INFOS-CLÉS | |
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Origine | États-Unis |
Importance | ★★★★ |
Courants | Philosophie des sciences, épistémologie féministe, empirisme contextuel |
Thèmes | Objectivité sociale, valeurs en science, épistémologie féministe, pluralisme scientifique, critique contextuelle |
Helen Longino figure parmi les philosophes des sciences les plus influents de la fin du XXᵉ siècle. Sa théorie de l’objectivité comme processus social et son analyse du rôle des valeurs dans la science ont profondément renouvelé l’épistémologie contemporaine.
En raccourci
Helen Longino naît en 1944 et grandit dans le contexte intellectuel bouillonnant de l’après-guerre américain. Formée en philosophie et en biologie, elle développe dès les années 1970 une approche novatrice de la philosophie des sciences. Son œuvre majeure, Science as Social Knowledge (1990), propose une conception sociale de l’objectivité scientifique qui réconcilie réalisme et constructivisme. Longino démontre que l’objectivité émerge non pas de la neutralité individuelle mais de la critique intersubjective au sein des communautés scientifiques. Elle analyse comment les valeurs contextuelles influencent inévitablement la recherche tout en maintenant la possibilité d’une connaissance objective. Pionnière de l’épistémologie féministe, elle examine les biais de genre dans les sciences biologiques et comportementales. Ses travaux sur le pluralisme scientifique montrent comment différentes approches peuvent coexister légitimement. Professeure à Stanford, Longino continue d’influencer profondément les débats sur l’objectivité, les valeurs et la démocratisation des sciences.
Formation et premiers engagements intellectuels
Contexte familial et éducation précoce
Helen Elizabeth Longino naît le 13 juillet 1944 dans l’État de New York, au sein d’une famille de classe moyenne valorisant l’éducation et l’engagement civique. Le contexte de l’après-guerre américain, marqué par l’optimisme technologique mais aussi par les premières remises en question de l’autorité scientifique, façonne son développement intellectuel. L’atmosphère familiale encourage la curiosité intellectuelle et le questionnement critique, traits qui définiront sa carrière philosophique.
Adolescente durant les années 1950-1960, Longino observe les transformations sociales profondes de l’Amérique : mouvement des droits civiques, émergence du féminisme de la deuxième vague, contestation de la guerre du Vietnam. Ces mouvements sociaux influencent sa perception de la science non comme activité isolée mais comme pratique sociale traversée par des dynamiques de pouvoir et des valeurs culturelles.
Formation universitaire interdisciplinaire
Longino entreprend ses études supérieures au Barnard College, université féminine prestigieuse affiliée à Columbia. Cette expérience dans un environnement académique féminin s’avère formatrice : elle y découvre que les femmes peuvent exceller dans tous les domaines intellectuels, contrairement aux préjugés dominants. Elle obtient son B.A. en 1966, avec une double spécialisation en littérature et sciences.
L’interdisciplinarité marque dès l’origine son parcours. Passionnée autant par les sciences empiriques que par la philosophie, elle suit des cours de biologie, chimie et mathématiques parallèlement à sa formation humaniste. Cette double compétence lui permettra plus tard d’analyser les sciences de l’intérieur, comprenant leurs méthodes et contenus techniques tout en maintenant une distance critique philosophique.
Engagement dans les mouvements sociaux
Les années 1960-1970 voient Longino s’engager activement dans les mouvements féministes et progressistes. Elle participe aux groupes de conscience féministe qui analysent les structures patriarcales dans la société et les sciences. Ces expériences militantes nourrissent sa réflexion philosophique ultérieure sur les dimensions sociales et politiques de la connaissance scientifique.
Parallèlement, elle s’implique dans le mouvement Science for the People, collectif de scientifiques critiques questionnant l’usage militaire et capitaliste de la science. Cette double appartenance – au féminisme et à la critique sociale des sciences – forge son approche unique : analyser comment genre, classe et race influencent la production du savoir scientifique sans tomber dans le relativisme.
Développement philosophique et académique
Doctorat à Johns Hopkins
En 1973, Longino entame son doctorat en philosophie à l’université Johns Hopkins sous la direction de Peter Achinstein, philosophe des sciences reconnu. Johns Hopkins offre un environnement intellectuel stimulant, combinant rigueur analytique et ouverture aux approches historiques et sociales des sciences. Longino y approfondit sa connaissance de la philosophie analytique tout en développant sa perspective critique.
