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Table of Contents
  1. En raccourci
    1. Les années de formation et l’héritage familial
    2. L’éveil philosophique à l’Université de Pennsylvanie
    3. Le doctorat à UCLA et les premières recherches
    4. Les années Princeton et MIT : l’émergence du fonctionnalisme
    5. La révolution en philosophie du langage
    6. Le tournant réaliste et l’expérience du cerveau dans une cuve
    7. L’engagement politique et social
    8. Le retour au pragmatisme et la critique du fonctionnalisme
    9. La philosophie juive et la dimension religieuse
    10. Les derniers travaux : perception et réalisme naturel
    11. L’héritage philosophique et les débats contemporains
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Hilary Putnam (1926–2016) Réalisme, esprit et langage

  • 08/10/2025
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Origine États-Unis
Importance ★★★★
Courants analytique, pragmatisme néo-américain
Thèmes fonctionnalisme, externalisme sémantique, réalisme scientifique, réalisme interne, argument du modèle

Hilary Putnam fut l’un des philosophes analytiques les plus influents du XXᵉ siècle, connu pour ses contributions majeures en philosophie de l’esprit, philosophie du langage et philosophie des mathématiques. Son parcours intellectuel, marqué par de nombreux revirements théoriques, témoigne d’une pensée constamment en mouvement et d’une honnêteté intellectuelle rare.

En raccourci

Putnam incarne la figure du philosophe analytique qui n'hésite pas à réviser ses positions. Inventeur du fonctionnalisme en philosophie de l'esprit, qu'il abandonnera plus tard, il développe une théorie causale de la référence et formule l'expérience de pensée du « cerveau dans une cuve ». Sa trajectoire intellectuelle le mène du réalisme métaphysique au réalisme interne, puis à un pragmatisme inspiré de Dewey. Son œuvre témoigne d'une volonté constante de dépasser les dichotomies traditionnelles entre fait et valeur, esprit et corps, réalisme et antiréalisme.*

Définitions

  • Fonctionnalisme : théorie selon laquelle les états mentaux sont définis par leurs relations causales plutôt que par leur substrat physique, comme un logiciel peut tourner sur différents ordinateurs
  • Réalisme interne : position philosophique affirmant que la vérité est relative à un schème conceptuel tout en maintenant une forme d’objectivité
  • Division du travail linguistique : principe selon lequel la référence des termes dépend de l’expertise collective d’une communauté, comme « or » renvoie à ce que les chimistes identifient comme Au

Les années de formation et l’héritage familial

Hilary Putnam naît le 31 juillet 1926 à Chicago dans une famille intellectuelle de gauche. Son père, Samuel Putnam, traducteur renommé de Cervantès et écrivain communiste, lui transmet très tôt le goût des idées et de l’engagement politique. Cette enfance baignée dans un milieu cultivé et politisé marquera profondément son parcours intellectuel.

La famille s’installe en France en 1932 où le jeune Hilary fréquente l’école communale. Cette expérience européenne précoce lui donne une ouverture internationale peu commune parmi les philosophes analytiques américains de sa génération. Le retour aux États-Unis en 1934 et l’installation à Philadelphie correspondent à une période de formation décisive.

L’adolescence de Putnam se déroule dans l’ombre de la Seconde Guerre mondiale et de l’engagement politique paternel. Il développe précocement un intérêt pour les mathématiques et la philosophie, deux disciplines qu’il ne cessera jamais de faire dialoguer tout au long de sa carrière.

L’éveil philosophique à l’Université de Pennsylvanie

Putnam entre à l’Université de Pennsylvanie en 1944 où il étudie les mathématiques et la philosophie. Sa rencontre avec C. West Churchman l’initie au pragmatisme américain, tradition philosophique qui resurgira avec force dans la dernière partie de son œuvre. Il obtient son bachelor en 1948.

