INFOS-CLÉS | |
|---|---|
| Nom d’origine | Διονύσιος ὁ Ἀρεοπαγίτης |
| Origine | Empire byzantin (probablement Syrie) |
| Importance | ★★★★★ |
| Courants | Néoplatonisme chrétien, théologie mystique, apophatisme |
| Thèmes | théologie négative, hiérarchies célestes, union mystique, théophanie, procession |
Auteur mystérieux du tournant des Vᵉ et VIᵉ siècles, Denys l’Aréopagite, dissimule son identité sous le nom d’un disciple de saint Paul, produisant un corpus théologique qui articule néoplatonisme et christianisme, exerçant une influence sans pareille sur toute la mystique médiévale. On le connaît également sous le nom de « pseudo-Denys l’Aréopagite » ou tout simplement « Pseudo-Denys ».
En raccourci
Vers l’an 500, dans l’Empire byzantin – probablement en Syrie –, un auteur anonyme compose en grec quatre traités et dix lettres sous le pseudonyme de Denys l’Aréopagite, philosophe athénien converti par saint Paul selon les Actes des Apôtres. Cette attribution pseudo-épigraphique confère aux textes une autorité quasi-apostolique, les présentant simultanément en tant qu’œuvres chrétiennes et philosophiques.
Le corpus dionysien comprend Les Noms divins, La Théologie mystique, La Hiérarchie céleste et La Hiérarchie ecclésiastique. Ces traités développent une théologie profondément marquée par le néoplatonisme tardif, particulièrement par Proclus. L’auteur élabore trois approches complémentaires du divin : la théologie symbolique, utilisant images et symboles ; la théologie spéculative, recourant aux concepts ; et la théologie mystique, transcendant tout langage dans l’union avec le Dieu inconnaissable.
Sa théologie négative constitue sa contribution majeure : Dieu échappe à toute détermination, transcende tous les attributs et concepts. On ne peut dire ce qu’il est, seulement ce qu’il n’est pas. L’union mystique, illustrée par l’ascension de Moïse dans la Ténèbre du Sinaï, s’accomplit au-delà de toute connaissance rationnelle.
L’influence dionysienne traverse tout le Moyen Âge. Traduit en latin par Hilduin puis Jean Scot Érigène au IXᵉ siècle, le corpus s’impose comme référence incontournable. Hugues de Saint-Victor, Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Bonaventure, Maître Eckhart, Jean Gerson s’en nourrissent. La Somme théologique de Thomas compte environ mille sept cents citations dionysiennes.
Ce n’est qu’en 1900 que Joseph Koch et J. Stiglmayr démontrent définitivement le caractère pseudo-épigraphe des écrits, révélant notamment l’emprunt au De malorum subsistentia de Proclus. Cette découverte n’affaiblit nullement la portée philosophique et théologique d’une œuvre qui demeure pierre angulaire de la mystique chrétienne.
Contexte historique et problème d’identité
Un auteur dans l’ombre de l’histoire
Vers l’an 500, au sein de l’Empire byzantin, un intellectuel chrétien rédige en grec une série de traités théologiques d’une densité exceptionnelle. Cet auteur demeure anonyme : son identité véritable n’a jamais été établie avec certitude. Les hypothèses avancées au fil des siècles proposent diverses identifications – moine syrien, théologien alexandrin, penseur influencé par les débats christologiques post-chalcédoniens – sans qu’aucune ne s’impose définitivement.
L’hypothèse actuellement privilégiée situe l’auteur dans les milieux monastiques syriens, probablement de tendance monophysite, terme désignant ceux qui n’acceptent qu’une seule nature dans le Christ après l’Incarnation. Cette position théologique, condamnée par le concile de Chalcédoine (451), restait vivace en Syrie et en Égypte, où les fidèles se méfiaient des formulations grecques jugées trop subtiles.