Sa thèse, soutenue en 1979, porte sur l’inférence et l’explication en biologie évolutionnaire. Elle y examine comment les biologistes construisent des explications à partir de données fragmentaires sur l’évolution. Cette analyse détaillée des pratiques scientifiques réelles, plutôt que des reconstructions idéalisées, deviendra sa marque distinctive. Elle montre que l’inférence scientifique implique toujours des présuppositions contextuelles non empiriques.
Premières positions académiques
Après son doctorat, Longino occupe plusieurs postes temporaires qui enrichissent sa perspective. Elle enseigne d’abord au Mills College (1979-1981), institution féminine progressiste d’Oakland où elle développe des cours innovants articulant philosophie des sciences et études féministes. L’expérience confirme sa conviction que la pédagogie féministe peut transformer l’enseignement de la philosophie.
De 1981 à 1985, elle rejoint l’université Rice à Houston comme professeure assistante. L’environnement plus conservateur du Texas la confronte à des résistances face à ses approches féministes, mais renforce sa détermination à démontrer rigoureusement ses thèses. Elle affine ses arguments sur l’impossibilité de séparer complètement faits et valeurs dans la pratique scientifique.
Maturation intellectuelle à San Diego
En 1985, Longino obtient un poste à l’université de Californie à San Diego, campus reconnu pour son ouverture interdisciplinaire. Le département de philosophie de UCSD, avec ses liens forts avec les sciences cognitives et les études sociales des sciences, offre l’environnement idéal pour développer son approche originale. Elle y reste jusqu’en 2005, période la plus productive de sa carrière.
L’atmosphère intellectuelle californienne, mélange unique de rigueur analytique et d’ouverture critique, permet à Longino de construire des ponts entre traditions philosophiques souvent opposées. Elle dialogue avec les sociologues des sciences du programme fort, les philosophes analytiques traditionnels, et les théoriciennes féministes, synthétisant leurs apports dans une épistémologie sociale novatrice.
Science as Social Knowledge : l’œuvre fondatrice
Genèse et structure du projet
Publié en 1990 par Princeton University Press, Science as Social Knowledge: Values and Objectivity in Scientific Inquiry constitue l’œuvre majeure de Longino. Le livre synthétise quinze ans de réflexion sur les dimensions sociales de la connaissance scientifique. L’ambition est considérable : réconcilier l’objectivité scientifique avec la reconnaissance du rôle inéliminable des valeurs dans la recherche.
L’argumentation procède en quatre temps. D’abord, une critique des conceptions traditionnelles de l’objectivité comme neutralité valorielle individuelle. Ensuite, l’exposition de sa théorie alternative de l’objectivité comme processus social. Puis, des études de cas détaillées montrant l’influence des valeurs dans la recherche biologique. Enfin, les implications normatives pour l’organisation de la science.
L’empirisme contextuel
Longino développe ce qu’elle nomme « l’empirisme contextuel », position épistémologique médiane entre positivisme et relativisme. Elle accepte que l’expérience contraint nos théories (empirisme) tout en reconnaissant que l’interprétation des données dépend toujours d’un contexte de présuppositions (contextualisme). Les données sous-déterminent les théories : plusieurs théories incompatibles peuvent être empiriquement adéquates.
Face à cette sous-détermination, les scientifiques mobilisent nécessairement des valeurs contextuelles pour choisir entre théories rivales. Ces valeurs incluent des préférences méthodologiques (simplicité, pouvoir prédictif) mais aussi des valeurs sociales et politiques. Longino montre que cette influence valorielle n’est pas une corruption de la science mais une condition de possibilité de la recherche.
L’objectivité comme processus social
L’innovation majeure réside dans la reconceptualisation de l’objectivité. Pour Longino, l’objectivité n’est pas une propriété des individus (leur neutralité) mais un achievement des communautés scientifiques à travers la critique intersubjective. L’objectivité émerge quand les présuppositions individuelles sont soumises à l’examen critique de pairs aux perspectives diverses.
Quatre conditions institutionnelles permettent cette objectivité sociale : des forums reconnus pour la critique (revues, conférences), l’adoption de standards partagés d’évaluation, la réceptivité des praticiens aux critiques, et l’égalité d’autorité intellectuelle entre participants. Quand ces conditions sont remplies, les biais individuels peuvent être identifiés et corrigés collectivement.
