INFOS-CLÉS | |
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Nom d’origine | Albert von Lauingen (Albertus Magnus) |
Origine | Allemagne (Lauingen, Souabe), France (Paris), Cologne |
Importance | ★★★★★ |
Courants | Scolastique, Péripatétisme chrétien |
Thèmes | Doctor Universalis*, Philosophie naturelle, Aristotélisme latin, Maître de Thomas d’Aquin |
Figure titanesque de la pensée médiévale, Albert le Grand fut un théologien, philosophe, naturaliste et évêque allemand. Surnommé le « Doctor Universalis » (Docteur Universel) en raison de l’étendue prodigieuse de son savoir, il est le premier penseur de la chrétienté latine à avoir systématiquement assimilé, commenté et intégré l’intégralité du corpus d’Aristote, ouvrant ainsi la voie à la grande synthèse scolastique de son disciple, Thomas d’Aquin.
En raccourci
Né en Allemagne vers 1200, Albert le Grand est l’un des plus grands savants du Moyen Âge. À une époque où l’Église se méfiait encore beaucoup des philosophes grecs, Albert a fait quelque chose de radical : il a étudié et enseigné l’intégralité de l’œuvre d’Aristote, y compris ses écrits sur la physique, la biologie et la logique.
Membre de l’ordre des Dominicains, il a enseigné dans toute l’Europe, notamment à Paris et à Cologne. Il est célèbre pour avoir été le professeur de Thomas d’Aquin. On raconte que Thomas était si silencieux en classe que les autres l’appelaient le « Bœuf Muet », mais Albert aurait prédit : « Vous l’appelez le Bœuf Muet, mais un jour ses mugissements rempliront le monde. »
Mais Albert n’était pas qu’un philosophe de bibliothèque. C’était un naturaliste passionné. Il a passé des années à observer et à décrire les plantes, les animaux et les minéraux, en se basant sur l’expérience directe plutôt que de simplement répéter ce que disaient les anciens livres. Il a ainsi posé les bases de la science moderne en affirmant que la foi (théologie) et la raison (philosophie et science) n’étaient pas ennemies, mais deux chemins différents vers la vérité.
Son érudition était si vaste (allant de la théologie à l’alchimie) qu’on l’a surnommé le « Docteur Universel ». Il est aujourd’hui considéré comme le saint patron des scientifiques.
Origines et formation : Le choix dominicain
Une vocation contre la tradition familiale
Né vers 1200 à Lauingen, en Souabe (actuelle Bavière), Albert est issu d’une famille de la petite noblesse militaire. Destiné par son rang à une carrière administrative ou militaire, il fait preuve très tôt d’une curiosité intellectuelle qui le détourne des ambitions familiales. Son oncle, qui réside à Padoue, en Italie, l’invite à venir y poursuivre ses études.
Cette origine noble est importante. Elle lui conférera plus tard une certaine aisance dans ses relations avec les princes et les papes, mais son premier choix marque une rupture radicale. En 1223, à Padoue, il assiste aux prêches du bienheureux Jourdain de Saxe, le successeur de saint Dominique à la tête de l’Ordre des Prêcheurs (les Dominicains).
S’opposant, selon la tradition, à la volonté farouche de sa famille, Albert choisit de rejoindre cet ordre mendiant. Les Dominicains représentent alors l’avant-garde intellectuelle de l’Église, un ordre jeune dédié à l’étude, à la prédication et à la lutte contre les hérésies par l’argumentation rationnelle. En entrant chez les Dominicains, Albert ne choisit pas seulement la pauvreté ; il choisit une vie consacrée à l’étude au service de la foi.
Les études en Italie et en Germanie
À Padoue, Albert se forme aux arts libéraux, le cursus de base de tout intellectuel médiéval, qui comprend la grammaire, la rhétorique, la logique, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique. C’est là qu’il découvre les rudiments de la logique aristotélicienne. Il poursuit ensuite sa formation théologique à Bologne, le plus grand centre d’études juridiques d’Europe, mais aussi un pôle théologique dominicain.
Après son noviciat et sa formation initiale, il est envoyé enseigner la théologie dans divers couvents (des Studia) de l’ordre en Germanie. Il passe par Cologne, Hildesheim, Fribourg-en-Brisgau et Ratisbonne. Durant ces années (fin des années 1220 et années 1230), il se forge une réputation de lecteur exceptionnel et d’enseignant d’une clarté remarquable. Surtout, il dévore les textes qui commencent à peine à circuler sous forme de nouvelles traductions latines depuis l’arabe et le grec : les œuvres complètes d’Aristote.
L’enseignant itinérant et le maître parisien
La confrontation avec Aristote
Au début du 13ᵉ siècle, l’œuvre d’Aristote représente un défi immense pour la chrétienté. Seule une partie de sa logique était connue. L’arrivée de sa Métaphysique, de sa Physique et de son traité De l’âme bouleverse le paysage intellectuel. Ces textes, souvent accompagnés des commentaires de philosophes musulmans comme Avicenne et, surtout, Averroès, proposent une vision du monde complète, rationnelle et apparemment autonome de la Révélation chrétienne.