Durant ces années universitaires, il découvre les travaux du Cercle de Vienne et la philosophie analytique naissante. L’influence de Carnap et Reichenbach se fait sentir dans son approche rigoureuse des problèmes philosophiques, qui se nourrit d’outils logiques, de réflexions sur la confirmation et de l’idéal de clarté conceptuelle. Putnam s’initie alors à la sémantique formelle et aux débats sur le vérificationnisme, ce qui affine sa sensibilité aux rapports entre langage, logique et science. Néanmoins, contrairement à beaucoup de ses contemporains, il refuse de réduire la philosophie à une simple « hygiène du langage » et conserve un intérêt marqué pour les questions éthiques et politiques, qu’il juge inévitables dès qu’on parle de rationalité publique. Cette tension entre exigence formelle et souci normatif façonne déjà son style : un pluralisme méthodologique attentif aux faits scientifiques, mais rétif aux simplifications idéologiques. Elle annonce aussi ses déplacements ultérieurs — du réalisme métaphysique au réalisme interne, puis à un pragmatisme plus ample — où l’exactitude analytique doit rester compatible avec une réflexion sur les valeurs et la vie commune.

Son mémoire de licence porte sur la probabilité et la confirmation scientifique. Cette première recherche annonce déjà son intérêt durable pour l’épistémologie des sciences et les fondements logiques de la connaissance. Il décide de poursuivre en doctorat sous la direction de Reichenbach à UCLA.

Le doctorat à UCLA et les premières recherches

Putnam arrive à UCLA en 1948 pour travailler avec Hans Reichenbach sur la philosophie des sciences. La mort soudaine de Reichenbach en 1953 le laisse orphelin de directeur mais lui permet de développer une pensée plus personnelle. Il termine sa thèse « The Meaning of the Concept of Probability in Application to Finite Sequences » en 1951.

Durant cette période, il travaille également avec Carnap qui exerce sur lui une influence déterminante. L’approche formelle et logique de Carnap façonne durablement sa méthode philosophique. Toutefois, Putnam développe rapidement des doutes sur le positivisme logique strict défendu par ses maîtres.

Ses premiers articles publiés dans les années 1950 portent sur la logique mathématique et les fondements des mathématiques. Il contribue notamment à la théorie de la récursivité et travaille sur le dixième problème de Hilbert avec Martin Davis et Julia Robinson, en reliant décidabilité, calcul effectif et équations diophantiennes. Dans ce cadre, il co-élabore des méthodes de décision et de recherche qui préfigurent les algorithmes modernes de satisfiabilité et d’automatisation du raisonnement, ouvrant un pont durable entre logique et informatique naissante. Le programme Davis–Putnam–Robinson n’aboutit pas à une solution complète du problème, mais ses résultats intermédiaires — notamment la réduction à des formes diophantiennes spécifiques — prépareront le terrain pour la démonstration finale d’indécidabilité par Matiyasevich en 1970.

Ces recherches techniques, à la fois profondes et méthodologiquement innovantes, établissent sa réputation de logicien rigoureux et d’ingénieur conceptuel capable de transformer des questions abstraites en procédures opératoires.

Les années Princeton et MIT : l’émergence du fonctionnalisme

Après des postes temporaires à Northwestern et Princeton, Putnam obtient en 1961 une chaire au MIT. Cette période marque un tournant dans sa pensée avec le développement du fonctionnalisme en philosophie de l’esprit. Son article « Minds and Machines » (1960) jette les bases de cette théorie révolutionnaire.

Le fonctionnalisme putnamien propose une solution élégante au problème corps-esprit. Les états mentaux ne sont ni des états purement physiques ni des entités immatérielles : ce sont des états fonctionnels, définis par leurs relations causales d’entrée/sortie et leur place dans une architecture globale du système. Ainsi, « avoir mal » correspond non pas à une substance particulière, mais à un rôle causal — typiquement causé par des lésions, lié à des croyances et désirs, et producteur de comportements (retrait, plainte, évitement). Cette approche explique la réalisabilité multiple : un même état mental peut être implémenté par des substrats très différents (cerveau humain, cerveau animal, machine), ce qui permet de concilier matérialisme et autonomie du mental.

