Définition et étymologie
L’intellectualisme désigne la doctrine philosophique qui accorde la primauté à l’intelligence et à la raison dans la connaissance et l’action humaines. Le terme dérive du latin « intellectus » (intelligence, compréhension), lui-même formé sur « intelligere » (comprendre, saisir par l’esprit). Apparu au XIXe siècle, le terme « intellectualisme » désigne plus spécifiquement la position selon laquelle l’intellect constitue la faculté fondamentale de l’être humain, celle par laquelle il accède à la vérité et détermine ses actions.
L’intellectualisme peut être défini selon deux axes principaux : épistémologique et moral. Sur le plan épistémologique, il soutient que la connaissance vraie s’obtient principalement par l’exercice de l’intelligence plutôt que par l’expérience sensible ou l’intuition. Sur le plan moral, il affirme que la vertu et l’action juste dépendent de la connaissance rationnelle du bien.
Cette position s’oppose traditionnellement au sensualisme (qui privilégie la sensation), au volontarisme (qui met l’accent sur la volonté) et au sentimentalisme moral (qui fonde l’éthique sur les sentiments).
Les origines antiques
Socrate et l’identification du savoir et de la vertu
L’intellectualisme moral trouve sa première expression systématique chez Socrate (470-399 av. J.-C.). Selon le témoignage de Platon, Socrate soutient que « nul ne fait le mal volontairement » et que « la vertu est savoir ». Cette position, connue sous le nom de « paradoxe socratique », affirme que celui qui connaît véritablement le bien ne peut que l’accomplir.
Pour Socrate, l’ignorance constitue la source unique du vice et du malheur. L’homme qui vole ou ment agit par méconnaissance de son véritable intérêt, car la vertu procure seule le bonheur authentique. Cette conception intellectualiste de l’éthique implique que l’éducation morale se réduit à l’instruction rationnelle.
Platon et la connaissance des Idées
Platon (428-348 av. J.-C.) développe l’intellectualisme socratique en l’ancrant dans sa métaphysique des Idées. La connaissance véritable porte sur les Idées éternelles et immuables, accessibles à la seule intelligence. Dans la « République », l’allégorie de la caverne illustre cette primauté de l’intellect : seul le philosophe, guidé par sa raison, peut s’élever jusqu’à la contemplation du Bien en soi.
L’intellectualisme platonicien se manifeste également dans sa conception de l’âme tripartite. L’âme rationnelle, siège de l’intelligence, doit gouverner l’âme irascible (courage) et l’âme concupiscible (désirs). La justice individuelle consiste précisément dans cette hiérarchie rationnelle des facultés psychiques.
L’intellectualisme scolastique
Thomas d’Aquin et la primauté de l’intellect
Thomas d’Aquin (1225-1274) développe un intellectualisme chrétien en synthétisant Aristote et la doctrine chrétienne. Dans la « Somme théologique », il soutient la primauté de l’intellect sur la volonté : « l’intellect meut la volonté » en lui présentant son objet sous la raison de bien.
Cette position thomiste s’oppose au volontarisme de Duns Scot, qui affirme la primauté de la volonté divine et humaine. Pour Thomas d’Aquin, Dieu lui-même agit selon sa sagesse : il ne peut vouloir l’arbitraire car sa volonté suit nécessairement son intelligence parfaite.
Les débats franciscains-dominicains
La querelle entre franciscains (volontaristes) et dominicains (intellectualistes) traverse tout le Moyen Âge tardif. Les franciscains, suivant Duns Scot (1266-1308), soutiennent que la volonté divine est absolument libre et pourrait même rendre bon ce qui nous paraît mal. Les dominicains maintiennent que Dieu respecte nécessairement l’ordre rationnel qu’il a créé.
L’intellectualisme moderne
Descartes et la méthode rationnelle
René Descartes (1596-1650) renouvelle l’intellectualisme en fondant la méthode scientifique sur la raison pure. Dans le « Discours de la méthode », il établit que la vérité s’atteint par l’analyse méthodique et la déduction rationnelle, indépendamment des données sensibles souvent trompeuses.
L’intellectualisme cartésien se manifeste dans la primauté accordée à l’intuition intellectuelle (cogito) et à la déduction mathématique. Même la connaissance de Dieu procède de l’analyse rationnelle de l’idée d’infini présente en nous.
Spinoza et la géométrie des passions
Baruch Spinoza (1632-1677) radicalise l’intellectualisme en appliquant la méthode géométrique à l’étude des passions humaines. Dans l' »Éthique », il montre que la liberté s’obtient par la connaissance rationnelle des causes qui nous déterminent. « La connaissance vraie du bien et du mal ne peut, en tant que vraie, réprimer aucun affect, mais seulement en tant qu’elle est considérée comme affect. »
Cette position intellectualiste culmine dans l’identification spinoziste de la vertu et de la puissance de l’esprit : être vertueux, c’est développer sa capacité de comprendre et d’agir selon la raison.
Les critiques de l’intellectualisme
Hume et le primat du sentiment
David Hume (1711-1776) porte un coup décisif à l’intellectualisme moral dans son « Traité de la nature humaine ». Il montre que la raison est « esclave des passions » et ne peut par elle-même motiver l’action. Les jugements moraux dérivent du sentiment d’approbation ou de désapprobation, non de la connaissance rationnelle.
La critique humienne établit que l’intellectualisme commet un paralogisme en dérivant le prescriptif (ce qui doit être) du descriptif (ce qui est). Cette objection influence profondément la philosophie morale ultérieure.
Kant et la limitation de la raison théorique
Emmanuel Kant (1724-1804) critique l’intellectualisme dogmatique en montrant les limites de la raison théorique dans la « Critique de la raison pure ». La raison ne peut connaître les choses en soi mais seulement les phénomènes tels qu’ils nous apparaissent selon nos structures cognitives a priori.
Paradoxalement, Kant développe un intellectualisme pratique dans la « Critique de la raison pratique » : la moralité repose sur l’autonomie de la raison pratique qui se donne à elle-même la loi morale universelle.
L’intellectualisme contemporain
Les nouvelles formes d’intellectualisme
L’intellectualisme contemporain se manifeste principalement dans l’épistémologie et la philosophie de l’esprit. Les rationalistes comme Jerry Fodor soutiennent que la connaissance repose sur des structures représentationnelles innées qui organisent l’expérience selon des principes logiques.
En philosophie morale, des auteurs comme Christine Korsgaard développent un néo-kantisme qui maintient le rôle central de la raison dans la justification éthique, tout en intégrant les critiques contemporaines de l’intellectualisme classique.
Les défis des sciences cognitives
Les sciences cognitives contemporaines questionnent l’intellectualisme en révélant l’importance des processus émotionnels et inconscients dans la prise de décision. Les travaux d’Antonio Damasio montrent que les patients avec lésions émotionnelles, bien que rationnellement intacts, prennent des décisions catastrophiques.
Ces découvertes suggèrent que l’opposition traditionnelle entre raison et émotion doit être repensée : les émotions constituent des évaluations cognitives sophistiquées plutôt que de simples perturbations irrationnelles.
L’intellectualisme demeure ainsi un courant philosophique majeur, constamment reformulé face aux défis épistémologiques et scientifiques, au cœur des débats sur la nature de la connaissance, de la moralité et de la rationalité humaine.