INFOS-CLÉS | |
|---|---|
| Nom d’origine | דניאל בויארין |
| Origine | États-Unis (New Jersey) |
| Importance | ★★★★ |
| Courants | Études talmudiques, histoire des religions, études culturelles juives |
| Thèmes | judaïsme rabbinique, relations judéo-chrétiennes, genre et sexualité, herméneutique talmudique, critique du sionisme |
Daniel Boyarin occupe la chaire Hermann P. et Sophia Taubman de culture talmudique à l’université de Californie à Berkeley, où il mène depuis quatre décennies des recherches qui bouleversent les conceptions traditionnelles du judaïsme, du christianisme et de leurs relations historiques.
En raccourci
Né en 1946 dans le New Jersey, Daniel Boyarin s’impose dès les années 1990 en tant que figure majeure de l’étude du judaïsme rabbinique et des relations judéo-chrétiennes. Formé au Jewish Theological Seminary et à Columbia, il obtient son doctorat en 1975 avec une édition critique du Talmud babylonien.
Ses travaux transforment la compréhension des rapports entre judaïsme et christianisme dans l’Antiquité tardive. Loin d’une séparation précoce et nette, il démontre l’existence d’un continuum judéo-chrétien partagé jusqu’au IVᵉ siècle. Sa thèse : les frontières entre ces traditions furent imposées artificiellement par des hérésiologues soucieux d’établir des orthodoxies distinctes.
Parallèlement, il réexamine les constructions de genre dans le judaïsme. Face aux modèles masculins occidentaux valorisant la domination et la violence, il met en lumière l’idéal rabbinique d’une masculinité studieuse, réceptive et dédiée à l’étude. Cette relecture audacieuse s’accompagne d’une critique féministe des structures patriarcales du judaïsme traditionnel.
Ses ouvrages majeurs – Carnal Israel, Unheroic Conduct, Border Lines, The Jewish Gospels – conjuguent érudition talmudique rigoureuse et engagement intellectuel contemporain. Membre de l’Académie américaine des arts et des sciences depuis 2005, Boyarin demeure une voix essentielle pour penser l’identité juive, la diaspora et la critique de l’État-nation.
Origines familiales et formation précoce
Boyarin naît en 1946 à Asbury Park, une ville côtière du New Jersey. D’ascendance litvak (juive lituanienne) des quatre côtés, il grandit dans une famille où la tradition juive structure le quotidien. Cette origine litvak se traduit par une valorisation de l’étude et de l’intellectualité, traits caractéristiques des communautés juives d’Europe de l’Est qui façonneront profondément sa trajectoire.
Les années de lycée à Freehold High School, dont il obtient son diplôme en 1964, le voient s’affirmer intellectuellement. L’établissement le consacrera d’ailleurs en l’intégrant à son panthéon en 2009. Au-delà des succès scolaires, ces années formatrices s’inscrivent dans le contexte des transformations sociales américaines des années 1960.
Une immersion précoce dans les textes sacrés
L’engagement de Boyarin envers le judaïsme rabbinique s’amorce tôt. Se définissant lui-même en tant que « juif rabbinique diasporique », il inscrit sa démarche intellectuelle dans une fidélité aux pratiques et aux textes de la tradition, tout en développant une approche critique qui caractérisera toute son œuvre.
Formation universitaire et développement intellectuel
Parcours académique pluriel
Boyarin entame ses études supérieures au Goddard College, établissement du Vermont réputé pour son approche pédagogique progressiste et expérimentale. Il poursuit au Jewish Theological Seminary, institution centrale du judaïsme conservateur américain, où il approfondit sa maîtrise des textes talmudiques et de la tradition rabbinique.
Sa formation se complète à Columbia University, l’une des institutions phares de la Ivy League. C’est au Jewish Theological Seminary qu’il obtient son doctorat en 1975, avec une édition critique du Traité Nazir du Talmud babylonien. Cette thèse démontre déjà sa capacité à conjuguer philologie rigoureuse et sensibilité aux dimensions historiques et idéologiques des textes.