L’analogie informatique y joue un rôle central : l’esprit est au cerveau ce que le logiciel est au matériel. Putnam parle de « tables de machine » (inspirées de la machine de Turing) pour modéliser la dynamique interne d’un agent. La psychologie devient alors une science des organisations fonctionnelles, indépendante des détails neurobiologiques fins, un cadre qui a puissamment structuré la philosophie de l’esprit et les sciences cognitives pendant des décennies.

Mais Putnam reviendra plus tard de cette position. Il soulignera que l’analogie computationnelle tend à trivialiser l’implémentation (au point que presque tout système physique pourrait, sous une re-description ad hoc, réaliser n’importe quel automate), et qu’elle peine à rendre compte de la qualité phénoménale de l’expérience (la « douleur-qui-fait-mal ») et de l’intentionnalité. Dans Representation and Reality (1988), il critique ce cognitivisme computationnel : la bonne explication de l’esprit ne peut se réduire à la seule description de structures fonctionnelles abstraites, si raffinées soient-elles.

La révolution en philosophie du langage

Les années 1970 voient Putnam révolutionner la philosophie du langage avec sa théorie causale de la référence. Son article « The Meaning of ‘Meaning’ » (1975) devient l’un des textes les plus cités de la philosophie analytique : il y conteste les théories descriptivistes et internalistes, et montre que référer n’est pas (ou pas seulement) associer un paquet de descriptions mentales à un terme. En dialogue serré avec Kripke, il défend l’idée de chaînes causales-historiques qui relient l’usage actuel d’un mot à des baptêmes initiaux, particulièrement pour les genres naturels (eau, or, tigre). De là découle l’externalisme sémantique : les significations « ne sont pas dans la tête » — l’environnement et la communauté linguistique participent constitutivement au contenu.

L’expérience de la Terre-Jumelle illustre la thèse. Sur une planète physiquement indiscernable où le liquide transparent des rivières aurait la composition XYZ au lieu de H₂O, un jumeau parfait d’un terrien dirait « eau » en pensant à XYZ. Or, bien que les états internes des deux locuteurs soient identiques, leurs mots ne réfèrent pas à la même chose : la référence dépend de la nature externe du référent. Putnam en tire un point décisif : il existe un contenu large (wide content), déterminé en partie par le monde, irréductible au contenu étroit (narrow) logé dans l’esprit. Cette distinction reconfigure la théorie de la signification, mais aussi l’épistémologie (contre le scepticisme global) et la philosophie de l’esprit (individuation des états mentaux par leurs ancrages environnementaux).

L’autre innovation majeure est la division du travail linguistique. La communauté délègue aux experts (chimistes, botanistes, médecins) l’autorité de fixer la référence de nombreux termes ; l’usager ordinaire peut employer correctement « or » ou « arthrite » sans en maîtriser les critères techniques. Le contenu sémantique a donc une dimension sociale : il est stabilisé par des pratiques collectives et des normes d’usage distribuées. Cette idée rompt avec l’individualisme sémantique et explique comment le langage ordinaire conserve sa robustesse référentielle malgré l’ignorance partielle des locuteurs. Elle éclaire enfin la force normative du vocabulaire scientifique : loin d’être un simple lexique privé, il s’enracine dans des enquêtes partagées, des procédures d’expertise et des institutions qui ancrent le sens dans le monde.

Le tournant réaliste et l’expérience du cerveau dans une cuve

En 1965, Putnam rejoint Harvard où il restera jusqu’à sa retraite. Cette période correspond à l’approfondissement de sa réflexion sur le réalisme scientifique. Il défend d’abord un réalisme métaphysique robuste contre l’instrumentalisme et le relativisme. La science décrit la réalité telle qu’elle est indépendamment de nous.

