INFOS-CLÉS | |
|---|---|
| Origine | Allemagne / Autriche-Hongrie |
| Importance | ★★★★★ |
| Courants | Philosophie contemporaine, Psychologie descriptive, Précurseur de la phénoménologie |
| Thèmes | Intentionalité, Psychologie descriptive, Perception, Conscience, École de Brentano |
Philosophe et psychologue allemand, Franz Brentano est une figure majeure de la transition entre la philosophie du XIXe siècle et les grands courants du XXe. En replaçant le concept d’intentionalité au cœur de la philosophie de l’esprit, il a fondé la psychologie descriptive et exercé une influence déterminante sur Edmund Husserl, Sigmund Freud et toute l’École de Brentano.
En raccourci
Franz Brentano est l’un des penseurs les plus influents que vous n’avez peut-être jamais étudié directement, mais dont les idées ont façonné le XXe siècle. À l’origine, il était prêtre catholique, mais il a quitté l’Église à cause d’un désaccord majeur sur le dogme de l’infaillibilité du Pape.
Son idée la plus célèbre est l’« intentionalité ». C’est un concept simple mais profond : toute conscience est « conscience de quelque chose ». On ne peut pas juste penser dans le vide ; on pense à un objet. On ne peut pas juste aimer ; on aime quelqu’un ou quelque chose. Pour Brentano, cette « directionnalité » de l’esprit vers un objet est ce qui sépare le mental du physique.
Enseignant charismatique à Vienne, il a formé une génération de penseurs exceptionnels (l’École de Brentano), dont Edmund Husserl (le père de la phénoménologie) et, dans une certaine mesure, Sigmund Freud. Il voulait faire de la psychologie une science rigoureuse, basée non pas sur des expériences en laboratoire, mais sur la description précise de ce que nous vivons intérieurement.
Origines et formation (1838 – 1864)
Une lignée d’intellectuels
Né le 16 janvier 1838 à Marienberg am Rhein, en Prusse rhénane, Franz Brentano voit le jour dans un milieu exceptionnellement cultivé. Il appartient à une illustre famille d’intellectuels et d’artistes germano-italiens. Son oncle est le célèbre poète romantique Clemens Brentano et sa tante l’écrivaine Bettina von Arnim. Cet environnement familial, catholique et érudit, marque profondément sa jeunesse et oriente ses intérêts vers la philosophie, la théologie et les arts.
La précocité de son intelligence le conduit à fréquenter plusieurs des plus grandes universités allemandes.
Le pèlerinage philosophique
Le parcours universitaire de Brentano est un véritable pèlerinage à travers les grands centres de la pensée allemande. Il étudie la philosophie à Munich, Würzburg, et surtout à Berlin, où il suit les cours d’Adolf Trendelenburg. Ce dernier, grand spécialiste d’Aristote, lui transmet une passion pour le philosophe grec et pour la rigueur analytique.
Brentano se plonge également dans l’étude de la scolastique, notamment Thomas d’Aquin, voyant dans ces auteurs une précision conceptuelle perdue par l’idéalisme allemand alors dominant. Son intérêt se porte d’emblée sur la métaphysique et la psychologie.
Thèse sur Aristote et ordination
En 1862, il obtient son doctorat à Tübingen avec une thèse brillante et remarquée : Sur la signification multiple de l’être chez Aristote (Von der mannigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles). Cet ouvrage, qui analyse les différentes façons dont Aristote utilise le concept d »être », pose déjà les bases de son approche analytique et aura une influence notable sur Martin Heidegger un demi-siècle plus tard.
Parallèlement à sa vocation philosophique, Brentano ressent une profonde vocation religieuse. Il entre au séminaire et est ordonné prêtre catholique le 6 août 1864 à Würzburg. Sa vie semble alors tracée : il sera un prêtre-philosophe, destiné à renouveler la pensée catholique par la rigueur aristotélicienne.
La crise de Würzburg (1864 – 1873)
Le prêtre-professeur
Dès 1866, Brentano obtient son habilitation à diriger des recherches à l’Université de Würzburg, où il commence à enseigner la philosophie. Sa double casquette de prêtre et de professeur respecté le place au centre de la vie intellectuelle catholique allemande.
