INFOS-CLÉS | |
|---|---|
| Nom d’origine | Friedrich Wilhelm Joseph Schelling | 
| Origine | Allemagne (Saint-Empire romain germanique, Royaume de Bavière) | 
| Importance | ★★★★★ | 
| Courants | Idéalisme allemand, Philosophie de la nature (Naturphilosophie), Romantisme | 
| Thèmes | L’Absolu, Identité, Naturphilosophie, Idéalisme transcendantal, Philosophie positive, Liberté | 
Figure centrale de l’idéalisme allemand, souvent situé entre l’idéalisme subjectif de Fichte et l’idéalisme absolu de Hegel, Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling fut un penseur protéiforme. Son œuvre, marquée par des ruptures et des recommencements spectaculaires, retrace une quête incessante de l’Absolu, explorant tour à tour la nature, l’art, la liberté humaine et le fondement de l’existence.
En raccourci
Considéré comme l’enfant prodige de la philosophie allemande, Friedrich Schelling était une véritable star intellectuelle avant même ses 25 ans. Il partagea sa chambre d’étudiant avec les futurs géants Hegel (philosophe) et Hölderlin (poète), rêvant avec eux de révolutionner la pensée.
Schelling fut le philosophe attitré du mouvement romantique allemand. Sa première grande idée fut la « Naturphilosophie » (Philosophie de la Nature). Il affirmait que la Nature n’était pas une machine morte (comme le pensait Descartes), mais un « Esprit visible », un organisme vivant qui évolue et tend à produire la conscience. Inversement, notre Esprit est une « Nature invisible ». Les deux sont les deux faces d’une même pièce : l’Absolu.
Pour Schelling, le sommet de la philosophie était l’Art. Pourquoi ? Parce que l’œuvre d’art est la seule chose qui fusionne parfaitement le conscient (la technique de l’artiste) et l’inconscient (l’inspiration, le « génie »). L’art nous fait voir concrètement l’Absolu.
Après ce succès foudroyant, sa vie bascule. Son ami Hegel le trahit publiquement dans un livre, et son épouse Caroline meurt brutalement. Ces chocs le poussent vers des questions plus sombres. Il écrit alors son chef-d’œuvre sur la liberté, où il explore le problème du Mal. Il y défend l’idée que la vraie liberté doit inclure le pouvoir de choisir le Mal, et que cette « racine obscure » existe d’une certaine façon en Dieu lui-même.
Éclipsé par Hegel pendant trente ans, il est rappelé à Berlin à la fin de sa vie pour « détruire » la philosophie hégélienne. Ses dernières conférences, distinguant la « philosophie négative » (sur les concepts) de la « philosophie positive » (sur l’existence), auront une influence immense sur l’existentialisme de Kierkegaard et d’autres penseurs.
Origines et formation (1775 – 1795) : Le prodige du Tübinger Stift
L’enfant de Leonberg
Né le 25 janvier 1775 à Leonberg, dans le duché de Wurtemberg, Friedrich Wilhelm Joseph Schelling est issu d’un milieu érudit et pieux. Son père est un pasteur luthérien et un orientaliste respecté. L’enfant fait très tôt la preuve d’une précocité intellectuelle stupéfiante, maîtrisant le latin et le grec dès son plus jeune âge.
Ses capacités sont si exceptionnelles qu’il obtient une dérogation spéciale pour entrer au séminaire protestant de Tübingen, le prestigieux Tübinger Stift, en 1790, à l’âge de seulement quinze ans.
L’effervescence du Stift
Le Stift est à cette époque bien plus qu’un séminaire ; c’est un foyer intellectuel bouillonnant. L’atmosphère est électrisée par deux événements majeurs : la Révolution française, qui suscite un enthousiasme immense chez les étudiants, et la révolution philosophique provoquée par la publication des Critiques d’Immanuel Kant.
Le pacte des « Trois »
Schelling, le prodige, partage sa chambre avec deux étudiants plus âgés qui deviendront également des figures monumentales de la culture allemande : le poète Friedrich Hölderlin (de cinq ans son aîné) et le philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel (de cinq ans son aîné également).
Ce trio forme une amitié intense, fondée sur une passion commune pour la Grèce antique (leur idéal d’harmonie) et pour les idéaux de liberté de la Révolution. Ensemble, ils critiquent la philosophie de Kant, qu’ils admirent mais jugent incomplète. Ils lui reprochent d’avoir créé un monde scindé : d’un côté le sujet (l’esprit humain), de l’autre l’objet (la « chose en soi », inaccessible). La mission que s’assignent ces jeunes penseurs est de réunifier ce que Kant a séparé, de retrouver un principe unique et absolu.