L’argument du cerveau dans une cuve (1981) devient l’une de ses contributions les plus célèbres. Formulé dans Reason, Truth and History, il mobilise l’externalisme sémantique : si nous étions des cerveaux en cuve dont les « expériences » seraient intégralement produites par un ordinateur, alors, dans notre idiolecte, le mot « cuve » ne référerait qu’à des images de cuves et non à de véritables cuves ; de même pour « cerveau ». Dès lors, l’énoncé « je suis un cerveau dans une cuve » ne parviendrait pas à désigner la situation qu’il prétend décrire — il serait soit faux, soit vide de référence. Le scepticisme global s’effondre ainsi pour des raisons sémantiques : le contenu de nos pensées n’est pas indépendant de leur ancrage dans le monde et dans des pratiques partagées. En arrière-plan, Putnam affûte aussi l’argument du modèle contre certaines versions du réalisme métaphysique : la seule satisfaction de nos théories par des modèles (au sens logico-mathématique) ne suffit pas à fixer une correspondance unique avec « la réalité en soi ».

Progressivement, Putnam abandonne le réalisme métaphysique — l’idée d’un monde entièrement déterminé, décrit (en principe) par une unique théorie « vue de nulle part » — pour un réalisme interne. Cette position intermédiaire soutient que la vérité est schème-relative (conceptual relativity) tout en demeurant objective : vraie non pas « par décision », mais comme ce qu’une enquête idéale, informée et rationnelle, stabiliserait au sein d’un cadre conceptuel donné. Il n’existe pas de point de vue divin sur la réalité ; pourtant, toutes les descriptions ne se valent pas. Les critères d’objectivité — cohérence, pouvoir explicatif, fécondité prédictive, compatibilité avec les meilleures sciences, prise en compte des contre-exemples — établissent des normes de meilleur raisonnement. Putnam illustre cette thèse par des cas de relativité ontologique (par ex. compter des objets ordinaires ou des « sommes mereologiques ») : plusieurs découpages du monde peuvent être également corrects à l’intérieur de pratiques conceptuelles différentes, sans verser pour autant dans le relativisme indifférencié.

L’engagement politique et social

Parallèlement à ses travaux techniques, Putnam maintient un engagement politique constant. Dans les années 1960, il milite activement contre la guerre du Vietnam et participe au mouvement des droits civiques. Son appartenance temporaire au Progressive Labor Party témoigne de ses convictions radicales.

Cet engagement imprime sa marque sur sa philosophie. Putnam critique le scientisme et soutient l’irréductibilité des valeurs éthiques aux faits scientifiques : mesurer, prédire et expliquer ne suffit pas à dire ce qu’il est raisonnable de faire. Contre la dichotomie fait-valeur héritée de Hume, qu’il tient pour l’un des dogmes les plus nocifs de la modernité, il montre que nos descriptions sont déjà chargées de valeurs (concepts « épais » comme injuste, cruel, équitable) et que l’enquête scientifique elle-même requiert des normes extra-descriptives (objectivité, honnêteté, pertinence). Dès lors, refuser la réduction des valeurs au factuel n’implique ni subjectivisme ni relativisme : les jugements moraux peuvent être objectifs sans être « scientifiques », parce qu’ils sont susceptibles de justification publique, d’argumentation, de révision à la lumière des raisons et des faits pertinents. Dans une veine pragmatiste, Putnam plaide pour une continuité entre connaissance et délibération pratique : les mêmes vertus de rationalité — cohérence, impartialité, attention aux conséquences et aux voix concernées — fondent la possibilité d’une objectivité éthique qui n’usurpe pas les méthodes des sciences mais partage leur exigence critique.

Sa philosophie sociale s’inspire du pragmatisme de Dewey. La démocratie n’est pas seulement un système politique mais une forme de vie communautaire fondée sur l’enquête collective. Une conception participative de la démocratie qui s’oppose au libéralisme individualiste dominant.