Séjour israélien et éveil politique
Après son doctorat, Boyarin s’installe en Israël et enseigne dans plusieurs universités prestigieuses : l’université Ben Gourion du Néguev, l’université hébraïque de Jérusalem et l’université Bar-Ilan. Cette période israélienne s’avère déterminante pour l’évolution de sa pensée politique.
La Première Intifada (1987-1993) constitue un tournant. Face aux politiques israéliennes qu’il juge oppressives envers les Palestiniens, Boyarin développe une position anti-sioniste qui demeurera une constante de son engagement intellectuel. Cette prise de position ne relève pas d’un rejet du judaïsme – bien au contraire – mais d’une critique de l’État-nation en tant que forme politique inadéquate à l’identité juive diasporique.
Première carrière et émergence intellectuelle
Retour aux États-Unis et installation à Berkeley
En 1990, Boyarin rejoint l’université de Californie à Berkeley, où il obtient la chaire Taubman de culture talmudique au sein des départements d’études proche-orientales et de rhétorique. Cette double affiliation disciplinaire reflète son approche interdisciplinaire, combinant érudition philologique et théories critiques contemporaines.
Berkeley offre un environnement intellectuel stimulant, marqué par les débats théoriques des années 1990 : études culturelles, critique post-coloniale, queer theory, féminisme. Boyarin intègre ces outils théoriques à l’étude des textes rabbiniques, produisant des lectures innovantes qui renouvellent le champ des études juives.
Premières publications majeures
Après Sephardic Speculation (1989), ouvrage en hébreu consacré aux méthodes d’interprétation talmudique d’Isaac Canpanton, Boyarin publie Intertextuality and the Reading of Midrash (1990). Ce livre propose une théorie de l’interprétation midrashique, terme désignant le mode rabbinique d’exégèse biblique, en s’appuyant sur les concepts d’intertextualité développés par Julia Kristeva et Mikhaïl Bakhtine.
Carnal Israel: Reading Sex in Talmudic Culture (1993) marque une étape décisive. Appliquant les méthodes du néo-historicisme à l’étude des attitudes rabbiniques envers la sexualité, Boyarin démontre que le judaïsme talmudique valorise la sexualité conjugale et refuse l’ascétisme chrétien. Cette lecture renverse les présupposés qui opposaient un christianisme spirituel à un judaïsme matérialiste : la littérature rabbinique articule une vision incarnée du divin qui ne rejette pas le corps ni la sexualité.
Œuvre de maturité : genre, identité et frontières religieuses
Masculinités juives et critique culturelle
A Radical Jew: Paul and the Politics of Identity (1994) examine l’apôtre Paul, figure pivot dans la séparation entre judaïsme et christianisme. Boyarin y présente Paul en tant que juif cherchant à universaliser le message juif tout en créant, involontairement, les conditions d’une future rupture.
Unheroic Conduct: The Rise of Heterosexuality and the Invention of the Jewish Man (1997) constitue l’une de ses contributions les plus originales. Face aux modèles occidentaux de masculinité fondés sur la domination, la guerre et la conquête sexuelle, Boyarin met en lumière l’idéal rabbinique d’une masculinité studieuse et contemplative. Le « vrai homme » du Talmud passe ses journées à étudier la Torah, privilégie la vie familiale et valorise la réceptivité intellectuelle.
Cette thèse s’appuie sur des sources diverses : les textes rabbiniques, les haggadot (guides de prière pour le Seder pascal) qui présentent le fils sage sous les traits de l’érudit retiré, et l’analyse de figures modernes juives en tension avec leur identité : Sigmund Freud, Theodor Herzl et Bertha Pappenheim. Cette dernière, première patiente psychanalytique de Freud connue sous le nom d’Anna O., devient pour Boyarin un modèle d’émancipation féministe au sein même de la tradition orthodoxe.
La philosophe Martha Nussbaum salue cette contribution en reconnaissant que Boyarin démontre comment « les sensibilités juives ont remodelé les normes romaines de virilité, avançant l’affirmation étonnante que le vrai homme passe toute la journée assis avec un livre et possède la forme corporelle de quelqu’un qui fait exactement cela ».