Schelling, par sa précocité, est le premier à publier et à se lancer dans cette quête. Il étudie Fichte, le premier grand successeur de Kant, mais prépare déjà son propre dépassement.
L’explosion de Iéna (1796 – 1803) : Naturphilosophie et Romantisme
De Fichte à la Nature
Après avoir terminé ses études, Schelling devient précepteur. Il publie ses premiers écrits, notamment Sur la possibilité d’une forme de la philosophie en général (1794) et Du Moi comme principe de la philosophie (1795). Ces textes le placent dans le sillage de Johann Gottlieb Fichte, dont l’œuvre, la Doctrine de la science (Wissenschaftslehre), domine alors la scène. Fichte déduisait toute la réalité à partir de l’activité d’un « Moi » (ou Ego) absolu.
Mais Schelling ressent rapidement les limites de cet idéalisme subjectif. Si tout est « Moi », la Nature n’est plus qu’un obstacle passif, un simple « Non-Moi » que le sujet doit surmonter. Pour Schelling, cette vision appauvrit la réalité.
La « Naturphilosophie »
En 1798, grâce au soutien de Goethe (lui-même scientifique et poète), Schelling est nommé professeur extraordinaire à l’Université de Iéna. Il n’a que 23 ans. Iéna est alors le centre vibrant du premier romantisme allemand.
Il y publie coup sur coup ses œuvres fondatrices, notamment les Idées pour une philosophie de la nature (1797) et De l’âme du monde (1798). Il y développe sa Naturphilosophie (philosophie de la nature). Contre le mécanisme de Descartes ou de Newton, qui voit la nature comme une machine morte, Schelling la présente comme un organisme vivant et dynamique.
La Nature n’est pas l’opposé de l’Esprit ; elle est « l’Esprit visible », « l’intelligence encore inconsciente ». C’est une force productive, une « odyssée de l’Esprit » qui, partant de la matière brute (gravité, magnétisme), s’organise et se polarise (électricité, processus chimique) pour finalement s’éveiller à la conscience dans l’être humain. L’homme est le but vers lequel tend toute la nature.
Le philosophe des Romantiques
Cette vision d’une nature vivante, mystérieuse et dotée d’une âme entre en résonance parfaite avec les aspirations du cercle romantique de Iéna (les frères August Wilhelm et Friedrich Schlegel, Novalis, Ludwig Tieck). Schelling devient leur philosophe officiel.
Sa vie personnelle se lie à ce cercle lorsqu’il entame une relation passionnée avec Caroline Schlegel, l’épouse brillante et spirituelle d’August Wilhelm. Leur relation, scandaleuse pour l’époque, aboutit à un divorce et à leur mariage en 1803. Caroline sera sa plus proche collaboratrice intellectuelle durant cette période faste.
Le Système de l’Identité (1800 – 1806) : L’Absolu et l’Art
L’Idéalisme transcendantal (1800)
À Iéna, Schelling complète son projet. Si la Naturphilosophie montrait comment la Nature (l’Objet) devient Esprit (le Sujet), il lui faut un système complémentaire.
Il publie en 1800 le Système de l’idéalisme transcendantal. C’est le pendant de sa philosophie de la nature. Ici, il part du Sujet (comme Fichte) et retrace l’histoire de la conscience de soi. Il montre comment le « Moi », pour se connaître lui-même, doit produire ou poser un monde objectif (la Nature) comme un miroir de sa propre activité.
L’Absolu et l’indifférence
Les deux systèmes (partir de la Nature, partir de l’Esprit) convergent vers un point unique : l’Absolu. L’Absolu est le principe fondamental de la réalité, le point d’Identité ou d’Indifférence totale où le Sujet et l’Objet, l’Esprit et la Nature, ne sont pas encore séparés.
Pour Schelling, la Nature et l’Esprit ne sont que les deux pôles, ou les deux « puissances », de ce même Absolu. La Nature est l’Absolu se manifestant objectivement ; l’Esprit est l’Absolu se manifestant subjectivement. C’est le cœur de son « Système de l’Identité ».
L’Art, « Organon » de la philosophie
Le Système de l’idéalisme transcendantal se conclut de manière surprenante. Comment peut-on saisir cet Absolu, cette unité primordiale ? La philosophie, par la réflexion, ne le peut qu’indirectement.
Pour Schelling, le seul lieu où cette fusion est donnée à voir concrètement, c’est dans l’œuvre d’art. L’Art est l’« organon » (l’instrument) suprême de la philosophie. Pourquoi ? Parce que l’artiste (le génie) fusionne en un produit fini deux activités :
Une activité consciente : la technique, les règles, l’intention.
Une activité inconsciente : l’inspiration, l’intuition, le « don » qui dépasse l’artiste lui-même.
