INFOS-CLÉS | |
|---|---|
| Origine | Espagne (Royaume de Castille) |
| Importance | ★★★★★ |
| Courants | Scolastique tardive, Jésuite, École de Salamanque |
| Thèmes | Métaphysique, *Disputationes Metaphysicae*, Droit des gens (*Jus gentium*), Volontarisme, Souveraineté populaire |
Francisco Suárez, théologien et philosophe jésuite espagnol, est l’une des figures les plus importantes de la scolastique tardive. Surnommé le « Docteur Exceptionnel » (Doctor Eximius), il a réalisé une synthèse magistrale de la métaphysique qui a servi de pont entre la pensée médiévale et la philosophie moderne naissante.
En raccourci
Francisco Suárez, un prêtre jésuite espagnol, est un peu le « dernier grand » philosophe scolastique, mais aussi le « premier » des modernes. Surnommé le « Docteur Exceptionnel », il a vécu à une époque charnière, entre la Renaissance et le début de l’ère moderne.
Son œuvre la plus célèbre, les « Disputes Métaphysiques » (Disputationes Metaphysicae), est un énorme livre qui a changé la façon d’enseigner la philosophie. Au lieu de simplement commenter les textes d’Aristote, Suárez a réorganisé toute la métaphysique (l’étude de ce qui « est ») de manière systématique, comme un manuel.
Ce livre est devenu la référence absolue dans les universités pendant plus d’un siècle, et des philosophes majeurs comme Descartes et Leibniz l’ont lu et s’en sont inspirés pour développer leurs propres idées.
Suárez n’était pas qu’un penseur de l’abstrait. Il s’est aussi battu (avec des mots) contre le roi d’Angleterre, Jacques Ier. Il a défendu l’idée que le pouvoir politique venait du peuple, qui le confiait ensuite au roi. Une idée très moderne qui justifiait le droit de résister à un tyran.
Origines et formation (1548 – 1564)
Naissance à Grenade
Francisco Suárez naît le 5 janvier 1548 à Grenade, dans une Espagne qui achève de consolider son unité politique et religieuse. Sa ville natale, ancien joyau du royaume nasride, a été intégrée à la Couronne de Castille à peine un demi-siècle plus tôt. Il voit le jour au sein d’une famille noble et aisée ; son père, Miguel Suárez, est un avocat de renom.
Ce contexte familial le destine naturellement à une carrière dans l’administration ou le droit, piliers de l’empire espagnol en pleine expansion.
Les études de droit à Salamanque
Conformément au projet familial, le jeune Francisco est envoyé à l’âge de treize ans à l’Université de Salamanque, le plus grand centre intellectuel de la péninsule ibérique. Il s’inscrit en 1561 pour y étudier le droit canon.
Salamanque n’est pas seulement une faculté de droit ; c’est le cœur vibrant de ce que l’on appellera la « Seconde Scolastique » ou l’École de Salamanque. Des penseurs dominicains comme Francisco de Vitoria y ont récemment redéfini le droit et la théologie morale. Bien que Suárez n’ait pas connu Vitoria (mort deux ans avant sa naissance), il entre dans une université où les questions les plus brûlantes de l’époque – la légitimité de la conquête, la nature du droit international, l’économie morale – sont débattues avec une rigueur intellectuelle féroce.
Jeunesse et influences formatrices (1564 – 1580)
L’entrée dans la Compagnie de Jésus
Le parcours de Suárez connaît un tournant décisif. En 1564, à l’âge de seize ans, il décide d’abandonner la carrière juridique pour entrer dans la vie religieuse. Il choisit la Compagnie de Jésus, un ordre religieux fondé par Ignace de Loyola quelques décennies plus tôt (1540). Les Jésuites représentent alors une force nouvelle, dynamique et résolument intellectuelle au sein de l’Église catholique, fer de lance de la Réforme catholique initiée par le Concile de Trente.