Ses cours, qui allient érudition historique et clarté analytique, attirent de nombreux étudiants, dont le futur psychologue Carl Stumpf. Il travaille sur un projet de psychologie philosophique, cherchant à moderniser l’héritage d’Aristote.
Le choc du Concile Vatican I
La carrière de Brentano bascule en 1870. Le Premier Concile du Vatican, convoqué par le pape Pie IX, met à l’ordre du jour la proclamation du dogme de l’infaillibilité pontificale. En tant qu’expert reconnu de la théologie et de l’histoire de l’Église, Brentano est consulté par plusieurs évêques allemands qui s’opposent à ce nouveau dogme.
Il se plonge dans une étude historique et théologique intensive pour déterminer la validité de cette doctrine. Ses recherches le mènent à une conclusion sans appel : le dogme de l’infaillibilité est, selon lui, une innovation sans fondement historique ou scripturaire solide.
La rupture
La proclamation du dogme en 1870 place Franz Brentano devant un cas de conscience insoluble. Il ne peut, en tant qu’intellectuel honnête, accepter une doctrine qu’il juge fausse. Pendant trois ans, il vit un conflit intérieur intense.
En 1873, sa décision est prise. Ne pouvant concilier sa loyauté envers l’Église et son exigence de vérité, il démissionne de la prêtrise. Cet acte d’apostasie, spectaculaire pour un intellectuel de sa stature, fait scandale. Il entraîne immédiatement sa mise à l’écart de l’université de Würzburg, bastion catholique. À 35 ans, Brentano a perdu son statut, sa communauté et sa carrière. C’est pourtant de cette crise que va naître son œuvre la plus importante.
L’œuvre majeure : Vienne et la « Psychologie » (1874 – 1895)
Le rebond à Vienne
La rupture avec l’Église libère paradoxalement l’énergie philosophique de Brentano. Débarrassé de ses obligations théologiques, il peut se consacrer pleinement à son projet : fonder une psychologie scientifique sur des bases philosophiques solides.
Grâce à ses soutiens académiques (notamment le philosophe Rudolf Hermann Lotze), il obtient dès 1874 un poste de professeur ordinaire à l’Université de Vienne, capitale d’un empire austro-hongrois plus libéral.
« Psychologie d’un point de vue empirique » (1874)
L’année même de son arrivée à Vienne, il publie son opus magnum : Psychologie d’un point de vue empirique (Psychologie vom empirischen Standpunkt). L’ouvrage est un tournant.
Brentano y lance un programme ambitieux : établir la psychologie comme une science autonome et fondamentale. Il opère une distinction nette entre deux approches :
1. La Psychologie génétique, qui étudie les causes physiques et physiologiques des phénomènes mentaux (l’approche de la psychologie expérimentale naissante, comme celle de Wilhelm Wundt).
2. La Psychologie descriptive (ou « psychognosie »), qu’il entend fonder. Celle-ci ne cherche pas les causes, mais vise à décrire la structure essentielle des actes mentaux tels qu’ils sont donnés à la perception interne.
La marque du mental : l’Intentionalité
Pour distinguer son objet d’étude (le mental) de celui de la physique, Brentano doit trouver un critère de démarcation absolu. Il le trouve dans un concept scolastique qu’il réactualise : l’intentionalité.
L’intentionalité est, pour Brentano, la propriété fondamentale de tous les phénomènes psychiques. Elle désigne le fait que tout acte mental est « dirigé vers » un objet. *Toute conscience est conscience de quelque chose.
On ne voit pas seulement ; on voit un arbre.
On ne juge pas seulement ; on juge qu’une proposition est vraie.
On n’aime pas seulement ; on aime une personne ou une idée.
Ce « quelque chose » est l’objet intentionnel. Brentano parle de « l’in-existence intentionnelle » de l’objet, signifiant que l’objet visé « existe dans » l’acte mental (que l’objet existe ou non dans le monde réel n’est pas la question). Un phénomène physique (une pierre, une couleur) n’a pas cette « directionnalité » ; il est simplement là. L’intentionalité est donc la marque du mental.
La classification des actes de conscience
Fort de ce critère, Brentano propose une classification de tous les phénomènes psychiques. Il les ramène à trois classes fondamentales et irréductibles :
Les Représentations (Vorstellungen) : C’est la base de toute vie mentale. C’est l’acte de simplement avoir un objet à l’esprit (voir un arbre, imaginer une licorne, penser au concept de justice).