L’œuvre d’art est donc la synthèse parfaite de la liberté (l’esprit) et de la nécessité (la nature), de l’inconscient et du conscient. Elle est la manifestation visible de l’Absolu.
La rupture et la crise (1807 – 1809) : Hegel et la Liberté
« La nuit où toutes les vaches sont noires »
En 1801, Schelling avait fait venir son ancien camarade Hegel à Iéna. Ils collaborent intensément, co-dirigeant un journal philosophique. Schelling voit en Hegel son plus fidèle allié.
La rupture, en 1807, est d’une grande violence. Hegel, qui a quitté Iéna et s’apprête à publier son premier grand livre, la Phénoménologie de l’esprit, envoie le manuscrit à Schelling. Schelling y découvre une préface où Hegel, sans le nommer, attaque vicieusement son « Système de l’Identité ».
Hegel y tourne en dérision l’Absolu de Schelling, le qualifiant de « coup de pistolet » philosophique, et le comparant à « la nuit où toutes les vaches sont noires » – un abîme vide où toutes les distinctions concrètes de la réalité disparaissent dans une « identité » indifférenciée. Pour Schelling, c’est une trahison intellectuelle et personnelle dont il ne se remettra jamais.
La tragédie de 1809
Schelling a quitté Iéna pour Würzburg en 1803, puis s’est installé à Munich en 1806, au service de l’Académie des Sciences de Bavière. Alors qu’il est intellectuellement isolé par la montée en puissance de Hegel, une tragédie personnelle le frappe.
En septembre 1809, son épouse Caroline, meurt brutalement de la dysenterie. Ce double effondrement – professionnel avec Hegel, et personnel avec Caroline – clôt la première phase de sa vie. La philosophie optimiste de l’Identité ne suffit plus à penser la réalité du mal, de la perte et de la division.
La quête de la « Freiheitsschrift » (1809 – 1815): Le « Fond obscur »
L’Essence de la liberté humaine (1809)
Quelques mois seulement après la mort de Hegel et la mort de Caroline, Schelling publie ce qui est considéré comme son chef-d’œuvre, un essai dense et lumineux : les Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent (connu sous le nom de Freiheitsschrift ou « Traité sur la liberté »).
Le problème du Mal
Cet essai déplace radicalement le centre de sa pensée. Le problème n’est plus l’Identité, mais la Liberté et le Mal. La question est la suivante : si Dieu (l’Absolu) est parfait et unique, comment le Mal peut-il exister ? Et si l’homme fait partie de Dieu, comment peut-il être véritablement libre (c’est-à-dire libre de choisir le Mal) ?
L' »Ungrund » (Le Sans-Fond)
La réponse de Schelling est d’une audace métaphysique radicale. Il introduit une dualité au sein même de Dieu. Dieu n’est pas un être simple et statique. En Dieu, il y a deux principes :
Le Fondement (Grund) ou la Nature en Dieu : C’est une base obscure, irrationnelle, un désir aveugle, une volonté chaotique de s’exprimer. C’est l' »Ungrund » (le Sans-Fond, l’Abîme).
L’Existence : C’est la Lumière, la Raison, l’Amour, la Parole (le Logos). C’est Dieu en tant que personne consciente.
Dieu devient Dieu. Son existence en tant qu’Amour et Raison est un acte éternel par lequel Il structure, illumine et maîtrise son propre « fond obscur ». Mais ce fond n’est jamais détruit ; il reste la condition de sa vitalité.
L’homme est créé à cette image. L’être humain possède lui aussi ce « fond obscur », cette volonté propre, égoïste et irrationnelle. C’est la source de sa liberté. L’homme est libre de subordonner ce fond obscur à la lumière de l’amour universel (le Bien) ou, au contraire, de laisser ce fond obscur s’affirmer contre l’universel (le Mal). Le Mal est donc une perversion de l’ordre, une rébellion du fondement contre l’existence.
Le long silence et les « Âges du Monde » (1815 – 1840)
L’ombre de Hegel
Après le Traité sur la liberté, Schelling entre dans une longue période de relatif silence éditorial. Il enseigne à Erlangen, puis de nouveau à Munich (où il est anobli en 1812, devenant « von Schelling »).
Pendant ce temps, la philosophie de Hegel conquiert l’Allemagne et l’Europe. Le « système hégélien » devient la philosophie officielle. Schelling, lui, est perçu comme une figure du passé, un romantique génial mais dépassé, qui n’a pas su produire de système final.
Le projet inachevé (Weltalter)
En réalité, Schelling travaille sans relâche, mais sur un projet si ambitieux qu’il ne parviendra jamais à le publier : Les Âges du Monde (Die Weltalter). Il en rédige trois versions distinctes, toutes inachevées.
