INFOS-CLÉS |
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Nom d’origine | أبو نصر محمد بن محمد بن أوزلغ بن طرخان الفارابي (Abū Naṣr Muḥammad ibn Muḥammad ibn Uzlagh ibn Tarkhān al-Fārābī) |
Nom anglais | Al-Farabi |
Origine | Fārāb (actuel Kazakhstan) |
Importance | ★★★★★ |
Courants | Aristotélisme islamique, Philosophie politique |
Thèmes | cité vertueuse, émanation, intellect agent, musique des sphères, philosophie politique, synthèse aristotélo-platonicienne |
Al-Fārābī incarne la figure du philosophe-législateur de l’islam classique, synthétisant avec une maîtrise exceptionnelle l’héritage grec et les exigences de la révélation coranique dans une vision politique d’une remarquable modernité.
Abū Naṣr Muḥammad ibn Muḥammad al-Fārābī voit le jour vers 872 dans la ville de Fārāb, située sur les rives du Syr-Daria dans l’actuel Kazakhstan. Cette région frontalière de l’empire abbasside, peuplée majoritairement de Turcs récemment islamisés, constitue un carrefour culturel où se mêlent influences persanes, arabes et turques.
Sa famille, d’origine turque selon la plupart des sources, appartient à la classe des notables locaux et a adopté l’islam depuis plusieurs générations. Son père occupe probablement une fonction administrative dans l’administration locale, ce qui assure à la famille une position sociale respectable et les moyens d’offrir une éducation soignée à ses enfants.
Cette origine périphérique par rapport aux centres traditionnels de la culture arabo-islamique marque profondément al-Fārābī et explique en partie son ouverture exceptionnelle aux traditions intellectuelles les plus diverses. Il grandit dans un environnement multiculturel qui le familiarise naturellement avec le pluralisme des approches philosophiques et religieuses.
L’apprentissage initial des sciences traditionnelles
Dès son enfance, al-Fārābī reçoit une formation classique dans les sciences islamiques traditionnelles. Il étudie le Coran, la tradition prophétique (hadith), la jurisprudence (fiqh) et la théologie spéculative (kalām) auprès des oulémas locaux, acquérant ainsi une solide base dans la culture religieuse de son époque.
Parallèlement à cette formation religieuse, il s’initie aux sciences profanes – mathématiques, astronomie, médecine – qui connaissent un développement remarquable dans l’empire abbasside. Cette double formation, religieuse et scientifique, caractérise l’éducation de l’élite intellectuelle musulmane du IXe siècle et prépare al-Fārābī à ses futures synthèses philosophiques.
Jeunesse et influences formatrices
Le voyage vers les centres du savoir
Vers l’âge de vingt ans, al-Fārābī quitte sa région natale pour parfaire sa formation dans les grands centres intellectuels de l’empire. Il séjourne d’abord à Boukhara, capitale des Samanides et foyer intellectuel majeur du monde persan, où il approfondit ses connaissances en mathématiques et en astronomie.
Cette première migration intellectuelle lui révèle l’extraordinaire richesse de la culture islamique de son époque et aiguise son appétit pour les formes les plus raffinées du savoir. Il découvre notamment les premières traductions des œuvres philosophiques grecques et conçoit le projet ambitieux de maîtriser cet héritage antique.
L’arrivée à Bagdad
Vers 895, al-Fārābī gagne Bagdad, capitale de l’empire abbasside et centre incontesté de la vie intellectuelle musulmane. Cette métropole cosmopolite abrite la fameuse « Maison de la Sagesse » (Bayt al-Hikma), institution créée par les califes pour encourager la traduction et l’étude des textes grecs, persans et indiens.
À Bagdad, il a la chance exceptionnelle d’étudier auprès des derniers grands traducteurs du grec vers l’arabe, notamment Mattā ibn Yūnus, chrétien nestorien qui maîtrise parfaitement la logique aristotélicienne. Cette formation directe auprès des héritiers de la tradition alexandrine lui donne accès aux sources les plus authentiques de la philosophie antique.
La maîtrise de l’héritage grec
Sous la direction de ses maîtres bagdadiens, al-Fārābī acquiert une connaissance exceptionnellement approfondie de l’œuvre d’Aristote, qu’il étudie dans les traductions syriaques et arabes les plus fidèles. Il maîtrise particulièrement l’Organon, la Physique, la Métaphysique et l’Éthique à Nicomaque, développant une compréhension technique remarquable du système péripatéticien.
Parallèlement, il étudie attentivement les œuvres de Platon, notamment la République et les Lois, qui influencent profondément sa réflexion politique ultérieure. Il assimile également les développements néoplatoniciens, particulièrement les œuvres de Plotin et de Proclus, qui nourrissent sa métaphysique de l’émanation.