Les Jugements (Urteile) : Ce sont des actes qui se fondent sur une représentation, mais y ajoutent une prise de position : l’acceptation (croyance) ou le rejet (décroire). Juger, c’est affirmer ou nier l’existence de l’objet représenté.
Les Phénomènes d’amour et de haine (Gemütsbewegungen) : Ce sont les actes de la sphère émotionnelle et volitive. Ils se fondent aussi sur une représentation, mais y ajoutent une prise de position affective : être attiré (aimer, désirer) ou être repoussé (haïr, craindre).
Cette classification aura une influence immense, notamment sur Husserl, et constituera la base de sa psychologie descriptive.
L’École de Brentano et la marginalisation
Un enseignant charismatique
À Vienne, Brentano devient une légende. Ses séminaires sont réputés pour leur rigueur, leur clarté et l’intensité de la discussion. Il n’enseigne pas un système fermé, mais une méthode d’analyse philosophique.
Il attire un cercle d’étudiants exceptionnels qui formeront « l’École de Brentano ». L’influence de son enseignement est sans commune mesure avec le nombre de ses publications (relativement faible).
L’École de Brentano
Parmi ses étudiants directs ou indirects à Vienne, on compte des figures qui vont redéfinir le paysage intellectuel du XXe siècle :
Edmund Husserl : Le fondateur de la phénoménologie. Husserl reprendra l’intentionalité comme thème central, mais la transformera radicalement.
Alexius Meinong : Le fondateur de la « théorie de l’objet » (École de Graz), qui développera l’idée d’objets non-existants (comme le « cercle carré »).
Carl Stumpf : Psychologue de la perception, qui sera le maître des fondateurs de la psychologie de la Gestalt.
Christian von Ehrenfels : Qui introduira le concept de « qualité de forme » (Gestaltqualität), pierre angulaire de la psychologie de la Gestalt.
Sigmund Freud : Le fondateur de la psychanalyse. Freud a suivi les cours de Brentano pendant plusieurs semestres. L’importance de la « représentation » (Vorstellung) dans la théorie freudienne et sa conception de l’appareil psychique doivent beaucoup à l’enseignement de Brentano.
Tomáš Masaryk : Futur premier président de la Tchécoslovaquie.
La seconde crise (1880)
Le succès académique de Brentano à Vienne est brutalement interrompu par les lois de l’Empire. En 1880, il décide de se marier avec Ida Lieben.
Cependant, le droit austro-hongrois de l’époque, bien que laïc, interdisait le mariage à quiconque avait été ordonné prêtre catholique, même s’il avait quitté l’Église. Pour contourner cette loi, Brentano est contraint de :
- Renoncer à sa citoyenneté autrichienne et prendre la citoyenneté saxonne.
- Démissionner de son poste de professeur ordinaire (titulaire).
Les autorités lui permettent de continuer à enseigner, mais seulement avec le statut subalterne de Privatdozent (un simple chargé de cours non rémunéré par l’État). C’est une humiliation professionnelle et une marginalisation académique. Bien qu’il continue à influencer ses étudiants, sa carrière officielle est brisée.
Dernières années : L’exil et le « Réisme » (1895 – 1917)
L’exil florentin
Écœuré par l’intransigeance administrative et le traitement qu’il a subi, Franz Brentano quitte définitivement l’Autriche en 1895. Il s’installe à Florence, en Italie, où il vivra près de vingt ans dans un relatif isolement académique, mais en continuant à écrire et à correspondre abondamment avec ses anciens élèves.
Le tournant « Réiste »
La philosophie tardive de Brentano, développée en Italie, prend une direction nouvelle et radicale, connue sous le nom de Réisme (du latin res : chose).
Durant sa période viennoise, Brentano acceptait que l’intentionalité vise des objets qui n’existent pas forcément (une licorne). Ses élèves, comme Meinong, avaient développé cela en une théorie complexe d’objets « irréels » qui « subsistent ».
Dans sa dernière phase, Brentano rejette violemment cette idée. Il adopte une position ontologique stricte : *seules les choses individuelles et concrètes (Realia) existent.