Cette décision n’est pas anodine. Elle signifie un engagement total dans l’étude de la philosophie et de la théologie, au service de la défense et de la propagation de la foi catholique.
Des débuts difficiles
L’entrée de Suárez chez les Jésuites à Salamanque n’est pas celle d’un prodige. Les hagiographes et les historiens s’accordent sur un point : ses débuts intellectuels furent laborieux. Il aurait échoué à deux reprises à l’examen d’admission en philosophie, au point que ses supérieurs doutèrent de ses capacités et que lui-même songea à abandonner.
Persévérant, il est finalement admis et, une fois les premières difficultés surmontées, son esprit se révèle. Il se transforme en un étudiant d’une puissance de travail et d’une acuité exceptionnelles. Cette expérience initiale d’une intelligence lente à s’éveiller mais profonde est peut-être à l’origine de la clarté et de la patience méthodiques qui caractériseront ses écrits.
La formation scolastique
De 1565 à 1570, Suárez étudie la philosophie et la théologie à Salamanque. Il s’immerge dans l’héritage d’Aristote, la synthèse de Thomas d’Aquin (le thomisme), mais aussi dans les critiques de Duns Scot. La Scolastique, méthode philosophique dominante, consiste en une analyse logique rigoureuse des textes, la formulation de questions (disputationes), l’examen des objections et la proposition de solutions argumentées.
Ordonné prêtre en 1572, il est immédiatement destiné à l’enseignement, signe de sa maîtrise intellectuelle désormais reconnue.
Première carrière et émergence (1580 – 1597)
Le professeur itinérant
La carrière de Suárez se dessine comme celle d’un enseignant de premier plan au service de son ordre. Il commence par enseigner la philosophie à Ségovie, puis la théologie à Ávila et Valladolid.
Sa réputation de pédagogue et de théologien d’une précision redoutable grandit rapidement. Il ne se contente pas de répéter les maîtres ; il évalue, critique, et propose ses propres synthèses sur des points de doctrine complexes.
L’appel à Rome
En 1580, son prestige est tel qu’il est appelé au cœur même de la chrétienté intellectuelle : le Collège Romain (aujourd’hui l’Université Grégorienne). Fondé par Ignace de Loyola lui-même, il s’agit de l’institution phare pour la formation des Jésuites du monde entier.
Pendant cinq ans (1580-1585), Suárez y enseigne la théologie. Ce séjour romain est crucial. Il le met en contact avec les débats doctrinaux les plus intenses de l’époque, notamment la controverse De Auxiliis sur la grâce et le libre arbitre, qui oppose les Jésuites (défenseurs d’une plus grande liberté humaine) aux Dominicains (plus stricts sur la prédestination). Il y gagne l’estime des Papes, dont Grégoire XIII.
Retour en Espagne et maturation
Après Rome, Suárez retourne en Espagne et occupe la chaire de théologie d’Alcalá de Henares (1585-1592), une autre université de premier plan. Il enseigne ensuite brièvement à Salamanque (1592-1597).
C’est durant cette période, riche de vingt-cinq ans d’enseignement et de débats, qu’il prépare méthodiquement son œuvre maîtresse. Il sent la nécessité de refonder l’enseignement de la métaphysique, non plus sur la base de commentaires dispersés, mais par un traité systématique.
Œuvre majeure et maturité (1597 – 1613)
Les « Disputationes Metaphysicae » (1597)
En 1597, alors qu’il s’apprête à quitter Salamanque pour Coimbra, Suárez publie l’œuvre qui va asseoir son autorité pour les siècles à venir : les Disputationes Metaphysicae (Disputes Métaphysiques). L’impact de ce livre est colossal.