Études de cas et applications empiriques
Analyse des recherches sur les différences sexuelles
Longino applique son cadre théorique à l’étude des recherches biologiques sur les différences sexuelles. Elle examine comment les présuppositions sur le genre influencent la formulation des hypothèses, le choix des méthodes et l’interprétation des résultats. Les études sur les hormones et le comportement révèlent particulièrement ces influences : les chercheurs projettent souvent des stéréotypes de genre sur leurs observations animales.
Néanmoins, Longino évite le réductionnisme sociologique. Elle ne prétend pas que toute différence sexuelle est socialement construite, mais montre comment distinguer les véritables découvertes empiriques des projections idéologiques. La solution n’est pas d’éliminer toute influence valorielle (impossible) mais de diversifier les perspectives dans les communautés de recherche.
Le cas de la biologie évolutionnaire
Dans ses travaux sur l’évolution, Longino analyse les débats entre approches adaptationnistes et structuralistes. Elle montre que le choix entre ces paradigmes ne peut être tranché par les seules données empiriques. Les adaptationnistes privilégient des valeurs comme la parcimonie et l’unification théorique, tandis que les structuralistes valorisent la complexité et le pluralisme explicatif.
Ces analyses révèlent que la pluralité théorique en science n’est pas toujours un défaut à corriger mais peut refléter la complexité irréductible des phénomènes. Différentes approches, guidées par des valeurs cognitives distinctes, peuvent éclairer différents aspects de la réalité. Cette défense du pluralisme scientifique devient centrale dans ses travaux ultérieurs.
Implications pour la recherche biomédicale
Longino examine également les dimensions valorisées de la recherche médicale, particulièrement dans l’étude des maladies affectant différemment hommes et femmes. Elle montre comment l’exclusion historique des femmes des essais cliniques reflétait des présuppositions sur le corps masculin comme norme universelle. Cette critique contribue aux réformes exigeant l’inclusion des femmes dans la recherche biomédicale.
Au-delà de la critique, elle propose des réformes positives : diversifier les équipes de recherche, expliciter les présuppositions valorisées, créer des espaces de dialogue entre scientifiques et publics concernés. Ces propositions influencent les politiques scientifiques, notamment les initiatives pour accroître la diversité dans les STEM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques).
The Fate of Knowledge : approfondissements épistémologiques
Élargissement du projet philosophique
En 2001, Longino publie The Fate of Knowledge, ouvrage qui étend et raffine sa théorie épistémologique. Si Science as Social Knowledge se concentrait sur les sciences naturelles, ce nouveau livre examine diverses formes de connaissance : sciences sociales, humanités, savoirs traditionnels. L’ambition est de développer une épistémologie générale applicable à toute entreprise cognitive.
L’ouvrage dialogue intensément avec les débats contemporains en épistémologie : le problème de Gettier, l’externalisme, la vertu épistémique, le témoignage. Longino montre comment son approche sociale enrichit ces discussions traditionnellement centrées sur le sujet connaissant individuel. La connaissance devient un phénomène irréductiblement collectif.
Socialité de la connaissance
Longino distingue trois sens de la « socialité » de la connaissance. Premièrement, le sens faible : nous dépendons du témoignage d’autrui pour la plupart de nos croyances. Deuxièmement, le sens modéré : nos concepts et catégories sont socialement construits. Troisièmement, le sens fort qu’elle défend : la justification elle-même est un processus social de critique mutuelle.
Cette conception forte implique que l’épistémologie ne peut ignorer les dimensions sociales et politiques de la production du savoir. Questions de pouvoir, d’autorité, d’inclusion et d’exclusion deviennent centrales pour comprendre comment la connaissance est produite, validée et transmise. L’épistémologie rejoint ainsi la philosophie politique.
Réponses aux critiques
The Fate of Knowledge répond systématiquement aux nombreuses critiques suscitées par ses travaux antérieurs. Aux relativistes reprochant son maintien de l’objectivité, elle répond que la critique intersubjective permet de distinguer meilleures et pires théories. Aux réalistes traditionnels scandalisés par le rôle des valeurs, elle montre que reconnaître ce rôle n’implique pas d’abandonner la vérité comme idéal régulateur.