Le corpus dionysien apparaît pour la première fois dans la documentation historique en 533, lors d’une controverse théologique. Sévère d’Antioche, patriarche monophysite, cite ces traités pour appuyer ses thèses. Cette première mention situe la composition des œuvres entre 451 (concile de Chalcédoine, dont les décisions sont connues de l’auteur) et 533.
Le pseudonyme apostolique
Choisir le nom de Denys l’Aréopagite ne relève pas d’une supercherie ordinaire. Selon les Actes des Apôtres (17, 16-34), lorsque Paul prêche à Athènes devant l’Aréopage – colline dominant la cité ou conseil qui s’y réunissait –, il s’adresse aux philosophes épicuriens et stoïciens. Sa prédication sur le « Dieu inconnu » provoque des réactions mitigées. Au verset 34, le texte mentionne : « Quelques hommes cependant s’attachèrent à lui et embrassèrent la foi. Denys l’Aréopagite fut du nombre. »
En empruntant cette identité, l’auteur du VIᵉ siècle inscrit son œuvre dans une double filiation : chrétienne, puisque Denys devient disciple de l’apôtre, et philosophique, puisqu’il appartient au milieu intellectuel athénien. Ce choix n’est pas gratuit. Le « Dieu inconnu » paulinien résonne avec la théologie apophatique que développera l’auteur : un Dieu transcendant toute connaissance, échappant à toute saisie conceptuelle.
Deux interprétations de cette pseudonymie s’affrontent. Selon la première, il s’agirait d’une falsification délibérée, cherchant à conférer une autorité apostolique aux traités. Selon la seconde, plus charitable, l’auteur suivrait une pratique courante dans l’Antiquité : écrire sous un nom illustre pour situer son œuvre dans une tradition intellectuelle, sans prétendre tromper. Le pseudonyme fonctionne alors en tant que déclaration programmatique : faire dialoguer sagesse grecque et annonce chrétienne.
Confusions médiévales
Au IXᵉ siècle, une identification supplémentaire complique la situation. Hilduin, abbé de Saint-Denis près de Paris, popularise l’idée que Denys l’Aréopagite, après avoir été premier évêque d’Athènes, serait venu évangéliser la Gaule et serait devenu saint Denis, premier évêque de Paris martyrisé au IIIᵉ siècle sous l’empereur Dèce. Cette « translation » symbolique vise à établir Paris en tant qu’héritière d’Athènes, capitale philosophique transférée.
Alain de Libera analyse cette légende en tant que stratégie intellectuelle : dans un contexte où la filiation entre philosophie grecque et pensée chrétienne structure les débats, faire de Paris le siège épiscopal fondé par un philosophe de l’Aréopage détermine la géographie du savoir. L’université de Paris accordera dès lors une attention particulière au corpus dionysien.
Le corpus dionysien : architecture d’une œuvre
Les quatre traités majeurs
Les Noms divins constitue le traité le plus développé, explorant comment la multiplicité des attributs divins – Bien, Être, Vie, Sagesse, Puissance – procède de l’unité transcendante de Dieu. Chaque nom divin désigne une procession, terme néoplatonicien signifiant l’émanation par laquelle l’Un se communique sans sortir de lui-même.
L’approche suit le mouvement circulaire caractéristique du néoplatonisme : procession depuis l’Un vers le multiple, puis conversion ramenant le multiple vers l’Un. Dieu demeure absolument transcendant tout en se manifestant dans la création. Cette tension structure toute la théologie dionysienne.
La Théologie mystique, traité très bref de quelques pages, exerce une influence disproportionnée à sa longueur. L’auteur y développe la théologie apophatique ou négative, terme désignant la connaissance de Dieu par soustraction : affirmer ce que Dieu n’est pas plutôt que ce qu’il est. Moïse entrant dans la Ténèbre du Sinaï (Exode 19) illustre cette démarche : plus le prophète s’élève, plus la lumière divine l’éblouit au point de devenir obscurité.