L’innovation structurelle
Sa première grande nouveauté est sa forme. Depuis le Moyen Âge, l’enseignement de la métaphysique se faisait presque exclusivement sous la forme de Commentaires des livres de la Métaphysique d’Aristote. Suárez rompt avec cette tradition. Il produit le premier traité de métaphysique entièrement systématique, organisé non pas selon l’ordre des textes d’Aristote, mais selon un ordre logique et pédagogique (ordo doctrinae) dicté par la matière elle-même. Il s’agit du premier « manuel » de métaphysique au sens moderne.
L’objet de la métaphysique
Suárez redéfinit l’objet même de la discipline. Pour lui, la métaphysique est la science de l’être en tant qu’être réel (ens in quantum ens reale). Cette définition lui permet d’établir un concept unifié de « l’être » qui s’applique aussi bien à Dieu (l’être infini) qu’aux créatures (les êtres finis), sans les confondre. Il peut ainsi traiter de la métaphysique générale (l’ontologie) avant la métaphysique spéciale (la théologie naturelle, la psychologie).
La distinction de l’essence et de l’existence
Dans les débats scolastiques, la question de savoir si l’essence (ce qu’une chose est) et l’existence (le fait qu’elle soit) sont réellement distinctes était centrale. Suárez propose une voie moyenne originale. Contre certains thomistes, il nie une « distinction réelle » (comme entre deux objets), mais il affirme plus qu’une simple distinction logique : il s’agit d’une distinction de raison avec un fondement dans la réalité (distinctio rationis cum fundamento in re). Pour une créature, l’existence n’est pas incluse dans son essence ; elle lui advient.
La chaire de Coimbra
La publication des Disputationes lui vaut une renommée européenne. Le roi Philippe II d’Espagne, qui est aussi roi du Portugal, l’envoie personnellement à l’Université de Coimbra en 1597, avec pour mission explicite de rehausser le prestige de sa chaire de théologie.
Suárez y enseignera pendant près de vingt ans, exerçant une influence profonde sur la vie intellectuelle portugaise et espagnole. C’est à Coimbra qu’il rédige son autre œuvre majeure.
Le « Tractatus de legibus » (1612)
En 1612, il publie son Tractatus de legibus ac Deo legislatore (Traité des lois et de Dieu législateur). C’est un monument de philosophie du droit et de théorie politique.
Le volontarisme de la loi
Suárez y définit la loi. Pour lui, la loi n’est pas seulement un acte de l’intellect (qui discerne le bien), mais fondamentalement un acte de la volonté du législateur (qui commande et oblige). Ce volontarisme (l’accent mis sur la volonté) est une caractéristique de sa pensée. La loi doit être juste et ordonnée au bien commun, mais elle tire sa force contraignante du commandement.
Le droit des gens (Jus gentium)
S’inspirant de Vitoria, Suárez affine la théorie du droit international. Il distingue nettement le droit naturel (les principes moraux universels et immuables) du jus gentium (le droit des gens). Pour lui, le jus gentium n’est pas simplement le droit naturel, mais un ensemble de lois humaines et positives, issues de la coutume et du consentement mutuel des nations.
Il justifie ce droit par la nécessité : l’humanité, bien que divisée en peuples et royaumes, forme une communauté mondiale (communitas humana). Ces États souverains ont besoin de règles communes pour réguler leurs interactions, fondant ainsi un droit international positif.
Dernières années et synthèses (1613 – 1617)
La controverse avec Jacques Ier
Les dernières années de Suárez sont marquées par une célèbre polémique politique. Le roi Jacques Ier d’Angleterre (Jacques VI d’Écosse) est le principal théoricien de la « monarchie de droit divin ». Selon cette doctrine, le roi reçoit son pouvoir directement de Dieu, n’est responsable que devant Dieu, et ses sujets lui doivent une obéissance absolue.
Après une tentative d’attentat (la Conspiration des Poudres), Jacques Ier impose un serment d’allégeance qui oblige ses sujets catholiques à rejeter l’autorité du Pape en matière politique.