Le retour au pragmatisme et la critique du fonctionnalisme

Les années 1980-1990 marquent un virage pragmatiste décisif dans la pensée de Putnam. Il relit James et Dewey contre le double écueil du relativisme postmoderne et du scientisme réductionniste : la vérité n’est ni une correspondance « vue de nulle part » ni une pure construction sociale, mais ce qui se stabilise au terme d’une enquête menée par des agents faillibles, publics, et sensibles aux raisons. Putnam insiste alors sur la continuité entre description et évaluation : nos concepts sont traversés par des normes d’usage, et la rationalité inclut des vertus pratiques (impartialité, honnêteté, révision des jugements). Le pragmatisme devient chez lui un réalisme humanisé : il y a un monde indépendant, mais l’accès que nous en avons est médié par des schèmes conceptuels et des pratiques d’argumentation susceptibles de mieux ou de moins bien réussir.

Simultanément, Putnam élabore une critique radicale du fonctionnalisme qu’il avait pourtant contribué à imposer. D’une part, il pointe son libéralisme excessif : sous des re-descriptions assez souples, presque n’importe quel système physique pourrait réaliser n’importe quel automate — ce qui banalise la notion de réalisation fonctionnelle. D’autre part, le fonctionnalisme peine à rendre compte de la phénoménalité (le « que-ça-fait » de l’expérience) et de l’intentionnalité (le fait d’être « à propos de » quelque chose), autant d’aspects où les réseaux de rôles causaux ne suffisent pas. L’analogie computationnelle, utile comme heuristique, échoue à capturer l’épaisseur normative et vécue de l’esprit : penser n’est pas seulement traiter des symboles, c’est être pris dans des pratiques de justification, d’attention conjointe et d’ajustement au monde.

Dans Representation and Reality (1988), Putnam démonte ces présupposés du cognitivisme computationnel : il conteste qu’il existe des faits bruts déterminant, indépendamment de l’interprétation, quel calcul un système « exécute » ; il soutient que la sémantique ne se laisse pas réduire à la syntaxe ; il réaffirme le rôle constitutif des pratiques sociales dans la fixation des contenus. L’esprit n’est pas un ordinateur, et la pensée ne se réduit pas à la manipulation de symboles désincarnés. Cette inflexion ouvrira la voie à des approches de la cognition plus situées et incarnées (embodied/enactive), attentives au corps, à l’environnement et aux normes d’usage, tout en maintenant l’exigence de rigueur et d’objectivité héritée de la tradition analytique.

La philosophie juive et la dimension religieuse

Dans les dernières décennies de sa vie, Putnam explore de plus en plus la philosophie juive et la dimension religieuse de l’existence. Son retour au judaïsme pratiquant s’accompagne d’une réflexion philosophique sur la foi et la raison. Il refuse l’opposition simpliste entre religion et rationalité.

Ses écrits sur Maïmonide, Rosenzweig et Levinas enrichissent sa philosophie morale. L’éthique ne se fonde pas sur la métaphysique mais sur la reconnaissance d’autrui comme visage. Cette influence lévinassienne transparaît dans ses derniers travaux sur l’objectivité éthique.

La pratique religieuse n’est pas irrationnelle mais constitue une forme de vie dotée de sa propre rationalité. Dans une veine wittgensteinienne, ses critères de sens et de justification sont immanents aux pratiques, récits, rituels et vertus qu’elle cultive, sans devoir se plier aux mêmes tests que les sciences ni s’y opposer. Cette approche évite à la fois le fondamentalisme (qui absolutise des énoncés détachés des usages) et le réductionnisme (qui dissout la foi en simple psychologie ou en sociologie des croyances). Chez Putnam, la foi enrichit la raison en l’ouvrant à des registres d’évaluation éthique — responsabilité, promesse, conversion de soi — que la description factuelle ne suffit pas à épuiser, tout en restant disciplinée par des arguments au sein d’une communauté d’enquête. Ainsi comprise, la rationalité religieuse n’est ni licence pour croire n’importe quoi ni doublon de la méthode scientifique : elle articule des normes de vie et de compréhension du monde qui dialoguent avec la philosophie et les sciences sans les contredire.