Formation universitaire et développement
L’élaboration d’une synthèse originale
Fort de sa maîtrise exceptionnelle de l’héritage grec, al-Fārābī entreprend vers l’âge de trente ans d’élaborer sa propre synthèse philosophique. Il ne se contente pas de commenter les anciens mais développe un système original qui intègre aristotélisme, platonisme et exigences de la révélation islamique dans une vision cohérente.
Sa contribution majeure réside dans l’élaboration d’une théorie de l’émanation qui concilie la transcendance divine absolue exigée par l’islam et la nécessité philosophique d’expliquer rationnellement l’existence du monde. Cette synthèse métaphysique influencera profondément toute la philosophie islamique ultérieure.
La théorie de l’intellect
Al-Fārābī développe également une psychologie philosophique sophistiquée centrée sur la théorie de l’intellect. Il distingue plusieurs niveaux d’intellection – intellect matériel, intellect en habitus, intellect acquis – qui permettent à l’âme humaine de s’élever progressivement vers la connaissance des vérités éternelles.
Cette théorie psychologique, directement inspirée d’Aristote mais considérablement enrichie, établit les fondements épistémologiques de sa philosophie politique. Elle explique comment certains individus exceptionnels peuvent accéder à la connaissance des principes qui doivent gouverner la cité idéale.
Première carrière et émergence
Le rayonnement de l’enseignement bagdadien
Vers 910, al-Fārābī commence à enseigner à Bagdad et attire rapidement un cercle de disciples impressionnés par l’ampleur de ses connaissances et l’originalité de sa synthèse philosophique. Son enseignement couvre l’ensemble des sciences philosophiques – logique, physique, métaphysique, éthique, politique – selon une méthode rigoureusement aristotélicienne.
Sa réputation de « Second Maître » (al-Mu’allim al-Thānī) après Aristote se répand rapidement dans tout le monde intellectuel musulman. Cette reconnaissance exceptionnelle témoigne de sa maîtrise technique de la philosophie grecque et de sa capacité à l’adapter aux exigences de la culture islamique.
Les premières œuvres de logique
Durant cette période bagdadienne, al-Fārābī compose ses premiers traités majeurs, notamment ses commentaires de l’Organon aristotélicien qui établissent définitivement sa réputation de logicien de premier plan. Ces œuvres ne se contentent pas d’expliciter Aristote mais développent une véritable épistémologie qui distingue rigoureusement les différents types de raisonnement.
Il rédige également son « Grand Livre de la Musique » (Kitāb al-Mūsīqī al-Kabīr), traité révolutionnaire qui applique les principes mathématiques et philosophiques à l’étude de l’art musical. Cette œuvre témoigne de la largeur exceptionnelle de ses intérêts intellectuels et de sa capacité à unifier théorie et pratique.
Œuvre majeure et maturité
Le séjour damascène et la réflexion politique
Vers 940, al-Fārābī quitte Bagdad pour s’installer à Damas, à la cour de Sayf al-Dawla, prince hamdanide réputé pour son mécénat intellectuel. Ce changement d’environnement lui offre la tranquillité nécessaire pour composer ses œuvres de maturité, notamment ses traités de philosophie politique qui constituent sa contribution la plus originale.
Le contexte politique troublé de l’époque – déclin du califat abbasside, morcellement territorial, conflits dynastiques – stimule sa réflexion sur les conditions de la cité idéale et sur les moyens de réaliser la justice sociale. Cette préoccupation politique distingue al-Fārābī de la plupart des philosophes de son époque, plus soucieux de spéculation métaphysique pure.
« Les Opinions des habitants de la cité vertueuse »
Son chef-d’œuvre, « Ārā’ ahl al-madīna al-fāḍila » (Les Opinions des habitants de la cité vertueuse), développe la première théorie politique systématique de l’islam. S’inspirant directement de la République de Platon, il décrit l’organisation idéale de la société sous la direction du philosophe-prophète qui unit en sa personne sagesse théorique et guidance spirituelle.
Cette œuvre révolutionnaire établit une correspondance rigoureuse entre l’ordre cosmique, l’organisation sociale et la perfection individuelle. La cité vertueuse reproduit à l’échelle humaine l’harmonie de l’univers, chaque classe sociale correspondant à un niveau d’être dans la hiérarchie métaphysique.
La théorie de l’émanation politique
Al-Fārābī développe une conception originale du pouvoir politique fondée sur sa métaphysique de l’émanation. De même que l’existence émane de l’Un divin à travers une série d’intellects séparés, l’autorité politique émane du chef suprême vers les gouverneurs subordonnés selon un ordre hiérarchique rigoureux.
Cette théorie permet de concilier l’exigence islamique de l’unicité divine et la nécessité pratique d’une organisation politique complexe. Elle offre également une justification philosophique à l’autorité du calife comme vicaire de Dieu sur terre, thème central de la pensée politique islamique.