Il n’y a pas d’universaux, pas d’abstractions, pas d’états de choses, pas d’objets non-existants. Que vise-t-on alors quand on pense à une licorne ? Brentano répond : on ne vise pas un « objet-licorne », mais l’acte de penser vise d’une certaine manière (d’une manière « représentant-une-licorne »). L’objet intentionnel n’est plus un objet « dans » l’esprit, mais la manière dont l’esprit se dirige.
L’éthique de l’évidence
Durant cette période, il tente également de fonder une éthique scientifique. Il établit un parallèle entre la logique (le Vrai) et l’éthique (le Bien).
Un jugement est « vrai » (ou « correct ») lorsqu’il est fondé sur l’évidence (par exemple, 2+2=4).
De même, un acte « d’amour » (une préférence) est « bon » (ou « correct ») lorsqu’il est fondé sur une évidence affective.
Le Bien n’est donc pas subjectif ; il est ce qui est correctement* aimé, ce qui est préféré avec le même sentiment d’évidence que celui qui accompagne un jugement logique. Cette approche influencera l’éthique phénoménologique (Max Scheler) et même l’éthique analytique (G.E. Moore).
Le dernier exil et la mort
La fin de sa vie est tragique. En 1915, l’Italie, où il vit depuis vingt ans, entre en guerre contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Brentano, étant citoyen allemand (saxon), devient un « ennemi étranger ».
Il est contraint de fuir l’Italie. Presque aveugle et âgé de 77 ans, il trouve refuge à Zurich, en Suisse neutre. Il y meurt deux ans plus tard, le 17 mars 1917.
Mort et héritage
Impact immédiat et dispersion
La mort de Brentano survient alors que l’Europe est en plein chaos. Son École s’est déjà dispersée, mais ses élèves sont devenus les fondateurs de nouveaux courants majeurs.
L’héritage de Brentano n’est pas un système, mais une série de problèmes fondateurs et une méthode. Il a légué à la philosophie du XXe siècle sa question centrale : une description rigoureuse de la conscience et de son rapport au monde.
Influence durable et postérité
L’influence de Franz Brentano sur la philosophie du XXe siècle est paradoxale : elle est à la fois omniprésente et souterraine. Il est le père ou le grand-père de mouvements philosophiques qui semblent aujourd’hui radicalement opposés :
La Phénoménologie : Edmund Husserl, son élève direct, a fait de l’intentionalité le concept clé de la phénoménologie. Toute l’œuvre de Husserl, et à sa suite celle de Heidegger, Sartre et Merleau-Ponty, est une réponse au programme de psychologie descriptive de Brentano.
La Philosophie Analytique : L’École de Brentano (via Meinong et Twardowski) a eu une influence décisive sur les fondateurs de la philosophie analytique. Bertrand Russell a développé sa théorie des descriptions en réponse directe à la théorie de l’objet de Meinong. La rigueur analytique de Brentano et son « réisme » sont des ancêtres directs de l’ontologie analytique contemporaine.
La Psychologie de la Gestalt : Par l’intermédiaire de Stumpf et von Ehrenfels, la psychologie de la forme (Gestalt) est issue directement des débats sur la perception initiés dans le séminaire de Brentano.
La Psychanalyse : L’insistance de Brentano sur le caractère dynamique et représentatif de la vie psychique a fourni un cadre conceptuel essentiel au jeune Freud.
Franz Brentano est ainsi l’une des sources les plus importantes de la philosophie contemporaine. En cherchant à fonder la psychologie comme une science rigoureuse, il a redécouvert le problème de l’intentionnalité. Ce faisant, il n’a pas seulement lancé la phénoménologie ; il a fourni à la philosophie de l’esprit, tant continentale qu’analytique, son programme de recherche pour le siècle à venir : comprendre la nature de la conscience.
Pour approfondir
#Intentionnalité et psychologie
Franz Brentano — Psychologie d’un point de vue empirique (Vrin)
#Éthique et valeur
Franz Brentano — L’Origine de la connaissance morale (Vrin)
#Aristote chez Brentano
Franz Brentano — Les multiples significations de l’être selon Aristote (Vrin)
#L’école brentanienne
Denis Fisette (dir.) — À l’école de Brentano (Vrin)
#Introduction contemporaine
Jocelyn Benoist — L’intentionnalité (Vrin)