La partition du judéo-christianisme
Border Lines: The Partition of Judaeo-Christianity (2004) représente peut-être son œuvre la plus ambitieuse. Boyarin y développe la thèse selon laquelle judaïsme et christianisme ne constituent pas deux religions distinctes dès l’origine, mais émergent progressivement d’un continuum partagé qu’il nomme « judéo-christianisme ». Jusqu’au IVᵉ siècle, les croyances et pratiques (monothéisme, attente messianique, théologie du Logos, observance du Shabbat) se distribuent de manière fluide parmi des groupes qui ne se perçoivent pas encore en tant que communautés religieuses séparées.
Les « faiseurs de frontières » – hérésiologues chrétiens et rabbins – imposent progressivement des orthodoxies exclusives. Justin Martyr et d’autres apologistes chrétiens définissent ce qui relève du christianisme authentique en l’opposant au judaïsme. Parallèlement, les rabbins développent la notion de minut (hérésie) pour exclure notamment la croyance en « Deux Puissances dans les Cieux », une théologie du Logos répandue parmi les juifs.
Cette partition ne procède pas d’une évolution naturelle mais d’un processus politique et idéologique comparable aux partitions coloniales : on trace des frontières artificielles dans un territoire jadis continu. Boyarin avance même que ce processus invente la notion moderne de « religion » en tant que catégorie distincte.
Dialogisme et herméneutique talmudique
Socrates and the Fat Rabbis (2009) explore les structures dialogiques du Talmud babylonien et des dialogues platoniciens. S’inspirant de Bakhtine, Boyarin montre que ces textes ne sont pas réellement dialogiques : leurs échanges apparents masquent des structures monologiques où une voix normative domine. Pourtant, à un niveau plus profond, ces œuvres portent un dialogisme authentique entre sérieux doctrinal et ironie subversive.
Travaux récents et synthèses
Réexamen des origines chrétiennes
The Jewish Gospels: The Story of the Jewish Christ (2012) poursuit l’exploration de Border Lines en démontrant que les idées christologiques des Évangiles s’enracinent profondément dans les attentes messianiques juives du Second Temple. La notion d’un messie divin, fils de l’Homme, préexiste au christianisme et circule largement dans divers groupes juifs. Jésus et ses premiers disciples étaient simplement juifs, et leurs enseignements ne constituaient pas une rupture avec le judaïsme.
Les distinctions ultérieures résultent de constructions postérieures visant à séparer artificiellement ces traditions. Cette thèse provoque des débats intenses, certains y voyant une remise en cause de l’unicité du christianisme, d’autres une contribution précieuse à la compréhension historique des origines chrétiennes.
Diaspora et identité juive
A Traveling Homeland: The Babylonian Talmud as Diaspora (2015) développe une vision positive de la diaspora juive. Loin d’être un état d’exil regrettable, la diaspora constitue le mode d’existence authentique du judaïsme rabbinique. Le Talmud babylonien incarne cette identité diasporique : texte nomade, sans territoire fixe, portant en lui-même sa territorialité.
Cette thèse s’oppose frontalement au sionisme, qui fait de la souveraineté territoriale la condition de l’émancipation juive. Pour Boyarin, le judaïsme diasporique offre un modèle alternatif de communauté non fondée sur l’État-nation, ouvrant des perspectives pour penser des identités collectives post-nationales.
Imagine No Religion: How Modern Abstractions Hide Ancient Realities (co-écrit avec Carlin Barton) critique la projection de catégories modernes sur les sociétés antiques. Le concept de « religion » en tant que sphère autonome de croyances et pratiques n’existait pas dans l’Antiquité, où ces dimensions s’intégraient au tissu social sans former de domaine distinct. Appliquer rétrospectivement cette catégorie obscurcit plus qu’elle ne révèle la réalité historique.