Philip Kitcher, Alvin Goldman et d’autres épistémologues sociaux engagent des dialogues approfondis avec Longino. Ces échanges affinent les positions respectives et établissent l’épistémologie sociale comme sous-discipline philosophique majeure. Longino devient une figure centrale de ce mouvement, respectée même par ceux qui contestent ses conclusions.
Studying Human Behavior : le pluralisme en action
Analyse comparative des approches du comportement
En 2013, Longino publie Studying Human Behavior: How Scientists Investigate Aggression and Sexuality, application magistrale de son pluralisme épistémologique. Elle examine cinq approches scientifiques du comportement humain : génétique comportementale, neurobiologie, endocrinologie comportementale, psychologie évolutionnaire et anatomie cérébrale comparative.
Plutôt que de chercher à déterminer quelle approche est « correcte », Longino montre que chacune éclaire différents aspects du comportement complexe. La génétique identifie des corrélations héréditaires, la neurobiologie cartographie les circuits cérébraux, l’endocrinologie trace les influences hormonales. Ces approches ne sont ni réductibles les unes aux autres ni facilement intégrables dans une théorie unifiée.
Incommensurabilité partielle et complémentarité
L’analyse révèle une « incommensurabilité partielle » entre approches : elles définissent différemment leurs objets d’étude, utilisent des méthodes distinctes, présupposent des ontologies divergentes. L’agression pour un généticien n’est pas exactement le même phénomène que pour un endocrinologue. Cette incommensurabilité n’est pas un échec mais reflète la complexité multidimensionnelle du comportement.
Néanmoins, ces approches peuvent être partiellement complémentaires. Les découvertes de l’une peuvent contraindre ou enrichir les autres sans les déterminer complètement. Longino développe un « pluralisme intégratif modeste » : coordination locale entre approches sans réduction à une théorie maîtresse. Cette position influence profondément la philosophie de la biologie contemporaine.
Implications pour les sciences humaines
Le livre étend l’analyse aux sciences humaines et sociales, montrant que le pluralisme s’applique aussi à l’anthropologie, la sociologie, l’économie. Différentes approches théoriques – fonctionnaliste, structuraliste, interprétative – ne sont pas simplement des étapes vers une science unifiée mais des perspectives légitimes sur la complexité sociale.
Cette défense du pluralisme a des implications politiques importantes. Elle légitime la diversité méthodologique contre les tentatives d’imposer un modèle unique (souvent calqué sur la physique) à toutes les sciences. Elle soutient aussi l’inclusion de perspectives marginalisées, montrant que la diversité cognitive enrichit la compréhension scientifique.
Contributions à l’épistémologie féministe
Pionnière d’un champ philosophique
Longino figure parmi les fondatrices de l’épistémologie féministe comme domaine philosophique légitime. Dès les années 1980, elle montre que le féminisme soulève des questions épistémologiques profondes : Comment le genre influence-t-il la connaissance ? Les femmes ont-elles des façons de connaître spécifiques ? Comment démocratiser la production du savoir ?
Son approche se distingue par sa rigueur analytique et son refus de l’essentialisme. Elle rejette l’idée d’une « épistémologie féminine » distincte, montrant que les différences cognitives supposées entre sexes sont socialement construites. Le féminisme enrichit l’épistémologie non en proposant une alternative « féminine » mais en révélant les biais masculins invisibilisés dans les conceptions traditionnelles.
Critique des dichotomies genrées
Longino analyse comment les dichotomies traditionnelles en épistémologie sont souvent genrées : objectif/subjectif, raison/émotion, universel/particulier, avec valorisation systématique du pôle associé au masculin. Ces associations ne sont pas neutres mais structurent les hiérarchies cognitives et sociales. La déconstruction de ces dichotomies ouvre de nouvelles possibilités épistémologiques.
Elle examine particulièrement la dichotomie fait/valeur, montrant qu’elle sert à exclure les préoccupations féministes comme « politiques » donc non scientifiques. En démontrant l’omniprésence des valeurs dans toute recherche, elle légitime l’inclusion des valeurs féministes sans privilégier ces dernières. Toutes les recherches sont guidées par des valeurs ; l’important est de les expliciter et soumettre à la critique.
Réforme des institutions scientifiques
Au-delà de la théorie, Longino propose des réformes concrètes des institutions scientifiques pour réaliser l’idéal d’objectivité sociale. Elle advocate pour des mesures augmentant la diversité : quotas, mentorat, transformation des cultures de laboratoire. Ces propositions influencent les politiques universitaires et les agences de financement.