L’harmonie des sciences et de la religion
Dans ses traités épistémologiques tardifs, notamment « L’Harmonisation des opinions des deux sages » et « La Philosophie de Platon et d’Aristote », al-Fārābī développe une théorie de la connaissance qui réconcilie définitivement philosophie grecque et révélation coranique. Il démontre que les vérités accessibles à la raison philosophique correspondent exactement aux enseignements de la religion, exprimés sous forme symbolique.
Cette harmonie fondamentale entre raison et révélation légitime l’activité philosophique dans le cadre de la culture islamique et assure aux philosophes une place reconnue dans la société musulmane. Cette synthèse influence profondément les développements ultérieurs de la pensée islamique.
Dernières années et synthèses
L’approfondissement de la réflexion mystique
Les dernières années d’al-Fārābī se caractérisent par un approfondissement de sa réflexion sur les aspects mystiques de la connaissance philosophique. Il développe une véritable spiritualité rationnelle qui fait de la contemplation des vérités éternelles la forme suprême de l’activité humaine.
Cette évolution vers la mystique intellectuelle rapproche al-Fārābī des courants soufis de son époque, tout en maintenant la primauté de la démarche rationnelle. Il élabore ainsi une voie spirituelle spécifiquement philosophique qui influence profondément ses successeurs.
La transmission de l’enseignement
Conscient de l’importance de préserver et transmettre l’héritage philosophique grec, al-Fārābī s’attache à former une école de disciples capables de perpétuer sa synthèse. Il rédige de nombreux manuels pédagogiques qui facilitent l’assimilation de la philosophie aristotélicienne et en assurent la diffusion dans le monde islamique.
Cette œuvre de transmission s’avère décisive pour l’avenir de la philosophie islamique. Les disciples d’al-Fārābī diffusent ses enseignements dans tout l’empire musulman et préparent l’émergence des grandes figures ultérieures comme Avicenne et Averroès.
L’œuvre de synthèse finale
Dans ses derniers traités, al-Fārābī atteint un niveau de synthèse remarquable qui intègre toutes ses recherches antérieures dans une vision unifiée de la réalité. Il développe une philosophie de l’histoire qui explique l’évolution des sociétés humaines et justifie la nécessité de la révélation prophétique pour guider l’humanité vers sa perfection.
Cette œuvre tardive révèle la maturité exceptionnelle de sa pensée et sa capacité à unifier spéculation métaphysique, réflexion politique et préoccupation spirituelle dans une vision cohérente du destin humain.
Mort et héritage
La disparition du Second Maître
Al-Fārābī s’éteint en 950 à Damas, laissant derrière lui une œuvre considérable qui transforme définitivement le paysage intellectuel de l’islam. Sa mort marque la fin de la période créatrice de la philosophie arabe et l’achèvement de l’assimilation de l’héritage grec par la pensée islamique.
Ses funérailles, honorées par la présence de Sayf al-Dawla lui-même, témoignent de la reconnaissance dont il jouit auprès des élites politiques et intellectuelles de son époque. Cette consécration officielle confirme le succès de son entreprise de légitimation de la philosophie dans la culture islamique.
L’influence sur Avicenne
L’œuvre d’al-Fārābī exerce une influence décisive sur Avicenne, qui reconnaît explicitement sa dette intellectuelle envers le « Second Maître ». La métaphysique de l’émanation farabienne fournit à Avicenne les bases conceptuelles de son propre système philosophique, particulièrement sa théorie de l’être nécessaire et de l’être possible.
Plus largement, la méthode de synthèse développée par al-Fārābī – intégration rigoureuse d’Aristote et de Platon dans un cadre monothéiste – inspire tous les grands philosophes islamiques ultérieurs et devient le modèle canonique de la philosophie musulmane classique.
La postérité politique
Dans le domaine politique, l’influence d’al-Fārābī s’étend bien au-delà du monde islamique. Sa théorie de la cité vertueuse inspire les utopies politiques médiévales et renaissantes, et sa conception du philosophe-roi influence profondément la pensée politique occidentale.
Ses analyses de la dégénérescence des régimes politiques et sa typologie des constitutions préfigurent certains développements de la science politique moderne. Cette actualité de sa réflexion politique témoigne de la profondeur de ses intuitions sur la nature du pouvoir et de la société.
La renaissance contemporaine
Dans le monde contemporain, l’œuvre d’al-Fārābī connaît un regain d’intérêt remarquable. Sa vision de l’harmonie entre raison et révélation inspire les penseurs musulmans soucieux de concilier tradition et modernité, tandis que sa philosophie politique nourrit les réflexions sur la gouvernance et la justice sociale.
Plus largement, sa capacité à synthétiser des traditions intellectuelles diverses dans une vision cohérente fait de lui un modèle pour notre époque multiculturelle. Al-Fārābī demeure ainsi l’une des figures les plus actuelles de la pensée médiévale, témoignant de la fécondité du dialogue entre les cultures et de la possibilité d’une philosophie véritablement universelle.