Arthur Schopenhauer naît le 22 février 1788 à Dantzig (actuelle Gdansk) dans une famille de riches négociants hanséates. Son père, Heinrich Floris Schopenhauer, marchand cosmopolite et républicain convaincu, lui transmet l’amour de l’indépendance et une vision désabusée de la nature humaine. Sa mère, Johanna Schopenhauer, femme de lettres ambitieuse qui tient salon à Weimar, incarne l’esprit mondain des Lumières finissantes. Cette dualité parentale – pessimisme paternel et frivolité maternelle – nourrit les contradictions du futur philosophe.
Son enfance, marquée par de longs voyages européens entrepris pour parfaire son éducation commerciale, lui révèle précocement la misère humaine. À neuf ans, il découvre à Lyon les bagnes de soie où s’épuisent des enfants de son âge, spectacle qui le traumatise durablement. Ces expériences de la souffrance universelle, jointes à un tempérament naturellement mélancolique, forgent sa conviction que l’existence est essentiellement douleur.
Le suicide de son père en 1805, officiellement accident mais probablement geste désespéré d’un homme ruiné, libère Arthur de la tutelle commerciale tout en confirmant sa vision tragique de l’existence. Ayant hérité d’une fortune suffisante pour vivre de ses rentes, il abandonne le négoce pour les études classiques puis universitaires. Cette indépendance matérielle, qu’il préserve jalousement toute sa vie, lui permet de philosopher en toute liberté.
Étudiant à Göttingen puis Berlin, il découvre Kant dont la « Critique de la raison pure » produit sur lui l’effet d’un « miracle ». Cette révélation de l’idéalisme transcendantal, qui distingue phénomènes et chose en soi, fournit l’armature conceptuelle de son système. Mais là où Kant postule un monde intelligible moral, Schopenhauer découvre une réalité aveugle et irrationnelle : la Volonté de vivre.
Sa thèse de doctorat « De la quadruple racine du principe de raison suffisante » (1813), soutenue à Iéna, développe une théorie de la connaissance qui distingue quatre formes de causalité. Cette œuvre de jeunesse, qu’il considère comme le vestibule de sa philosophie, révèle déjà son génie systématique et sa capacité à renouveler les problèmes traditionnels de la métaphysique.
Installé à Dresde après les guerres napoléoniennes, Schopenhauer compose dans la solitude studieuse son chef-d’œuvre : « Le Monde comme volonté et comme représentation » (1818). Cette œuvre révolutionnaire, achevée à trente ans, expose un système complet qui révèle l’essence pessimiste de l’existence. Le monde phénoménal n’est qu’illusion (Maya), voile trompeur qui dissimule la réalité terrible de la Volonté universelle.
Sa philosophie révèle que derrière le monde ordonné de la représentation se cache un principe métaphysique aveugle : la Volonté de vivre. Cette force irrationnelle anime tous les phénomènes, du cristal qui se forme à l’homme qui désire, créant un univers de conflit perpétuel où chaque être lutte pour sa survie aux dépens des autres. « Tout vouloir naît du manque, donc de la souffrance », formule qui résume sa vision tragique de l’existence.
Sa découverte des Upanishads vers 1813, qu’il appelle « la consolation de ma vie et le sera de ma mort », confirme ses intuitions pessimistes par la sagesse orientale. Cette philosophie indienne, qui révèle l’illusion fondamentale de l’individualité, nourrit sa théorie de la compassion comme seule voie de salut. Reconnaître en autrui la même Volonté souffrante que en soi permet de transcender l’égoïsme naturel.
Son esthétique, développée dans le livre III du « Monde », révolutionne la philosophie de l’art. La contemplation esthétique libère temporairement l’individu de la tyrannie du vouloir en transformant le sujet désirant en « œil du monde » désintéressé. L’art, particulièrement la musique qui exprime directement la Volonté, offre une consolation provisoire aux maux de l’existence.
Privat-docent à Berlin en 1820, Schopenhauer programme imprudemment son cours aux mêmes heures que Hegel, alors au sommet de sa gloire. L’amphithéâtre vide sanctionne cette provocation : seuls trois étudiants, puis aucun, assistent à ses leçons. Cet échec universitaire, qui clôt définitivement sa carrière académique, nourrit sa rancœur contre l’idéalisme hégélien qu’il combat avec virulence.
Installé définitivement à Francfort en 1833, il mène une existence de rentier misanthrope, partageant son temps entre la lecture, la promenade et l’observation ironique de ses contemporains. Célibataire endurci, il développe une misogynie théorique qui compense ses déboires sentimentaux. Sa seule compagnie fidèle est son caniche Atma (l’âme du monde), confident muet de ses méditations solitaires.
Sa correspondance avec ses rares disciples révèle un homme d’une érudition considérable, parlant plusieurs langues et maîtrisant les littératures européennes et orientales. Ses « Parerga et Paralipomena » (1851), recueil d’aphorismes et d’essais accessibles au grand public, lui valent enfin la reconnaissance longtemps espérée. Ces textes brillants, qui vulgarisent sa philosophie par touches impressionnistes, séduisent la génération romantique tardive.
Sa théorie de l’amour, exposée dans la « Métaphysique de l’amour sexuel », démystifie brutalement le sentiment amoureux en y révélant la ruse de l’espèce qui pousse les individus à procréer malgré eux. Cette analyse cynique, qui réduit la passion à un instinct reproducteur déguisé, scandalise les consciences romantiques mais anticipe les découvertes de la psychanalyse.
Ses dernières années sont adoucies par une gloire tardive qui compense des décennies d’indifférence. Traduit dans toute l’Europe, admiré par Wagner, Nietzsche et Tolstoï, il voit enfin son pessimisme reconnu comme l’expression authentique de l’esprit moderne. Il meurt paisiblement le 21 septembre 1860 à Francfort, emporté par une crise cardiaque lors de son petit-déjeuner quotidien.
Son influence sur la modernité naissante est considérable. Wagner transpose sa métaphysique en musique, Nietzsche développe sa critique en la retournant contre le pessimisme, Freud redécouvre l’inconscient dans sa théorie de la Volonté. La littérature fin de siècle, de Maupassant à Thomas Mann, puise dans son pessimisme la lucidité nécessaire pour peindre la décadence bourgeoise.
Schopenhauer demeure le grand philosophe de la souffrance et de la compassion, penseur de la condition tragique qui réconcilie sagesse orientale et rigueur occidentale. Son pessimisme métaphysique, loin d’être découragement stérile, ouvre la voie à une sagesse authentique fondée sur la reconnaissance de l’illusion fondamentale de l’existence séparée.