Elle analyse aussi les obstacles structurels à la participation des femmes : horaires incompatibles avec les responsabilités familiales, réseaux informels masculins, critères d’évaluation biaisés. Ses travaux contribuent à la prise de conscience de ces barrières et aux efforts pour les démanteler. L’épistémologie féministe devient ainsi projet de transformation sociale.
Reconnaissance académique et influence institutionnelle
Ascension à Stanford
En 2005, Longino est recrutée par l’université Stanford comme professeure de philosophie, reconnaissance majeure de sa stature intellectuelle. Stanford, au cœur de la Silicon Valley, offre un environnement unique pour réfléchir aux intersections entre science, technologie et société. Elle y développe de nouveaux cours sur l’éthique des technologies émergentes.
À Stanford, elle occupe également la chaire Clarence Irving Lewis, l’une des plus prestigieuses en philosophie. Cette nomination symbolise l’acceptation de l’épistémologie féministe et sociale dans le mainstream philosophique. Longino devient mentore pour une nouvelle génération de philosophes des sciences attentifs aux dimensions sociales.
Leadership intellectuel et institutionnel
Longino assume des responsabilités éditoriales et organisationnelles majeures. Elle coédite plusieurs anthologies influentes sur l’épistémologie féministe et la philosophie des sciences. Elle organise des conférences rassemblant philosophes, scientifiques et activistes. Son leadership contribue à l’institutionnalisation de l’épistémologie sociale.
Elle participe à de nombreux comités influençant les politiques scientifiques : National Science Foundation, American Association for the Advancement of Science, National Institutes of Health. Ses recommandations sur la diversité et l’éthique de la recherche influencent les pratiques scientifiques américaines. La philosophie des sciences devient ainsi force de changement social.
Reconnaissance et distinctions
Les contributions de Longino reçoivent une reconnaissance croissante. Elle est élue à l’American Academy of Arts and Sciences en 2016, honneur rare pour une philosophe. La Philosophy of Science Association lui décerne le prix Hempel pour l’ensemble de sa carrière. Ces distinctions consacrent son statut de figure majeure de la philosophie contemporaine.
Nombreuses universités lui décernent des doctorats honorifiques, reconnaissant son impact interdisciplinaire. Elle donne des conférences magistrales dans le monde entier, de Tokyo à Stockholm. Son influence dépasse la philosophie, touchant les études des sciences, la sociologie, les études de genre.
Débats et controverses
Tensions avec le réalisme scientifique traditionnel
Les travaux de Longino suscitent des débats intenses avec les réalistes scientifiques traditionnels. Des philosophes comme Alan Sokal et Paul Boghossian l’accusent de relativisme déguisé, arguant que reconnaître le rôle des valeurs mine l’objectivité scientifique. Longino répond que son approche sauve l’objectivité en la rendant réalisable plutôt qu’idéale impossible.
Le débat se cristallise autour de la vérité comme but de la science. Les réalistes maintiennent que la science vise la vérité indépendamment des intérêts humains. Longino argue que même si la vérité reste un idéal régulateur, les sciences poursuivent toujours simultanément d’autres buts (prédiction, contrôle, compréhension) influencés par des valeurs.
Critiques du constructivisme social fort
Inversement, les constructivistes sociaux radicaux reprochent à Longino son maintien de l’objectivité. Pour eux, toute prétention à l’objectivité masque des rapports de pouvoir. Longino répond que abandonner l’objectivité priverait les groupes marginalisés d’un outil critique puissant. L’objectivité sociale permet précisément de contester les savoirs dominants.
Ces tensions positionnent Longino comme figure médiane dans les « science wars » des années 1990-2000. Elle refuse le choix binaire entre réalisme naïf et constructivisme radical, développant une position nuancée qui reconnaît simultanément contraintes empiriques et influences sociales. Cette voie médiane influence une génération de philosophes des sciences.
Questions sur l’applicabilité pratique
Des critiques questionnent l’applicabilité pratique des propositions de Longino. Comment réaliser concrètement les quatre conditions de l’objectivité sociale dans les institutions scientifiques actuelles ? Les contraintes de temps, financement et compétition ne rendent-elles pas utopique l’idéal de critique approfondie ? Longino reconnaît ces difficultés tout en maintenant la valeur normative de son modèle.