Cette « docte ignorance », selon l’expression reprise au XVᵉ siècle par Nicolas de Cues, dépasse la simple ignorance. Elle constitue une connaissance supérieure, dépassant l’intelligence discursive pour atteindre l’union immédiate avec Dieu dans un silence qui transcende tous les concepts.
La Hiérarchie céleste décrit l’organisation des anges en trois triades : Séraphins, Chérubins, Trônes ; Dominations, Vertus, Puissances ; Principautés, Archanges, Anges. Cette structure hiérarchique ne reflète pas seulement un ordre statique, mais un processus de transmission : chaque ordre reçoit l’illumination divine du rang supérieur et la transmet au rang inférieur, médiation permettant aux créatures de participer à la lumière divine selon leurs capacités.
La Hiérarchie ecclésiastique transpose ce modèle à l’Église terrestre : évêques, prêtres, diacres forment la hiérarchie liturgique ; moines, laïcs, catéchumènes constituent la hiérarchie des fidèles. Les sacrements – baptême, eucharistie, consécration des huiles – fonctionnent en tant que symboles divins permettant l’élévation spirituelle.
Les dix lettres
Les lettres complètent le corpus, abordant des questions particulières : nature du mal, théologie trinitaire, christologie. La cinquième lettre, adressée à Dorothée, défend la légitimité de la théologie symbolique : si Dieu transcende toute représentation, pourquoi l’Écriture lui attribue-t-elle des qualités sensibles (colère, jalousie, forme humaine) ? Denys répond que ces symboles dissemblables, précisément parce qu’ils sont manifestement inadéquats, évitent la confusion entre image et réalité, poussant l’esprit au-delà du sensible.
Théologie et philosophie : une synthèse néoplatonicienne
Proclus et le néoplatonisme tardif
La démonstration définitive du caractère pseudo-épigraphe advient en 1900, lorsque Joseph Koch et J. Stiglmayr, travaillant indépendamment, établissent que Les Noms divins citent le De malorum subsistentia (Sur la subsistance du mal) de Proclus, philosophe néoplatonicien athénien (412-485). Ce dernier représente l’aboutissement du néoplatonisme païen, systématisant les enseignements de Plotin (205-270) et Jamblique (vers 250-vers 330).
L’influence proclienne marque profondément le corpus dionysien : structure triadique de la réalité (permanence-procession-conversion), théorie de la participation, hiérarchies ontologiques, ineffabilité de l’Un. Cependant, Denys transforme ce matériau philosophique pour servir la théologie chrétienne.
Là où Proclus décrit un processus de dégradation ontologique – chaque niveau d’émanation s’éloignant de l’Un – Denys insiste sur la présence divine à tous les niveaux de création. La transcendance divine n’implique pas distance, mais plénitude incompréhensible. Dieu demeure absolument au-delà tout en étant absolument présent.
Triple théologie
Denys distingue trois modes d’approche du divin, formant ensemble un parcours complet. La théologie symbolique utilise les images et symboles de l’Écriture : Dieu en tant que rocher, lion, père, époux. Ces représentations sensibles élèvent l’esprit du visible vers l’invisible.
La théologie spéculative ou positive emploie les concepts philosophiques : Dieu en tant qu’Être, Bien, Unité, Sagesse. Cette approche cataphatique, terme grec signifiant « qui affirme », attribue à Dieu des perfections pensées au superlatif.
La théologie mystique ou négative dépasse concepts et symboles. Elle nie tous les attributs, reconnaissant que Dieu transcende toute détermination. Cette via negativa ne constitue pas un simple refus, mais un dépassement dialectique : après avoir affirmé puis nié, l’esprit s’ouvre à une union qui dépasse l’opposition affirmation-négation.
Procession et conversion
Mouvement circulaire structurant la métaphysique dionysienne, la procession désigne la sortie de l’Un vers le multiple. Dieu se communique sans sortir de soi, créant et illuminant les créatures. Cette effusion divine respecte une hiérarchie : les êtres supérieurs reçoivent plus immédiatement la lumière divine, les inférieurs participent médiatement.