Les derniers travaux : perception et réalisme naturel

Les années 2000 voient Putnam développer un « réalisme naturel » inspiré de William James. La perception, explique-t-il, nous met directement en contact avec la réalité sans médiation représentationnelle. Cette position s’oppose au représentationnalisme dominant en philosophie de l’esprit contemporaine.

Il critique l’idée que nous ne percevons que des sense-data ou des représentations mentales : la perception n’est pas d’abord un écran intérieur, mais un contact direct avec les objets dans leur environnement. Nous voyons les tables et les chaises, non des images mentales de tables et de chaises, et c’est à partir de cette présence au monde que les erreurs et illusions se comprennent comme des cas limites (conditions anormales, contextes trompeurs) plutôt que comme la norme de l’expérience. Ce réalisme naturel — d’inspiration jamesienne — refuse le représentationnalisme fort tout en reconnaissant les médiations neurocognitives : il intègre les apports de la psychologie perceptive et des sciences du cerveau sans y réduire l’acte de percevoir. La perception est ainsi une compétence pratique et épistémique située, ancrée dans des habitudes d’attention et des formes de vie, qui réhabilite un réalisme « naïf informé » : immédiat dans son mode d’accès, mais ouvert aux éclairages de la science.

Ses derniers livres, notamment « The Threefold Cord » (1999) et « Philosophy in an Age of Science » (2012), synthétisent cinquante ans de réflexion philosophique. Il maintient que la philosophie doit dialoguer avec les sciences sans s’y réduire. La normativité, l’intentionnalité et la conscience résistent à la naturalisation complète.

L’héritage philosophique et les débats contemporains

Putnam décède le 13 mars 2016, laissant une œuvre monumentale et controversée. Son influence traverse tous les domaines de la philosophie analytique ; philosophie de l’esprit, du langage, des sciences, des mathématiques et éthique. Peu de philosophes du XXᵉ siècle ont eu un impact aussi large.

Le fonctionnalisme, malgré les remises en cause ultérieures, demeure un cadre organisateur des sciences cognitives : il nourrit les théories computationnelles de l’esprit, inspire des architectures de traitement (des automates classiques aux modèles connexionnistes et prédictifs) et s’articule aux « niveaux d’analyse » qui distinguent rôle fonctionnel et implémentation.
L’externalisme sémantique a, de son côté, reconfiguré l’individuation des contenus mentaux et la théorie de la référence : des expériences comme la Terre-Jumelle et la division du travail linguistique ont déplacé l’attention vers l’ancrage environnemental et social du sens, avec des effets durables en philosophie du langage, de l’esprit, en linguistique et jusque dans l’IA.
Enfin, la critique de la dichotomie fait-valeur a relancé la méta-éthique analytique : elle légitime le rôle des concepts épais (juste, cruel, équitable), clarifie comment des jugements peuvent être objectifs sans être scientistes, et irrigue l’éthique appliquée, l’épistémologie des valeurs et la philosophie sociale.

.Les critiques soulignent ses nombreux revirements théoriques. Certains y voient de l’incohérence, d’autres une honnêteté intellectuelle exemplaire. Putnam lui-même revendiquait le droit de changer d’avis face à de meilleurs arguments. Cette flexibilité intellectuelle caractérise sa méthode philosophique.

La pensée de Putnam illustre la vitalité de la tradition analytique américaine, capable d’intégrer les apports du pragmatisme, de la philosophie continentale et de la pensée juive. Son œuvre démontre que la rigueur analytique n’exclut ni l’engagement éthique ni l’ouverture spirituelle. Il laisse une philosophie vivante, ouverte aux révisions futures, fidèle à son esprit critique et constructif.

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