INFOS-CLÉS | |
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Origine | Chili |
Importance | ★★★★ |
Courants | Philosophie de l’esprit, Sciences cognitives, Phénoménologie |
Thèmes | Énaction, Autopoïèse, Neurophénoménologie, Embodied cognition, Dialogue science-bouddhisme |
Francisco Varela compte parmi les penseurs qui ont transformé notre compréhension de la cognition et de la conscience au tournant du XXIᵉ siècle.
En raccourci
Né au Chili en 1946, Francisco Varela s’impose comme l’une des figures majeures des sciences cognitives contemporaines. Formé initialement en biologie, il développe avec Humberto Maturana le concept d’autopoïèse, qui définit le vivant par sa capacité à se produire lui-même.
Sa contribution décisive réside dans l’élaboration de la théorie de l’énaction, qui rompt avec les modèles computationnels classiques de l’esprit. Pour Varela, la cognition n’est pas traitement d’informations mais émergence à partir de l’interaction corporelle avec l’environnement.
Pionnier du dialogue entre neurosciences et traditions contemplatives, il fonde la neurophénoménologie, discipline qui articule description scientifique du cerveau et exploration subjective de l’expérience vécue. Cette approche novatrice intègre les pratiques méditatives bouddhistes comme méthode d’investigation de la conscience.
Son œuvre traverse les frontières disciplinaires, de la biologie à la philosophie, des sciences cognitives à l’éthique. Disparu en 2001, Varela laisse un héritage intellectuel qui irrigue aujourd’hui les recherches sur l’intelligence artificielle, la conscience et les relations entre corps et esprit.
Origines chiliennes et vocation scientifique
Un contexte familial favorable à l’ouverture intellectuelle
Francisco Javier Varela García naît le 7 septembre 1946 à Santiago du Chili, au sein d’une famille aisée de la capitale. Son père occupe une position sociale confortable qui permet au jeune Francisco d’accéder à une éducation de qualité. L’atmosphère familiale encourage la curiosité intellectuelle sans contrainte particulière quant aux orientations futures. Cette liberté façonne un esprit indépendant, prompt à traverser les disciplines plutôt qu’à s’enfermer dans une spécialité.
Dès l’adolescence, Varela manifeste un intérêt marqué pour les questions fondamentales touchant à la nature de la vie et de la connaissance. Le Chili des années 1950 et 1960 connaît une effervescence culturelle qui expose le jeune homme aux débats philosophiques et scientifiques internationaux. Santiago demeure alors un carrefour où circulent les idées venues d’Europe et d’Amérique du Nord, notamment à travers l’université et les cercles intellectuels.
Formation initiale en biologie et premières interrogations
Varela entame en 1964 des études de biologie à l’Université catholique du Chili. Ce choix marque le début d’une quête qui ne cessera de s’élargir. La biologie représente pour lui non pas une discipline technique mais un point d’entrée vers les mystères de l’organisation vivante. Très tôt, il perçoit que comprendre la vie exige de dépasser les approches purement mécanistes alors dominantes.
Au cours de ces années formatrices, il rencontre Humberto Maturana, jeune professeur formé aux États-Unis qui deviendra son collaborateur majeur. Maturana introduit Varela aux questions épistémologiques qui sous-tendent la recherche biologique. Cette rencontre s’avère déterminante : ensemble, ils commencent à élaborer une vision alternative de l’organisation du vivant, qui culminera dans le concept d’autopoïèse.
L’exil intellectuel et l’ouverture internationale
En 1968, Varela obtient son diplôme de biologie et part poursuivre sa formation aux États-Unis. Il intègre l’Université Harvard où il prépare un doctorat en biologie sous la direction de Torsten Wiesel, futur prix Nobel pour ses travaux sur le système visuel. Ce séjour bostonien l’expose aux développements les plus avancés des neurosciences et des sciences cognitives naissantes.
Harvard lui offre également l’occasion de fréquenter des philosophes et des logiciens qui réfléchissent aux fondements de la connaissance. Les séminaires interdisciplinaires de l’époque mêlent biologistes, psychologues et théoriciens de l’information. Varela y découvre les limites des modèles computationnels de l’esprit, qui dominent alors le champ des sciences cognitives. Ces modèles postulent que le cerveau traite des représentations symboliques à la manière d’un ordinateur. Cette analogie lui paraît insuffisante pour rendre compte de la richesse de l’expérience vécue.
Élaboration de l’autopoïèse et retour au Chili
Collaboration avec Maturana et naissance d’un concept
De retour au Chili au début des années 1970, Varela retrouve Maturana à l’Université du Chili. Ensemble, ils formalisent le concept d’autopoïèse, terme grec signifiant « auto-création ». Cette notion définit le vivant comme un système qui se produit lui-même en permanence, maintenant son organisation à travers un réseau de processus interdépendants. Un organisme autopoïétique n’est pas défini par ses composants chimiques mais par les relations qui les organisent.