La conversion nomme le retour vers l’Un. Tout être aspire naturellement à son origine, mouvement que la grâce divine accomplit dans l’ordre surnaturel. Hiérarchies célestes et ecclésiastiques facilitent ce retour : chaque degré aide les êtres inférieurs à s’élever.
Ces deux mouvements ne se succèdent pas temporellement mais coexistent en permanence. Procession et conversion forment le rythme même de l’existence créée, respiration cosmique entre transcendance et immanence.
Réception et influence médiévales
Premières traductions latines
En 827, l’empereur byzantin Michel le Bègue offre à Louis le Pieux un manuscrit grec du corpus dionysien. Hilduin, abbé de Saint-Denis, entreprend la première traduction latine (827-835). Maladroite et souvent obscure, cette version rend mal compte de la subtilité grecque.
Vers 860, Jean Scot Érigène, philosophe irlandais installé à la cour de Charles le Chauve, produit une nouvelle traduction infiniment supérieure. Érigène maîtrise admirablement le grec et possède la formation philosophique nécessaire pour saisir les nuances néoplatoniciennes. Sa traduction, accompagnée de commentaires, devient la référence jusqu’au XIIᵉ siècle.
Cette médiation érigénienne s’avère déterminante : le penseur irlandais, profondément marqué par Denys, développe une métaphysique qui fusionne néoplatonisme dionysien et augustinisme. Son Periphyseon (Sur la division de la nature) influence durablement la pensée médiévale, véhiculant indirectement les thèmes dionysiens.
L’âge scolastique
Au XIIᵉ siècle, l’école de Saint-Victor à Paris accorde une place centrale à Denys. Hugues de Saint-Victor rédige des scholies sur La Hiérarchie céleste, initiant une tradition exégétique qui culmine avec Thomas Gallus, abbé de Verceil, dont l’Extractio systématise la théologie mystique dionysienne.
Robert Grosseteste, évêque de Lincoln et chancelier d’Oxford, traduit à nouveau le corpus vers 1240, s’appuyant sur des manuscrits grecs plus fiables. Sa version, accompagnée d’un commentaire érudit, renouvelle l’accès au texte dionysien en Occident.
Albert le Grand (vers 1200-1280) commente l’intégralité du corpus, seul théologien médiéval avec Denys le Chartreux (1402-1471) à entreprendre pareille tâche. Albert interprète Denys selon une ligne intellectualiste : la théologie mystique constitue une connaissance supra-rationnelle mais relevant encore de l’intellect, illuminé par la grâce.
Thomas d’Aquin (1225-1274) cite Denys environ mille sept cents fois dans sa Somme théologique, attestant l’autorité quasi-absolue accordée à l’Aréopagite. Thomas commente Les Noms divins, y trouvant un appui pour sa propre métaphysique de l’être. La distinction dionysienne entre essence divine inconnaissable et manifestations accessibles nourrit la doctrine thomiste de l’analogie.
Bonaventure (1221-1274), général des franciscains, privilégie une lecture affective de Denys. Là où Albert et Thomas soulignent la dimension intellectuelle de l’union mystique, Bonaventure, héritier de Bernard de Clairvaux, insiste sur le rôle de l’amour. La citation qu’il attribue à Denys – reprise en réalité de Grégoire le Grand – résume cette orientation : « L’amour lui-même est connaissance » (Amor ipse notitia est).
Cette bifurcation herméneutique structure les débats médiévaux : l’union mystique s’accomplit-elle par l’intellect ou par l’amour ? Les dominicains, suivant Albert et Thomas, défendent la primauté de la connaissance transfigurée ; les franciscains, avec Bonaventure et les victorins, accordent préséance à l’amour unificateur.