Généalogie du judaïsme
Judaism: The Genealogy of a Modern Notion constitue une synthèse de décennies de réflexion. Boyarin y soutient que le « judaïsme » en tant que religion distincte représente une invention chrétienne, reprise tardivement par les juifs modernes. Cette généalogie critique invite à repenser radicalement les catégories employées pour comprendre l’histoire et l’identité juives.
Engagement intellectuel et controverses
Critique du sionisme
Boyarin assume publiquement ses positions anti-sionistes, développées lors de son séjour israélien. Opposé aux politiques d’occupation, il refuse de dissocier son engagement éthique de son travail intellectuel. Certains critiques, notamment Alvin Rosenfeld dans un essai polémique, l’accusent de comparaisons inappropriées entre la Shoah et la situation palestinienne.
Boyarin maintient néanmoins que la fidélité au judaïsme exige la critique des injustices, y compris celles perpétrées par l’État d’Israël. Son ouvrage à paraître, The No-State Solution: A Jewish Manifesto, formule une vision politique alternative fondée sur la diaspora plutôt que sur la souveraineté étatique.
Réception académique et influence
L’œuvre de Boyarin suscite admiration et controverse. Le dramaturge Tony Kushner salue « un intellect éblouissant : un érudit, un penseur critique et politique, un esprit et un écrivain merveilleux et passionné ». Plusieurs de ses étudiants – Christine Hayes, Charlotte Fonrobert, Azzan Yadin – occupent désormais des postes universitaires prestigieux en études rabbiniques.
Ses travaux transforment les études juives en les ouvrant aux théories critiques contemporaines : études de genre, queer theory, post-colonialisme, déconstruction. Cette interdisciplinarité renouvelle profondément la lecture des textes rabbiniques et rabbinise les débats théoriques contemporains.
Reconnaissance et postérité
Boyarin reçoit de nombreuses distinctions : bourses Guggenheim et NEH, Berlin Prize de l’Académie américaine à Berlin, fellowship de l’Institute for Advanced Studies de Jérusalem. Élu fellow de l’Académie américaine des arts et des sciences en 2005, il demeure professeur émérite à Berkeley où il continue ses recherches.
Le film Footnote de Joseph Cedar (nominé aux Oscars) fait allusion à Boyarin à travers une plaisanterie récurrente sur un point d’érudition talmudique, témoignant de sa réputation de vaste savoir. Membre du séminaire Enoch et du comité consultatif de la revue Henoch, il participe activement aux débats internationaux sur l’Antiquité juive et chrétienne.
Actualité d’une pensée critique
Les travaux de Boyarin résonnent au-delà du cercle académique. À une période marquée par les questions d’identité, de frontières et d’appartenances multiples, sa critique des catégories rigides et des orthodoxies exclusives offre des outils conceptuels précieux. Sa démonstration que judaïsme et christianisme partageaient originellement un espace commun invite à repenser les relations interreligieuses contemporaines.
Sa réhabilitation de la diaspora en tant que mode d’existence légitime et créatif questionne les présupposés nationalistes. Face aux crispations identitaires, son œuvre propose un judaïsme ouvert, critique de lui-même, capable d’intégrer les apports théoriques contemporains sans renier sa fidélité aux textes et aux pratiques traditionnelles.
L’engagement de Boyarin illustre la possibilité d’articuler rigueur philologique, audace théorique et responsabilité éthique. Refusant la neutralité axiologique, il assume que l’étude des textes anciens engage des questions politiques et existentielles contemporaines. Cette posture, parfois controversée, témoigne d’une conception exigeante du travail intellectuel : penser, c’est toujours prendre position.
Par son œuvre prolifique et sa pédagogie influente, Daniel Boyarin transforme durablement la compréhension du judaïsme rabbinique, des relations judéo-chrétiennes et des constructions identitaires. Sa capacité à faire dialoguer textes antiques et théories contemporaines, érudition traditionnelle et critique radicale, en fait une figure incontournable de la pensée juive contemporaine et un interlocuteur essentiel pour quiconque s’intéresse aux questions d’identité, de tradition et de transformation culturelle.