L’autopoïèse marque une rupture avec les conceptions mécanistes qui réduisent le vivant à une machine complexe. Pour Varela et Maturana, un système vivant ne se contente pas de réagir à son environnement : il crée activement les conditions de sa propre existence. Cette perspective trouve un écho dans certaines traditions philosophiques, notamment la phénoménologie, qui insiste sur l’activité constitutive de la conscience.
Les deux chercheurs publient en 1973 De Máquinas y Seres Vivos (Des machines et des êtres vivants), ouvrage fondateur qui présente leur théorie. Le livre paraît au moment où le Chili bascule dans la dictature militaire après le coup d’État contre Salvador Allende. Les universités sont mises au pas. Varela, comme nombre d’intellectuels, choisit l’exil.
Années d’errance et approfondissement théorique
Entre 1973 et 1980, Varela traverse une période d’instabilité géographique mais de grande fécondité intellectuelle. Il séjourne d’abord aux États-Unis, puis en 1980 il s’installe à Paris où il passera l’essentiel de sa carrière. La capitale française devient son ancrage principal, bien qu’il conserve toujours une dimension cosmopolite, multipliant les séjours en Amérique et en Asie.
Paris lui offre un environnement propice au dialogue interdisciplinaire. Il intègre le Centre de recherche en épistémologie appliquée (CREA) de l’École polytechnique, dirigé par Jean-Pierre Dupuy. Ce centre réunit des chercheurs venus de la philosophie, des mathématiques, de la logique et des sciences cognitives. Varela y trouve des interlocuteurs pour affiner ses intuitions sur la cognition.
Au cours de cette période, il approfondit l’autopoïèse en l’appliquant aux systèmes sociaux et aux processus cognitifs. Avec Maturana, il publie en 1980 Autopoiesis and Cognition, qui introduit leur pensée au public anglophone. L’ouvrage attire l’attention des théoriciens des systèmes, des sociologues comme Niklas Luhmann, et des philosophes intéressés par les questions de l’émergence et de l’auto-organisation.
L’énaction : une nouvelle conception de la cognition
Critique du cognitivisme classique
Au milieu des années 1980, Varela concentre ses efforts sur une refonte complète des sciences cognitives. Le paradigme dominant, issu de l’intelligence artificielle symbolique, postule que penser consiste à manipuler des représentations mentales selon des règles formelles. Ce modèle, inspiré de l’ordinateur, suppose que le cerveau encode des informations sur le monde extérieur et les traite algorithmiquement.
Varela estime que cette approche manque l’essentiel : la cognition n’est pas calcul mais énaction, terme qu’il forge pour désigner l’émergence de la connaissance à partir de l’action corporelle. Connaître, c’est faire advenir un monde de significations à travers les interactions sensori-motrices d’un organisme avec son milieu. La perception n’est pas réception passive d’informations mais exploration active qui façonne simultanément le sujet percevant et le monde perçu.
Cette perspective s’inspire de la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty, qui insistait sur l’enracinement corporel de la conscience. Varela redécouvre également les intuitions du pragmatiste John Dewey sur l’expérience comme transaction entre organisme et environnement. Il opère ainsi une synthèse entre traditions philosophiques continentales et anglo-saxonnes, rarement mise en œuvre dans les sciences cognitives.
### The Embodied Mind et la diffusion de l’énaction
En 1991, Varela publie avec Evan Thompson et Eleanor Rosch The Embodied Mind: Cognitive Science and Human Experience (L’inscription corporelle de l’esprit), ouvrage qui devient rapidement un classique. Le livre développe systématiquement la théorie de l’énaction et montre comment elle permet de dépasser les impasses du cognitivisme représentationnel et du connexionnisme, qui modélise l’esprit comme un réseau de neurones formels.
Les auteurs proposent une alternative radicale : la cognition comme action incarnée. Le système cognitif ne résout pas des problèmes abstraits mais fait émerger des pertinences en fonction de son histoire corporelle et de sa structure biologique. Les catégories par lesquelles nous pensons le monde ne préexistent pas dans une réalité objective ni dans un système symbolique inné : elles émergent de nos interactions répétées avec l’environnement.
The Embodied Mind innove également en intégrant des insights issus du bouddhisme, notamment la psychologie abhidharmique qui analyse finement les processus mentaux. Varela suggère que les traditions contemplatives possèdent une expertise phénoménologique précieuse, trop longtemps ignorée par la science occidentale. Cette ouverture suscite autant d’enthousiasme que de réticences dans le milieu académique.