Cet ouvrage devait être une grande narration métaphysique de l’histoire de la révélation de Dieu (l’Absolu). Schelling y décrit le déploiement de l’Absolu en trois « âges » : le Passé (le règne de la Nature), le Présent (le règne de l’Esprit et de l’histoire humaine) et le Futur (la synthèse finale de la Nature et de l’Esprit). L’échec de Schelling à finir ce livre est symptomatique de sa nouvelle conviction : la réalité, parce qu’elle est vivante et libre, ne peut être enfermée dans un système logique clos.
L’appel à Berlin et la Philosophie Positive (1841 – 1854)
Le « Philosophe-Roi » contre Hegel
La mort de Hegel en 1831 laisse un vide. Ses disciples, les « Jeunes Hégéliens » (dont Ludwig Feuerbach et Bruno Bauer, qui influenceront Marx), poussent le système hégélien vers l’athéisme et le radicalisme politique.
Inquiet de cette dérive, le nouveau roi de Prusse, Friedrich Wilhelm IV, décide d’une action spectaculaire. En 1841, il appelle le vieux Schelling, alors âgé de 66 ans, à la chaire de philosophie de Berlin – la chaire même de Hegel – avec une mission claire : détruire le « dragon » du panthéisme hégélien et restaurer une philosophie de la liberté et de la révélation.
Une audience de légendes
L’événement est immense. La salle de cours est comble. L’Europe intellectuelle a les yeux rivés sur Berlin. Dans l’audience du vieux maître se trouvent des hommes qui façonneront l’avenir : Søren Kierkegaard (venu du Danemark spécifiquement pour l’entendre), Mikhail Bakounine (futur père de l’anarchisme) et Friedrich Engels (futur collaborateur de Marx).
Négatif vs. Positif
Schelling expose enfin sa philosophie tardive. Il opère une distinction capitale :
La Philosophie Négative : C’est, selon lui, toute la philosophie de Descartes à Hegel (y compris son propre travail de jeunesse). C’est une philosophie de l’essence (Was-Philosophie, « Qu’est-ce que-philosophie »). Elle ne traite que des concepts, des idées, des possibilités logiques. Elle peut déduire « la notion » de Dieu, mais elle ne peut jamais prouver qu’il existe.
La Philosophie Positive : C’est sa nouvelle méthode. C’est une philosophie de l’existence (Dass-Philosophie, « Que-philosophie »). Elle ne part pas de la raison pure, mais d’un fait, d’un existant qui ne peut être déduit mais seulement constaté.
La philosophie positive de Schelling est une exploration de l’histoire. Il la divise en Philosophie de la Mythologie (qui montre comment l’humanité, via le polythéisme, a exploré par l’inconscient la structure du divin) et Philosophie de la Révélation (qui culmine dans le Christianisme, où le Dieu libre et existant se révèle librement à l’homme).
Mort et héritage
La fin d’une carrière
La réception des cours de Berlin fut mitigée. Kierkegaard, d’abord extasié à l’idée d’une « philosophie de l’existence », repartit profondément déçu, estimant que Schelling retombait dans la construction d’un nouveau système, tout aussi abstrait que celui de Hegel. Bakounine et Engels furent également critiques.
Quand un auditeur publia des notes de cours sans son autorisation (une version piratée), Schelling, furieux, intenta un procès, qu’il perdit. Il se retira de l’enseignement en 1846 et passa ses dernières années dans l’ombre. Il meurt le 20 août 1854 à Bad Ragaz, en Suisse.
La postérité paradoxale
Schelling fut le « Protée » de l’idéalisme allemand : un penseur qui n’eut pas un seul système, mais plusieurs, traversant des phases (Naturphilosophie, Identité, Liberté, Philosophie Positive) qui semblaient se contredire. Du vivant de Hegel, il fut considéré comme l’étape dépassée.
Pourtant, son influence s’avéra souterraine et durable. Chaque phase de sa pensée a généré une postérité :
 Sa Naturphilosophie (Nature comme organisme) a influencé les sciences de la vie au XIXe siècle et trouve des échos dans la pensée écologique contemporaine.
 Sa philosophie de l’Art (Jena) a défini l’esthétique romantique.
 Son Traité sur la liberté (le « fond obscur ») a eu un impact majeur sur la psychanalyse (Freud et surtout Jung et sa notion d’Ombre) et sur Martin Heidegger, qui lui consacra un cours majeur.
 Sa Philosophie Positive (critique de l’essence au profit de l’existence) a été une impulsion directe pour Søren Kierkegaard et la naissance de l‘existentialisme.
Si Hegel a construit l’autoroute de la philosophie du XIXe siècle, Schelling en a exploré tous les chemins de traverse, les forêts obscures et les sommets vertigineux, laissant à la postérité des sentiers que le XXe siècle n’a cessé de redécouvrir.