Mystique rhénane et crise du XIVᵉ siècle
Maître Eckhart (vers 1260-vers 1328), dominicain allemand, radicalise la théologie négative dionysienne. Les soixante-deux citations de Denys dans son œuvre, réparties entre textes latins et sermons allemands, structurent sa pensée. Eckhart développe la notion de « déité » (Gottheit) au-delà de Dieu (Gott), désert silencieux dépassant toute détermination, y compris trinitaire.
Le « fond de l’âme » (Seelengrund), étincelle incréée en l’humain, participe à cette déité. Eckhart pousse la logique apophatique jusqu’à affirmer : « Dieu n’est ni un, ni unité, ni divinité, ni bonté, ni esprit au sens où nous entendons ces termes. » Ces formulations provoquent la suspicion ecclésiastique. Certaines propositions sont condamnées en 1329, peu après sa mort.
Jean Tauler (vers 1300-1361) et Henri Suso (vers 1295-1366), disciples d’Eckhart, tempèrent ses audaces tout en préservant l’essentiel de sa mystique dionysienne. Leur influence sur la devotio moderna aux Pays-Bas et en Rhénanie maintient vivante la tradition apophatique.
Jean Gerson (1363-1429), chancelier de l’université de Paris, relit Denys à la lumière d’une théologie de la grâce proche de Thomas, tout en intégrant l’anthropologie tripartite augustinienne (mémoire, intelligence, volonté). Gerson cherche à préserver l’orthodoxie dionysienne face aux interprétations jugées excessives.
Renaissance et remise en cause
Doutes et controverses
Dès le VIIIᵉ siècle, des voix dissidentes s’élèvent en Orient. Photios Iᵉʳ, patriarche de Constantinople, mentionne dans sa Bibliothèque les doutes d’un certain Théodore sur l’attribution des écrits à Denys l’Aréopagite. Mais ces réserves demeurent marginales.
En Occident, la Renaissance humaniste, avec sa passion philologique, ravive la question. Lorenzo Valla (1407-1457), humaniste italien célèbre pour avoir démontré la fausseté de la Donation de Constantin, exprime publiquement ses doutes sur l’authenticité dionysienne. Nicolas de Cues (1401-1464), tout en admirant profondément Denys dont il reprend la notion de « docte ignorance », reconnaît la possibilité d’une pseudépigraphie.
Érasme (1469-1536) et Martin Luther (1483-1546) contestent vigoureusement l’attribution apostolique, Luther allant jusqu’à qualifier Denys de « plus platonicien que chrétien ». Ces critiques s’inscrivent dans le projet réformateur de retour aux sources scripturaires, méfiant envers les médiations philosophiques jugées corruptrices.
Démonstration philologique
Ce n’est qu’en 1900 que la preuve définitive advient. Joseph Koch et J. Stiglmayr, deux chercheurs catholiques travaillant séparément, publient simultanément leurs résultats : Les Noms divins empruntent littéralement à Proclus. L’influence néoplatonicienne ne relève pas d’une inspiration diffuse mais d’une dépendance textuelle précise.
Cette découverte bouleverse les études dionysiennes sans affaiblir l’intérêt pour l’œuvre. Au contraire, situer correctement le corpus dans son contexte historique – christianisme oriental du tournant des Vᵉ-VIᵉ siècles, débats post-chalcédoniens, synthèse néoplatonicienne – permet une compréhension approfondie de ses enjeux théologiques et philosophiques.
Postérité et actualité
L’œuvre dionysienne traverse les siècles en inspirant des courants divers. La mystique espagnole du XVIᵉ siècle – Thérèse d’Avila (1515-1582), Jean de la Croix (1542-1591) – reprend les thèmes de la nuit obscure et de l’union transformante. Les mystiques français du XVIIᵉ siècle, dont le dominicain Louis Chardon (1595-1651), redécouvrent la théologie négative dans un contexte de renouveau spirituel.
