du fusible, du métallique et du féminin).
Ces deux principes ne sont pas les substances vulgaires que nous connaissons. Ce sont des essences philosophiques. Un métal diffère d’un autre uniquement par la proportion et la pureté de ces deux composants. L’or est le métal parfait. Il représente l’équilibre idéal entre un Soufre pur et un Mercure pur. La transmutation (le Grand Œuvre) n’est donc pas un miracle. Elle est un processus rationnel de purification et de rééquilibrage des principes Soufre et Mercure dans un métal vil, pour le ramener à la perfection de l’or.
Al-Mīzān : La philosophie de l’équilibre
Cette recherche de l’équilibre dans les métaux n’est que l’application d’un principe universel. Ce principe gouverne l’intégralité de la création. Jābir nomme cette science universelle la « science de l’équilibre » (ilm al-mīzān).
La balance quantitative
Le mīzān est l’outil conceptuel central de Jābir. Tout ce qui existe, du minéral à la planète, de la plante à l’âme humaine, possède une constitution interne quantifiable. L’alchimiste doit dépasser les apparences (le zāhir). Il doit atteindre la structure cachée (le bātin).
Cette structure est un rapport de forces. Jābir postule que chaque substance possède quatre « natures » (les qualités aristotéliciennes : chaud, froid, sec, humide). Ces natures s’expriment selon des proportions mathématiques précises. L’alchimiste est celui qui sait « peser » ces natures. Il peut ainsi calculer la constitution exacte de toute chose. La nature est écrite en langage mathématique.
La balance des lettres
Le système de Jābir devient plus complexe. Il étend la balance du monde physique au monde du langage. La langue arabe, langue de la Révélation, est pour lui le reflet parfait de la structure du réel. Chaque lettre de l’alphabet arabe possède une valeur numérique (selon le système abjad).
Le nom d’une substance n’est pas arbitraire. Il est le miroir linguistique de sa constitution physique. En analysant la valeur numérique des lettres composant le nom d’un objet, l’initié peut déduire ses propriétés cachées (son bātin). La science de l’équilibre devient aussi une science des lettres. Elle lie la physique, la linguistique et la numérologie dans un vaste système de correspondances.
L’équilibre cosmique et religieux
Ce principe d’équilibre structure l’univers entier. Le macrocosme (les sphères célestes) et le microcosme (l’homme) sont régis par les mêmes lois d’harmonie et de proportion. L’équilibre est la signature de Dieu dans la création.
Dans la vision chiite du corpus, le déséquilibre est la source du mal et de l’erreur. Le monde physique est déséquilibré (les métaux vils). Le monde humain l’est aussi (l’ignorance, l’injustice). Tout comme l’alchimiste restaure l’équilibre dans les métaux pour créer l’or, l’Imam est le « médecin des âmes ». Il est l’équilibre vivant, chargé de restaurer l’harmonie spirituelle et religieuse dans l’humanité.
Takwīn : L’ambition de la création
L’application de la science de l’équilibre mène à l’objectif ultime du corpus jabirien. Cet objectif dépasse de loin la simple transmutation des métaux. Il s’agit du Takwīn, la génération artificielle.
Le Grand Œuvre comme imitation divine
Si tout dans l’univers est le produit d’un équilibre quantifiable, un maître alchimiste devrait être capable de reproduire cet équilibre en laboratoire. S’il connaît les proportions exactes qui définissent un minéral, une plante, ou même un animal, il devrait pouvoir les recréer.
Le Takwīn est l’ambition de générer la vie artificiellement. Le corpus jabirien contient des recettes énigmatiques pour la création d’êtres vivants, y compris l’homoncule (l’homme artificiel). Cette ambition n’est pas vue comme un blasphème. Elle est l’imitation ultime de l’acte créateur de Dieu. C’est la preuve que l’alchimiste a véritablement compris les lois secrètes de l’univers.
Une science ésotérique
Une telle connaissance est puissante. Elle est aussi dangereuse. Les auteurs du corpus insistent sur le fait que ce savoir ne doit pas être divulgué au public. Il est réservé à une élite d’initiés, les « Frères de la Pureté » (Ikhwân al-Safâ), qui possèdent la maturité morale et spirituelle pour le comprendre.
C’est pourquoi les textes de Jābir sont délibérément obscurs. Ils sont rédigés dans un langage allégorique et symbolique. Les recettes sont codées. La complexité du style est une protection. Elle sert à décourager les esprits superficiels et à ne guider que ceux qui sont dignes de percer le sens caché.
Héritage et postérité
Qu’il soit le produit d’un homme ou d’une école, l’impact du corpus jabirien sur l’histoire des sciences et de la philosophie fut immense.
Influence dans le monde arabo-musulman
Dans le monde islamique, Jābir fut une source d’inspiration et de débat. Des penseurs comme Al-Kindī et Al-Fārābī ont intégré certaines de ses idées. Le grand médecin et alchimiste Al-Rāzī (Rhazes), au 10e siècle, a poursuivi son œuvre expérimentale. Il a systématisé la chimie jabirienne, tout en rejetant son aspect ésotérique et la « balance des lettres ». L’œuvre de Jābir a alimenté pendant des siècles la pensée scientifique et ésotérique arabe.
Geber et l’Europe médiévale
Une partie du corpus fut traduite en latin au 12e siècle, notamment le Livre des Soixante-dix. Mais c’est surtout un autre ensemble de textes, apparu au 13e siècle en Europe, qui cimenta sa renommée. Rédigés en latin par un auteur anonyme, probablement en Italie ou en Espagne, ces textes furent placés sous l’autorité de « Geber ».
Ce corpus du « Pseudo-Geber », dont l’ouvrage majeur est la Somme de la perfection du magistère (Summa perfectionis magisterii), présente une alchimie plus sobre et plus pratique que l’original arabe. Il abandonne la métaphysique complexe du mīzān. Il se concentre sur la théorie Soufre-Mercure et les opérations de laboratoire. C’est cet auteur, le Pseudo-Geber, qui deviendra l’autorité alchimique principale pour l’Occident médiéval et la Renaissance, influençant des figures comme Roger Bacon et Paracelse.
Jābir ibn Ḥayyān, ou le collectif s’exprimant à travers son nom, demeure l’un des piliers de l’histoire des sciences. La contribution principale de son œuvre est la transformation de l’alchimie d’un art mystique en une discipline expérimentale fondée sur la quantification. En liant le laboratoire à une cosmologie métaphysique complexe, le corpus jabirien a établi un modèle qui dominera la pensée chimique pendant des siècles. Son insistance sur la méthode, la rigueur expérimentale et la recherche de l’équilibre matériel continue d’éclairer la transition de la pensée antique vers la science moderne.