La « Defensio Fidei » (1613)
En réponse, le Pape Paul V demande à Suárez de réfuter la doctrine du roi d’Angleterre. Suárez publie alors sa Defensio Fidei Catholicae adversus Anglicanae sectae errores (Défense de la foi catholique contre les erreurs de la secte anglicane).
La souveraineté populaire
L’ouvrage de Suárez est une attaque frontale contre l’absolutisme de droit divin. Il y développe une théorie claire de la souveraineté populaire :
- Tout pouvoir politique vient de Dieu.
- Cependant, Dieu ne le donne pas directement à un individu (le roi), mais à la communauté politique, au peuple dans son ensemble.
- C’est le peuple qui, par un acte de consentement (un quasi-contrat), délègue ce pouvoir à un souverain (un roi, une assemblée) pour qu’il gouverne en vue du bien commun.
Le droit à la résistance
La conséquence logique est explosive : si le souverain brise ce pacte, ne gouverne plus pour le bien commun mais pour son propre profit, et devient un tyran, le peuple conserve un droit de résistance. Ce droit peut, dans des cas extrêmes et sous des conditions très strictes, aller jusqu’au tyrannicide.
L’ouvrage fit scandale. Il fut condamné et brûlé publiquement à Londres sur ordre de Jacques Ier, mais aussi à Paris par le Parlement de Paris, qui y voyait une menace pour l’autorité du roi de France.
Mort à Lisbonne
Épuisé par une vie de travail intellectuel intense, Francisco Suárez se retire de l’enseignement en 1616. Il meurt à Lisbonne le 25 septembre 1617. Selon la tradition, ses derniers mots furent : « Je n’aurais jamais cru qu’il fût si doux de mourir ».
Héritage
Le « Doctor Eximius » et la scolastique
Francisco Suárez fut, de son vivant, salué comme le plus grand philosophe et théologien de son temps, ce que son surnom de Doctor Eximius (Docteur Exceptionnel) atteste. Il représente l’apogée de la Seconde Scolastique, une pensée capable de dialoguer avec les défis de la modernité (l’émergence des États-nations, le droit international, la science nouvelle) tout en restant ancrée dans la tradition.
L’influence sur la philosophie moderne
L’héritage le plus durable de Suárez est peut-être son influence directe sur la philosophie moderne qui, paradoxalement, se construira en opposition à la scolastique.
Ses Disputationes Metaphysicae devinrent le manuel de métaphysique de référence dans toute l’Europe pendant plus d’un siècle. Fait notable, elles furent adoptées non seulement dans les universités catholiques, mais aussi dans les universités protestantes d’Allemagne et de Hollande.
Par ce biais, l’œuvre de Suárez a formé l’esprit des pères de la modernité :
René Descartes a été éduqué par les Jésuites (à La Flèche) sur la base de manuels inspirés de Suárez. De nombreux concepts cartésiens (sur la causalité, la substance, les distinctions) sont un dialogue direct avec Suárez.
Gottfried Wilhelm Leibniz le lisait abondamment et le considérait comme un métaphysicien majeur, s’inspirant de ses analyses sur les « possibles » et l’individuation.
Christian Wolff, qui a systématisé la philosophie allemande avant Kant, est un héritier direct de la structure et du vocabulaire de la métaphysique suarézienne.
Même des penseurs plus tardifs, comme Arthur Schopenhauer, le loueront comme un « véritable condensé de toute la sagesse scolastique ».
Francisco Suárez incarne un moment de transition crucial. Il est le dernier grand bâtisseur de la cathédrale scolastique, mais il en a réorganisé les plans et modernisé les matériaux. En systématisant la métaphysique, il a créé l’espace conceptuel et le vocabulaire que la philosophie moderne allait à la fois utiliser et combattre. En fondant la souveraineté sur le consentement du peuple, il a fourni des arguments décisifs aux théoriciens du contrat social et aux critiques de l’absolutisme, marquant durablement la philosophie politique et juridique.