D’autres interrogent la compatibilité entre efficacité et démocratisation de la science. La recherche de pointe exige-t-elle une expertise excluant la participation élargie ? Longino distingue participation à la recherche technique et participation aux décisions sur les orientations de recherche, défendant la démocratisation de ces dernières.
Impact contemporain et perspectives futures
Influence sur les nouvelles générations
L’impact de Longino sur les jeunes philosophes des sciences est considérable. Ses anciens étudiants occupent des postes importants dans les universités mondiales, développant ses idées dans de nouvelles directions. Janet Kourany applique l’épistémologie sociale aux sciences biomédicales. Miriam Solomon développe le pluralisme médical. Matthew Brown articule science et démocratie.
Une nouvelle génération explore les implications de l’épistémologie sociale pour les technologies numériques : intelligence artificielle, big data, réseaux sociaux. Comment l’objectivité sociale s’applique-t-elle aux algorithmes ? Les communautés en ligne peuvent-elles satisfaire les conditions de la critique objective ? Ces questions prolongent le programme de recherche longinien.
Applications aux défis contemporains
La pandémie de COVID-19 illustre la pertinence des analyses de Longino. Les débats sur les origines du virus, l’efficacité des mesures sanitaires, la sûreté des vaccins révèlent l’entrelacement de faits et valeurs. L’expertise scientifique apparaît simultanément indispensable et insuffisante pour les décisions politiques. L’approche de Longino éclaire ces complexités.
Le changement climatique constitue un autre terrain d’application crucial. Comment établir un consensus scientifique robuste tout en reconnaissant les incertitudes ? Comment intégrer les savoirs traditionnels des peuples autochtones ? Comment démocratiser les décisions technologiques aux conséquences planétaires ? L’épistémologie sociale offre des outils conceptuels pour naviguer ces défis.
Développements théoriques en cours
Longino continue de développer sa philosophie dans de nouvelles directions. Ses travaux récents explorent l’épistémologie de l’ignorance : comment et pourquoi certaines questions ne sont pas posées, certains phénomènes pas étudiés ? Elle analyse les mécanismes sociaux produisant l’ignorance stratégique, particulièrement concernant les inégalités et injustices.
Elle examine aussi les implications de son pluralisme pour l’unité des sciences. Peut-on maintenir un idéal d’unification tout en acceptant la pluralité irréductible ? Elle développe une conception « archipelagique » : les sciences forment un archipel d’îlots connectés plutôt qu’un continent unifié. Cette métaphore capture la complexité de l’organisation contemporaine des savoirs.
L’héritage d’une philosophe pionnière
Helen Longino a transformé la philosophie des sciences en démontrant que prendre au sérieux les dimensions sociales de la connaissance ne conduit ni au relativisme ni à l’abandon de l’objectivité. Son empirisme contextuel offre une voie médiane sophistiquée entre positions extrêmes, reconnaissant simultanément le rôle des données empiriques et l’influence des valeurs contextuelles.
Sa contribution majeure reste la reconceptualisation de l’objectivité comme processus social plutôt que propriété individuelle. Cette innovation théorique a des implications pratiques profondes, légitimant les efforts pour diversifier les communautés scientifiques et démocratiser la production du savoir. L’objectivité devient un idéal réalisable à travers des réformes institutionnelles plutôt qu’une chimère impossible.
L’œuvre de Longino démontre que l’épistémologie féministe enrichit la philosophie générale plutôt que de constituer un domaine séparé. En analysant comment le genre structure la connaissance, elle révèle des présupposés invisibles dans l’épistémologie traditionnelle. Ses analyses s’appliquent bien au-delà des questions de genre, éclairant toute forme de production du savoir.
Enfin, Longino incarne un modèle de philosophe engagée sans sacrifier la rigueur. Elle montre qu’on peut simultanément maintenir les plus hauts standards analytiques et œuvrer pour la justice sociale. Son parcours inspire ceux qui cherchent à faire de la philosophie une force de transformation positive. Dans un monde confronté à des défis épistémiques sans précédent – désinformation, polarisation, crise de l’expertise – la pensée d’Helen Longino offre des ressources précieuses pour reconstruire une objectivité robuste et inclusive. Son héritage intellectuel continue de s’enrichir, promettant de nouvelles découvertes sur la nature sociale de la connaissance humaine.