Certaines thèses (comme l’éternité du monde, qui contredit la Création ex nihilo, ou l’idée d’un « intellect » unique pour tous les hommes, qui menace l’immortalité de l’âme individuelle) effraient les autorités ecclésiastiques. L’Université de Paris, centre théologique du monde chrétien, interdit l’enseignement de la physique et de la métaphysique d’Aristote en 1210 et 1215.
C’est dans ce contexte de méfiance qu’Albert entreprend son projet intellectuel. Il ne s’agit pas pour lui de rejeter Aristote, ni de l’accepter en bloc au péril de la foi (comme le feront certains « averroïstes latins »). Il s’agit de comprendre, commenter et assimiler l’intégralité de ce savoir, en distinguant la méthode philosophique de ses conclusions potentiellement erronées.
La consécration à Paris
La réputation d’Albert est telle que l’Ordre dominicain l’envoie à Paris pour y obtenir le grade suprême de Maître (Magister) en théologie. Il y séjourne de 1245 à 1248, enseignant à la chaire de théologie des Dominicains au couvent Saint-Jacques. C’est le sommet de la carrière universitaire.
À Paris, Albert expose sa méthode. Il décide de commenter systématiquement l’ensemble du corpus aristotélicien, non pas en théologien qui utilise la philosophie, mais en philosophe qui expose une œuvre. Il rédige des paraphrases où il explique le texte d’Aristote, y ajoute ses propres observations (les digressiones) et le complète par les apports des commentateurs arabes et juifs (Avicenne, Averroès, Maïmonide).
La rencontre avec Thomas d’Aquin
C’est à Paris, ou peut-être juste avant à Cologne, qu’Albert rencontre un jeune étudiant dominicain italien, silencieux et corpulent : Tommaso d’Aquino, Thomas d’Aquin. Les autres étudiants, le voyant peu participer aux disputes (les débats oraux qui forment la base de la pédagogie scolastique), le surnomment le « Bœuf Muet ».
Albert, lui, discerne la puissance intellectuelle dissimulée derrière ce silence. C’est à lui qu’est attribuée la célèbre prophétie : « Vous l’appelez le Bœuf Muet, mais je vous dis que les mugissements de sa doctrine rempliront un jour le monde entier. » Il prend Thomas sous son aile, faisant de lui son disciple et son assistant. Cette rencontre est l’un des événements les plus décisifs de l’histoire de la philosophie occidentale. Albert fournit à Thomas les outils, la méthode et l’immense corpus de la philosophie naturelle et métaphysique qu’il a lui-même « acclimaté » à la pensée chrétienne.
Le grand projet : Naturaliser Aristote
La fondation du Studium Generale de Cologne
En 1248, l’Ordre dominicain charge Albert de fonder un Studium Generale (une maison d’études supérieures, ancêtre de l’université) à Cologne. C’est le premier centre de ce niveau en terre germanique. Albert quitte Paris et emmène avec lui son assistant, Thomas d’Aquin, qui y achèvera sa formation sous sa direction.
À Cologne, de 1248 à 1254, Albert est au faîte de son activité intellectuelle. Il met en œuvre son projet monumental : rendre Aristote accessible et intelligible aux Latins. Son but est de fournir aux étudiants en théologie un cursus complet en philosophie, car, pour lui, on ne peut être un bon théologien si l’on est un piètre philosophe.
L’encyclopédiste au travail : commenter l’œuvre
L’ampleur de l’entreprise d’Albert est difficile à imaginer. Il ne se contente pas de la logique ou de la métaphysique. Il commente tout : Physique, Du ciel, De la génération et de la corruption, Des météores, De l’âme, les traités d’éthique, de politique, et tous les traités de philosophie naturelle (l’étude du monde physique, ancêtre de nos sciences naturelles).
Son œuvre la plus originale dans ce domaine est sa paraphrase de la biologie aristotélicienne, complétée par ses propres livres : De vegetabilibus et plantis (Des végétaux et des plantes) et De animalibus (Des animaux).
L’observateur de la nature
Ce qui distingue Albert de la plupart de ses contemporains, c’est sa méthode. Il ne se contente pas de lire les livres. Il observe. Il insiste sur le fait que la science (scientia) de la nature repose sur l’expérience et l’observation des causes.
Dans son traité sur les plantes, il décrit avec une précision remarquable la morphologie des végétaux, corrigeant Aristote ou Théophraste sur la base de ses propres observations botaniques faites lors de ses voyages. Dans son traité sur les animaux, il décrit l’anatomie et les mœurs d’espèces allant des insectes aux aigles, en passant par les poissons de la mer du Nord.
Il s’intéresse également à la minéralogie et à l’alchimie. Bien qu’il reste un homme de son temps, croyant à certaines influences astrologiques, il aborde l’alchimie (la recherche sur la transmutation des métaux) avec un scepticisme expérimental, notant méticuleusement les résultats de ses expériences et dénonçant les charlatans. Il pose ainsi une pierre angulaire de la méthode scientifique : la primauté de l’enquête empirique dans l’étude de la nature.