Neurophénoménologie et dialogue avec le bouddhisme
Fondation d’une discipline nouvelle
Dans les années 1990, Varela franchit une étape supplémentaire en proposant la neurophénoménologie, programme de recherche visant à articuler rigoureusement les données neuroscientifiques objectives et les descriptions phénoménologiques subjectives de l’expérience vécue. Il constate que les neurosciences accumulent des données sur les corrélats neuronaux de la conscience sans jamais accéder à la dimension qualitative, à ce que les philosophes nomment les qualia.
La neurophénoménologie postule que cette lacune peut être comblée en formant des sujets expérimentaux à l’observation disciplinée de leur propre expérience. Les pratiques méditatives, notamment celles du bouddhisme tibétain, offrent des méthodes éprouvées pour affiner l’attention et stabiliser l’introspection. Varela organise des expériences où des méditants avancés décrivent en temps réel les fluctuations de leur conscience pendant que leur activité cérébrale est enregistrée.
Ces protocoles révèlent des synchronisations neuronales corrélées à des états phénoménologiques spécifiques. Varela montre ainsi qu’une science de la conscience ne peut se limiter à la troisième personne objective ni à la première personne purement subjective : elle doit inventer une méthodologie qui respecte les deux dimensions.
Rencontre avec le Dalaï-Lama et institutionnalisation du dialogue
Dès les années 1980, Varela participe aux dialogues entre scientifiques et contemplatifs bouddhistes organisés par le Mind and Life Institute, structure qu’il cofonde. Ces rencontres, souvent présidées par le Dalaï-Lama, explorent les points de convergence et de divergence entre science moderne et philosophie bouddhiste sur des thèmes comme la nature de l’esprit, les émotions ou l’éthique.
Varela y joue un rôle d’interface privilégié. Sa connaissance approfondie du bouddhisme, acquise par une pratique personnelle soutenue, lui permet de dialoguer d’égal à égal avec les maîtres tibétains. Il ne cherche pas à réduire les enseignements bouddhistes à des hypothèses scientifiques, mais à faire émerger des questions communes susceptibles d’enrichir les deux traditions.
Ces échanges aboutissent à la création de programmes de recherche internationaux sur la méditation et les neurosciences. Le Mind and Life Institute devient une institution reconnue, attirant chercheurs et financements. Varela contribue ainsi à légitimer l’étude scientifique de la méditation, domaine autrefois marginal, aujourd’hui florissant.
Dernières années et synthèses intellectuelles
Travaux sur la conscience et la temporalité
Dans la seconde moitié des années 1990, Varela approfondit ses recherches sur la dynamique temporelle de la conscience. Il s’intéresse aux échelles multiples auxquelles opère le cerveau, des oscillations neuronales rapides aux rythmes plus lents de l’attention. La conscience ne serait pas un état stable mais une succession d’émergences éphémères, correspondant à des assemblées neuronales transitoires.
Cette conception dynamique fait écho à la notion bouddhiste d’impermanence : le moi n’est pas une entité permanente mais un flux d’événements mentaux interdépendants. Varela établit des ponts entre cette psychologie bouddhiste et les modèles neuroscientifiques contemporains de la conscience, montrant que les deux approches convergent vers une vision processuelle de l’esprit.
Il publie plusieurs articles techniques sur les corrélats neuronaux de la conscience, utilisant notamment les techniques d’électroencéphalographie et de magnétoencéphalographie. Ses travaux mettent en évidence le rôle des synchronisations gamma dans l’intégration de l’information sensorielle. Ces résultats empiriques renforcent la crédibilité de son approche neurophénoménologique.
Engagement éthique et réflexions sur la technique
Parallèlement à ses recherches, Varela développe une réflexion éthique inspirée de sa pratique bouddhiste. Il propose une éthique de la compassion fondée non sur des principes abstraits mais sur la transformation de soi par la méditation. Selon lui, la sagesse éthique émerge d’une compréhension directe de l’interdépendance de tous les êtres, expérience accessible par l’entraînement contemplatif.
Cette perspective influence également son regard sur les technologies cognitives et l’intelligence artificielle. Varela critique les ambitions de l’IA symbolique de reproduire l’intelligence humaine par des algorithmes désincarnés. Il plaide pour une technologie respectueuse de l’incarnation et de l’autonomie des systèmes vivants, anticipant certains débats actuels sur l’éthique de l’IA.
Atteint d’une hépatite C contractée lors d’une transfusion sanguine, Varela subit en 1998 une greffe du foie. Cette épreuve physique ne ralentit pas son activité intellectuelle. Il continue à enseigner, à publier et à voyager, portant témoignage d’une résilience nourrie par sa pratique méditative.