L’apophatisme dionysien trouve un écho contemporain dans le dialogue interreligieux. Benoît XVI, lors de son audience générale du 14 mai 2008, souligne que Denys « apparaît en tant que grand médiateur dans le dialogue moderne entre le christianisme et les théologies mystiques de l’Asie ». Les traditions hindoues et bouddhistes, insistant sur l’ineffabilité de l’Absolu, résonnent avec la théologie négative.
Les philosophes du XXᵉ siècle redécouvrent Denys. Vladimir Lossky (1903-1958) fait de la théologie apophatique le cœur de l’orthodoxie orientale. Jean-Luc Marion développe une phénoménologie du don s’inspirant de la théologie négative. Jacques Derrida dialogue avec l’apophatisme dans ses réflexions sur la khôra platonicienne et le messianique sans messianisme.
L’architecture des hiérarchies dionysiennes influence l’ecclésiologie médiévale et moderne, structurant la compréhension catholique des ordres sacrés et de la médiation sacramentelle. Cette vision hiérarchique, contestée par la Réforme protestante au nom du sacerdoce universel, demeure néanmoins structurante pour les Églises catholique et orthodoxe.
Évaluation philosophique et théologique
Denys réalise l’une des synthèses les plus audacieuses entre hellénisme et christianisme. Là où Augustin avait christianisé Platon, Denys christianise le néoplatonisme tardif, système philosophique abouti mais païen. Cette entreprise suscite débats et critiques : jusqu’où peut-on intégrer une philosophie non-chrétienne sans trahir le message évangélique ?
Partisans et détracteurs s’affrontent depuis des siècles. Pour les premiers, Denys accomplit la vocation paulinienne de faire dialoguer sagesse grecque et foi chrétienne, montrant que la raison humaine, portée à son sommet par la philosophie, prépare l’accueil de la Révélation. Pour les seconds, l’influence néoplatonicienne déforme le christianisme, substituant une métaphysique abstraite à la relation personnelle avec le Dieu vivant de l’Écriture.
La théologie négative elle-même divise. Certains y voient l’expression la plus haute du respect devant le mystère divin, reconnaissance que Dieu échappe à toute saisie conceptuelle. D’autres craignent qu’en vidant tous les attributs divins, on ne se retrouve face à un néant ou à un abîme indifférencié, perdant le Dieu personnel de la Bible.
Pourtant, Denys ne réduit pas Dieu au silence absolu. La théologie négative culmine dans l’union mystique, expérience personnelle dépassant certes le langage, mais demeurant relation vivante. L’incarnation du Christ, mentionnée à plusieurs reprises dans le corpus, ancre fermement cette métaphysique dans l’histoire et la chair.
L’influence dionysienne sur la scolastique médiévale témoigne de la fécondité de cette pensée. Albert, Thomas, Bonaventure n’adoptent pas passivement Denys mais dialoguent créativement avec lui, intégrant ses intuitions dans des synthèses originales. La diversité des lectures – intellectualiste chez les dominicains, affective chez les franciscains – atteste la richesse du corpus.
La question des hiérarchies pose problème à la sensibilité contemporaine, valorisant égalité et horizontalité. Structure verticale ordonnant anges et humains en degrés de perfection, la hiérarchie dionysienne semble contredire la dignité égale de toute personne humaine. Cependant, pour Denys, la hiérarchie ne hiérarchise pas la valeur ontologique mais l’ordre de la médiation : chaque degré aide les inférieurs à s’élever, service plutôt que domination.
Demeure cette œuvre fascinante, dense, difficile, qui continue d’interroger croyants et philosophes. En tentant de penser ensemble transcendance radicale et présence immanente, unité divine et multiplicité créée, silence apophatique et langage symbolique, Denys l’Aréopagite offre des outils conceptuels pour affronter les paradoxes du théisme. Son influence séculaire témoigne que, par-delà les questions d’authenticité historique, la profondeur philosophique et la densité spirituelle d’une pensée traversent les siècles, nourrissant chaque génération de chercheurs de vérité.









