Définition et étymologie
Le terme Guemara provient de l’araméen גְּמָרָא (gemara), dérivé de la racine gamar signifiant « achever », « compléter » ou « apprendre ». La Guemara désigne ainsi littéralement « l’achèvement » ou « la complétude », indiquant qu’elle vient compléter et accomplir l’enseignement de la Mishna.
La Guemara constitue le vaste commentaire rabbinique de la Mishna, élaboré dans les académies talmudiques (yeshivot) de Palestine et de Babylonie entre le IIIe et le Ve siècle de notre ère. Rédigée principalement en araméen (langue vernaculaire des Juifs de cette époque), avec des passages en hébreu mishnaïque, elle rassemble les discussions, interprétations et débats des sages rabbiniques appelés amoraïm (littéralement « ceux qui disent » ou « interprètes »), qui succèdent aux tannaïm, les maîtres de la Mishna.
Il existe deux versions distinctes de la Guemara : la Guemara de Jérusalem, élaborée dans les académies de Palestine et achevée vers 400, et la Guemara de Babylone, compilée dans les grandes écoles de Soura et Pumbedita en Mésopotamie et achevée vers 500. Cette dernière, plus volumineuse et plus développée, fait autorité dans la tradition rabbinique. L’ensemble formé par la Mishna et la Guemara constitue le Talmud : le Talmud de Jérusalem (Talmud Yeroushalmi) et le Talmud de Babylone (Talmud Bavli).
La Guemara ne se limite pas à commenter la Mishna de manière linéaire. Elle développe une méthode dialectique sophistiquée, enchaînant questions, objections, réponses et contre-arguments selon une logique rigoureuse. Son contenu mêle discussions juridiques (halakha), récits aggadiques (homilétiques, légendes, parables), considérations éthiques, spéculations théologiques et observations sur la vie quotidienne. Cette diversité fait de la Guemara une encyclopédie de la pensée juive de l’Antiquité tardive.
La structure de la Guemara suit un parcours associatif qui peut sembler déroutant : une discussion juridique précise peut soudainement bifurquer vers une anecdote, une réflexion éthique ou une spéculation métaphysique, avant de revenir au sujet initial. Cette architecture reflète une conception particulière de l’étude où tout est interconnecté et où le détour enrichit la compréhension.
Exemple de structure
Un exemple classique se trouve dans le traité Berakhot 5a-6a du Talmud de Babylone :
Le passage commence par une discussion juridique stricte sur les bénédictions et les prières obligatoires. La Guemara examine alors la question : que faire quand on est malade ?
Cette interrogation déclenche une bifurcation vers une réflexion théologique et éthique sur la souffrance (yissurim). La Guemara cite Rabbi Shimon bar Yohaï : « Trois dons précieux le Saint, béni soit-Il, a donnés à Israël, et tous ont été donnés à travers la souffrance : la Torah, la Terre d’Israël et le Monde futur. »
Puis, sans transition apparente, le texte bascule dans une série d’anecdotes : Rabbi Hiyya bar Abba tombe malade. Rabbi Yohanan vient lui rendre visite et lui demande : « Tes souffrances te sont-elles chères ? » Rabbi Hiyya répond : « Ni elles ni leur récompense ! » La même scène se répète avec Rabbi Yohanan tombant malade à son tour, visité par Rabbi Hanina.
Le texte dérive alors vers une spéculation métaphysique : pourquoi Rabbi Yohanan ne pouvait-il pas se guérir lui-même alors qu’il avait guéri Rabbi Hiyya ? La Guemara répond par un proverbe : « Un prisonnier ne peut se libérer lui-même de prison. »
Puis vient une digression sur les démons : Rabbi Yohanan enseigne comment se protéger des esprits malfaisants (mazzikin) qui rôdent la nuit, avec des détails très concrets sur leur nombre et leur présence.
Finalement, après ces multiples détours, la Guemara revient à son sujet initial : les règles précises concernant les prières et bénédictions en cas de maladie.
Ce parcours — loi, puis théologie de la souffrance, puis anecdotes édifiantes, puis métaphysique, puis démonologie, puis retour à la loi — illustre parfaitement la structure associative de la Guemara, où chaque élément enrichit la compréhension globale du sujet, même si le lien logique immédiat n’est pas toujours évident.
Usage philosophique
La Guemara, au-delà de sa fonction juridique, constitue un monument de la pensée dialectique qui a profondément influencé la philosophie juive et développé des méthodes d’argumentation d’une sophistication remarquable.
La méthode guemarique repose sur un questionnement systématique introduit par des formules stéréotypées : kashya (objection), tiyuvta (réfutation), teiku (impasse logique laissée en suspens). Cette dialectique rigoureuse anticipe certaines méthodes de la philosophie scolastique médiévale. Les disputes (disputatio) des universités médiévales doivent beaucoup à cette tradition d’argumentation contradictoire où thèse et antithèse sont méthodiquement confrontées.
Maïmonide (1138-1204) s’est nourri de la Guemara pour élaborer sa synthèse philosophique. Dans son Guide des égarés, il utilise fréquemment la méthode guemarique de résolution des contradictions apparentes pour harmoniser raison philosophique et révélation. Sa formation talmudique transparaît dans sa manière de traiter les problèmes philosophiques avec la rigueur logique caractéristique de la Guemara.
Emmanuel Levinas (1906-1995) a consacré une partie importante de son œuvre aux Lectures talmudiques, explorant la profondeur philosophique de passages guemariques. Pour Levinas, la Guemara ne se réduit pas à une casuistique juridique mais porte une sagesse éthique fondamentale. Il montre comment les discussions apparemment techniques sur la responsabilité, le témoignage ou la propriété révèlent des intuitions philosophiques profondes sur l’altérité, la justice et la subjectivité. La Guemara, selon lui, développe une « pensée de l’Autre » qui dépasse l’ontologie grecque.
La structure dialogique de la Guemara a également attiré l’attention des philosophes contemporains. Contrairement à un traité philosophique qui cherche à établir une vérité définitive, la Guemara préserve la multiplicité des voix et des interprétations. Le principe selon lequel les opinions divergentes conservent leur légitimité (eilu ve-eilu) anticipe des réflexions contemporaines sur le pluralisme interprétatif et la nature dialogique de la vérité.
Martin Buber (1878-1965) a souligné comment la tradition guemarique valorise la relation dialogique dans l’étude. L’idéal de l’étude en havruta (binôme) reflète une conception de la vérité qui émerge de la rencontre et du dialogue plutôt que de la contemplation solitaire.
La Guemara a également développé une réflexion herméneutique sophistiquée sur la nature du texte et de l’interprétation. L’idée que la Torah possède « soixante-dix faces » et que chaque mot recèle des significations multiples préfigure des théories modernes de l’herméneutique. Cette conception de la polysémie infinie du texte résonne avec les approches contemporaines en philosophie du langage.
Enfin, la Guemara témoigne d’une épistémologie particulière où la connaissance ne se réduit pas à l’accumulation de données mais implique un processus dynamique de questionnement, de débat et de révision constante. Le teiku (impasse non résolue) reconnaît les limites de la raison humaine tout en maintenant l’exigence de rigueur intellectuelle, une position philosophique subtile entre dogmatisme et relativisme.