Rayonnement international et influence pluridisciplinaire
Un réseau intellectuel transnational
Tout au long de sa carrière, Varela tisse un réseau exceptionnel de collaborations. Il entretient des échanges suivis avec des philosophes comme Hubert Dreyfus, des neuroscientifiques comme Antonio Damasio, des spécialistes de l’intelligence artificielle comme Terry Winograd. Sa capacité à circuler entre les disciplines, à parler les langages de la biologie, de la philosophie et de la contemplation, fait de lui un passeur unique.
Paris demeure sa base principale, mais il enseigne régulièrement aux États-Unis, notamment à l’Université de Californie à Berkeley. Il participe à d’innombrables conférences internationales, séminaires et ateliers. Son charisme personnel et sa générosité intellectuelle attirent étudiants et chercheurs du monde entier. Beaucoup témoignent de sa capacité à écouter, à encourager les recherches originales, à ouvrir des pistes inexplorées.
Réception critique et débats
L’œuvre de Varela ne suscite pas l’unanimité. Certains philosophes analytiques lui reprochent un usage parfois imprécis des concepts, une tendance à mélanger des traditions intellectuelles hétérogènes. Des neuroscientifiques orthodoxes contestent la légitimité du recours aux méthodes introspectives, jugées trop subjectives pour fonder une science rigoureuse.
D’autres critiques portent sur l’intégration du bouddhisme dans le discours scientifique. Des chercheurs craignent une spiritualisation des sciences cognitives, un brouillage des frontières entre connaissance objective et sagesse contemplative. Varela répond que cette séparation stricte est elle-même un héritage culturel occidental, et que d’autres épistémologies sont possibles.
Malgré ces réserves, l’influence de Varela ne cesse de croître. La notion d’embodied cognition, d’intelligence incarnée, devient un paradigme majeur en sciences cognitives. Les recherches sur la méditation explosent dans les années 2000, validant empiriquement certaines de ses intuitions. La neurophénoménologie, bien que restant marginale, inspire des travaux novateurs sur la conscience.
Mort et héritage durable
Circonstances du décès et réactions immédiates
Francisco Varela meurt le 28 mai 2001 à Paris, des suites de complications liées à sa greffe hépatique. Il n’a que cinquante-quatre ans. Sa disparition prématurée prive les sciences cognitives d’une figure irremplaçable, capable de penser ensemble biologie, philosophie et spiritualité.
Les hommages affluent du monde entier. Collègues, étudiants et amis soulignent non seulement l’originalité de son œuvre mais aussi la qualité humaine de l’homme, sa générosité, son ouverture d’esprit. Le Mind and Life Institute lui dédie plusieurs conférences commémoratives. Des numéros spéciaux de revues scientifiques rassemblent des articles évaluant son apport.
Postérité intellectuelle et influence contemporaine
Vingt ans après sa mort, l’héritage de Varela demeure vivant et fécond. La théorie de l’énaction irrigue aujourd’hui de nombreux domaines : robotique développementale, qui construit des machines apprenant par interaction corporelle ; philosophie de l’esprit, qui redécouvre l’importance du corps et de l’action ; sciences de l’éducation, qui repensent l’apprentissage comme construction active de sens.
Les recherches en neurosciences contemplatives, champ qu’il a contribué à fonder, connaissent un essor considérable. Des centaines d’études explorent les effets de la méditation sur le cerveau, l’attention, les émotions et la santé mentale. Des protocoles thérapeutiques intégrant la pleine conscience (mindfulness) sont aujourd’hui validés cliniquement pour traiter la dépression, l’anxiété ou la douleur chronique.
L’œuvre philosophique de Varela inspire également les réflexions contemporaines sur l’intelligence artificielle. Face aux promesses et aux dangers de l’IA, nombreux sont ceux qui revisitent ses critiques du computationnalisme et son plaidoyer pour une technologie respectueuse de l’autonomie vivante. Ses intuitions sur l’incarnation et l’émergence résonnent avec les débats actuels sur les limites des systèmes purement algorithmiques.
Une pensée vivante pour le XXIᵉ siècle
L’actualité de Francisco Varela tient à sa capacité d’avoir anticipé les enjeux majeurs de notre époque. À l’heure où les neurosciences progressent à pas de géant sans toujours éclairer l’expérience subjective, la neurophénoménologie propose une voie intégrative. Alors que l’intelligence artificielle soulève des questions éthiques cruciales, la théorie de l’énaction rappelle que l’intelligence véritable émerge de l’interaction incarnée, non du calcul abstrait.
Plus profondément, Varela incarne une figure rare de savant-philosophe-contemplatif, refusant les cloisonnements disciplinaires et les séparations artificielles entre raison et sagesse. Son œuvre témoigne qu’il est possible de mener une recherche scientifique rigoureuse tout en restant attentif aux dimensions éthique, existentielle et spirituelle de la condition humaine. En ce sens, il offre un modèle précieux pour une science à visage humain, consciente de ses limites et ouverte aux savoirs d’autres traditions.