Au service de l’Église : L’administrateur et le médiateur
Provincial des Dominicains
L’Ordre dominicain ne laisse pas un tel homme se consacrer uniquement à l’étude. En 1254, Albert est élu Provincial de Germanie. Cette charge administrative l’oblige à sillonner l’Europe centrale, souvent à pied, pour visiter les couvents, gérer les conflits et administrer la province dominicaine.
Ces voyages, bien qu’épuisants, sont pour lui une source constante d’observations naturalistes. Il note la flore des Alpes, la faune des forêts allemandes, les phénomènes géologiques. Il se plaint du temps que lui vole l’administration, mais sa curiosité reste insatiable.
L’épiscopat de Ratisbonne (Regensburg)
Sa réputation de sagesse et d’intégrité remonte jusqu’à Rome. En 1260, le pape Alexandre IV le nomme évêque de Ratisbonne (Regensburg), un diocèse alors en grande difficulté financière et spirituelle. Albert accepte par obéissance, mais cette mission est un calvaire pour l’érudit.
Surnommé « l’évêque aux bottines » en raison de sa frugalité dominicaine (il continuait de marcher) qui contrastait avec le faste habituel des princes-évêques, il tente de réformer l’administration du diocèse. Mais il est assailli de tâches administratives, juridiques et financières qui l’écœurent. Il ne tient que deux ans. En 1262, il obtient du nouveau pape, Urbain IV (qui avait été son auditeur à Paris), la permission de résigner sa charge épiscopale.
Le « Métropolite » de la philosophie
Libéré de ses obligations, Albert retourne à ce qu’il fait le mieux : enseigner, écrire et prêcher. Il s’installe principalement à Cologne, mais voyage aussi à Wurtzbourg ou Strasbourg. Il devient une autorité morale et intellectuelle incontestée.
Son prestige est tel qu’il est appelé comme médiateur dans des conflits politiques majeurs. En 1252, puis de nouveau en 1271, il intervient pour arbitrer la paix entre la ville de Cologne et son puissant archevêque, réussissant à établir un équilibre qui préserve les libertés urbaines. Il n’est pas seulement un penseur de cabinet ; il est un acteur de la cité.
Dernières années : La défense de la raison
L’autonomie de la philosophie
L’œuvre d’Albert le Grand a établi une distinction méthodologique fondamentale qui façonnera toute la pensée occidentale : la distinction entre le domaine de la théologie et celui de la philosophie.
La théologie se fonde sur la Révélation divine (l’Écriture, la tradition de l’Église) et procède par l’autorité.
La philosophie (y compris la philosophie naturelle) se fonde sur la raison humaine et l’observation, et procède par l’argumentation logique et l’expérience.
Pour Albert, il ne peut y avoir de conflit réel entre les deux, car la vérité est une. Si la raison philosophique (Aristote) semble contredire la foi (la Bible), c’est soit que le philosophe s’est trompé dans son raisonnement, soit que le théologien interprète mal la Révélation. En séparant les méthodes, il donne à la science une sphère d’autonomie légitime, la libérant de la subordination directe à l’exégèse biblique.
L’ultime combat : la défense de Thomas d’Aquin
La fin de la vie d’Albert est marquée par un drame intellectuel. Son ancien élève, Thomas d’Aquin, est mort prématurément en 1274. L’œuvre de Thomas, cette synthèse monumentale de l’aristotélisme et du christianisme, est violemment attaquée à Paris par les théologiens augustiniens traditionnels, qui la jugent trop rationaliste.
En 1277, l’évêque de Paris, Étienne Tempier, promulgue une condamnation de 219 propositions philosophiques, visant pêle-mêle les averroïstes radicaux et, indirectement, certaines thèses de Thomas d’Aquin lui-même.
Albert, alors âgé de près de 80 ans, le corps usé par une vie d’ascèse et de voyages, entreprend un dernier voyage. Il se rend à Paris pour défendre publiquement la mémoire de son disciple et la légitimité de l’usage de la raison aristotélicienne en théologie. Cet acte de loyauté intellectuelle et d’amitié, d’un vieil homme défendant l’œuvre de celui qui l’avait dépassé, est l’un des moments les plus poignants de l’histoire de la philosophie.
Mort et héritage
Albert le Grand meurt à Cologne le 15 novembre 1280, dans son couvent dominicain. Il est enterré dans la crypte de l’église Saint-André.
Son héritage est incalculable. Il n’a pas seulement été le maître de Thomas d’Aquin ; il a été le maître de toute la scolastique tardive. En intégrant le corpus aristotélicien et en insistant sur la valeur de l’observation empirique, il a « baptisé » la philosophie naturelle, la rendant acceptable pour le monde chrétien. Il a donné à la raison un domaine propre et a établi que l’étude de la création (la science) était une forme légitime de louange au Créateur. Canonisé et déclaré Docteur de l’Église en 1931, le pape Pie XII le nommera « Patron des savants » en 1941, reconnaissant en lui le père de la coexistence entre la foi et la science en Occident.