Démosthène naît en 384 avant J.-C. à Péanie, dème de l’Attique, dans une famille aisée d’artisans-entrepreneurs. Son père, également prénommé Démosthène, possède deux ateliers prospères qui fabriquent épées et lits, employant une cinquantaine d’esclaves. Cette fortune bourgeoise destine l’enfant à une brillante carrière, mais la mort prématurée du père vers 377 bouleverse cette trajectoire prometteuse.
Confié à trois tuteurs peu scrupuleux – Aphobos, Démophon et Thérippidès -, le jeune orphelin voit son héritage dilapidé par ces administrateurs malhonnêtes. Cette injustice précoce éveille sa vocation juridique et forge son caractère combatif. De constitution chétive et affligé d’un défaut de prononciation qui le fait bégayer, Démosthène semble pourtant mal armé pour affronter l’arène judiciaire athénienne où l’éloquence règne en maître.
Vers seize ans, il assiste fasciné aux plaidoiries de Callistrate, orateur réputé, et découvre sa vocation. Élève d’Isée, maître de l’éloquence judiciaire spécialisé dans les affaires de succession, il apprend les finesses du droit attique et les techniques rhétoriques. Sa formation s’enrichit de l’étude approfondie de Thucydide, dont il recopie huit fois l’Histoire de la guerre du Péloponnèse pour s’imprégner de son style dense et vigoureux.
À vingt ans, Démosthène intente un procès retentissant contre Aphobos pour récupérer son patrimoine. Ses trois premiers discours, conservés sous le titre « Contre Aphobos », révèlent déjà un talent exceptionnel pour l’argumentation juridique et l’indignation contrôlée. Bien qu’il obtienne gain de cause, il ne récupère qu’une partie de ses biens, Aphobos ayant habilement dissimulé l’essentiel de sa fortune.
Cette victoire judiciaire lance sa carrière de logographe, écrivain de discours pour autrui. Démosthène compose des plaidoyers sur commande pour des clients qui les prononcent devant les tribunaux. Cette activité, exercée entre 364 et 355, lui procure des revenus substantiels tout en perfectionnant sa maîtrise de tous les genres oratoires : judiciaire, délibératif et épidictique.
Vers 355, un incident révèle ses ambitions politiques. Lors d’une assemblée, les citoyens sifflent son intervention et le contraignent à descendre de la tribune. Humilié mais déterminé, Démosthène s’impose un entraînement drastique pour corriger ses défauts. Il s’enferme dans une cave, se rase la moitié du crâne pour s’obliger à y rester, s’exerce à parler avec des cailloux dans la bouche pour vaincre son bégaiement et déclame face aux vagues pour fortifier sa voix.
Cette ascèse porte ses fruits lors de ses premières Olynthiennes (349-348), où il exhorte Athènes à secourir Olynthe menacée par Philippe II de Macédoine. Ces discours marquent le début de son combat titanesque contre l’hégémonie macédonienne qui menace l’indépendance grecque. Démosthène devient le chef du parti patriote qui s’oppose au parti pro-macédonien d’Eschine et d’Eubule.
Les Philippiques, cycle de quatre discours prononcés entre 351 et 341, constituent le sommet de son art oratoire. Dans la première Philippique, il dénonce la menace que représente Philippe pour la liberté grecque et fustige la mollesse athénienne : « Vous ne faites rien de ce qu’il faut, vous ne dites rien qui vaille. » Son éloquence flamboyante galvanise ses concitoyens et forge l’image du roi macédonien en ennemi héréditaire de la démocratie.
Sa rivalité avec Eschine culmine lors du procès « Sur la Couronne » (330), chef-d’œuvre absolu de l’éloquence antique. Accusé d’avoir mal conseillé la cité, Démosthène prononce une apologie passionnée de sa politique anti-macédonienne. Son plaidoyer, d’une grandeur tragique saisissante, transforme sa défense personnelle en épopée de la résistance athénienne. Eschine, écrasé par cette performance, s’exile volontairement de la cité.
Malgré ses efforts, Démosthène ne peut empêcher la victoire macédonienne. Après Chéronée (338), qui consacre l’hégémonie de Philippe, puis l’avènement d’Alexandre, il doit composer avec la nouvelle donne géopolitique. Sa popularité décline lors de l’affaire Harpale (324), où il est soupçonné de corruption, contraignant ce parangon de vertu civique à l’exil temporaire.
La mort d’Alexandre en 323 ranime ses espoirs. Il encourage la révolte anti-macédonienne et contribue à former la coalition grecque de la guerre lamiaque. Mais la défaite d’Amorgos (322) signe l’arrêt de mort de l’indépendance athénienne. Condamné à mort par contumace, Démosthène se réfugie dans le temple de Poséidon à Calaurie.
Cerné par les soldats macédoniens d’Antipater, il demande à rédiger une lettre d’adieu et suce la pointe de son roseau empoisonné. Il meurt le 16 octobre 322, martyr de la liberté grecque, prononçant ces derniers mots : « Maintenant je puis partir, puisque Poséidon ne souffre plus que son temple soit souillé. »
Démosthène incarne l’idéal de l’orateur-citoyen qui met son talent au service de la cité. Son éloquence, nourrie d’une passion patriotique sincère, transforme les faiblesses personnelles en forces politiques. Cicéron le vénère comme son modèle, et l’art oratoire occidental perpétue son héritage. Il demeure le symbole éternel de la résistance démocratique face à la tyrannie.