Définition et étymologie
La Kabbale (קַבָּלָה, Qabbalah) désigne la tradition ésotérique et mystique du judaïsme, constituant un ensemble de doctrines, de pratiques méditatives et d’interprétations symboliques visant à percer les mystères de la nature divine, de la création et du rapport entre Dieu et l’humanité. Le terme dérive de la racine hébraïque קבל (qbl), signifiant « recevoir » ou « accueillir », indiquant que cette sagesse se transmet par réception orale d’une chaîne ininterrompue remontant, selon la tradition, aux patriarches et à Moïse. Cette étymologie souligne le caractère initiatique et transmissif de cet enseignement : la Kabbale ne s’acquiert pas par simple étude intellectuelle, mais se reçoit d’un maître qualifié dans une relation de transmission vivante. Le terme apparaît dans la littérature rabbinique médiévale pour désigner spécifiquement la tradition mystique, se distinguant ainsi de la Torah écrite et de la Halakha (loi juive).
La Kabbale ou les kabbales ?
Dire « la Kabbale » est très réducteur. Il existe une variété de systèmes kabbalistiques et une pluralité de kabbalistes. C’est « un mouvement extrêmement créateur et dynamique dans la manière dont il a été transmis », explique Edouard Robberechts. Dans le cadre de cette définition nous utiliserons le singulier, mais le lecteur voudra bien accepter que ce singulier désigne un concept pluriel.
Origines et développement historique
Les racines de la pensée kabbalistique plongent dans l’Antiquité tardive avec la littérature des Hekhalot (Palais célestes) et de la Merkavah (Char divin), textes mystiques juifs des IIe-VIe siècles décrivant les ascensions extatiques vers le trône divin. Le Sefer Yetsirah (Livre de la Création), probablement composé entre le IIIe et le VIe siècle, introduit des spéculations cosmogoniques sur les dix sefirot (nombres primordiaux) et les vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque comme instruments de la création divine.
La Kabbale médiévale émerge véritablement au XIIe siècle en Provence et en Espagne. Le Sefer ha-Bahir (Livre de la Clarté), apparu vers 1180 en Provence, développe le symbolisme des sefirot comme émanations ou attributs divins structurant la réalité. L’école kabbalistique de Gérone, au XIIIe siècle, avec des figures comme Azriel de Gérone et Nahmanide (Moïse ben Nahman, 1194-1270), systématise ces enseignements en intégrant des éléments néoplatoniciens.
L’œuvre majeure du corpus kabbalistique, le Sefer ha-Zohar (Livre de la Splendeur), apparaît en Castille vers 1280-1290. Attribué traditionnellement au tannaïte du IIe siècle Rabbi Shimon bar Yohaï, il fut probablement composé ou compilé par Moïse de León (1240-1305). Ce texte monumental, rédigé principalement en araméen, constitue un commentaire mystique du Pentateuque, développant une théosophie complexe des mondes divins et une herméneutique symbolique de la Torah.
Concepts métaphysiques fondamentaux
La Kabbale élabore une cosmologie hiérarchique fondée sur la doctrine des sefirot, dix émanations ou manifestations de la divinité formant l’arbre séfirotique. Au sommet se trouve Keter (la Couronne), principe transcendant, suivi de Hokhmah (Sagesse) et Binah (Intelligence), puis les attributs moraux : Hesed (Bonté), Gevurah (Rigueur), Tiferet (Beauté/Harmonie), Netsah (Éternité), Hod (Splendeur), Yesod (Fondement), et enfin Malkhout (Royaume/Présence divine dans le monde). Ces sefirot ne sont pas des entités séparées de Dieu mais des modes de manifestation de l’essence divine unique, formant une structure organique où circule l’influx divin.
Au-delà des sefirot se situe l’Ein Sof (אֵין סוֹף, « sans limite » ou « infini »), la réalité divine absolument transcendante, inconnaissable et ineffable, antérieure à toute manifestation. L’Ein Sof représente Dieu en soi, dans son infinité absolue, avant toute auto-révélation. La transition de l’Ein Sof aux sefirot pose le problème métaphysique central de la Kabbale : comment l’Infini absolu peut-il donner naissance au fini sans se limiter lui-même ?
La doctrine lourianique, développée par Isaac Louria (1534-1572) à Safed en Galilée, apporte une réponse révolutionnaire avec le concept de tsimtsoum (contraction). Selon Louria, la création nécessita un retrait primordial de Dieu sur lui-même, créant un espace vide (tehiru) où le monde fini pourrait exister. Ce retrait paradoxal – Dieu se contracte pour permettre l’existence de l’autre – résout dialectiquement la tension entre transcendance divine et immanence créatrice.
La théorie de la brisure et de la réparation
Louria développe également la doctrine de la chevirat ha-kelim (brisure des vases) : lors de l’émanation primordiale, les récipients destinés à contenir la lumière divine se brisèrent, entraînant une catastrophe cosmique. Des étincelles de lumière divine (nitsotsot) tombèrent emprisonnées dans les écorces (qlippot) du mal et de l’impureté. Cette mythologie métaphysique explique l’origine du mal et de l’imperfection dans le monde : non comme création divine intentionnelle, mais comme conséquence d’un accident cosmogonique.
La mission humaine consiste alors dans le tikkun olam (réparation du monde), processus de rédemption cosmique par lequel l’humanité, à travers l’observance des mitsvot (commandements) et les pratiques spirituelles, libère les étincelles divines emprisonnées et restaure l’harmonie originelle. Cette dimension éthique et pratique transforme la métaphysique kabbalistique en programme sotériologique : chaque acte humain possède une répercussion cosmique, participant soit à la réparation soit à l’approfondissement de la brisure.
Herméneutique kabbalistique et PaRDeS
La Kabbale développe une méthode herméneutique sophistiquée appelée PaRDeS, acronyme hébraïque désignant quatre niveaux d’interprétation scripturaire : Peshat (sens littéral), Remez (sens allusif), Derash (sens homilétique) et Sod (sens secret ou mystique). Le niveau sod représente la lecture kabbalistique proprement dite, où chaque lettre, mot et récit biblique cache des mystères théosophiques. La Torah devient ainsi un organisme vivant dont le corps est le sens littéral, l’âme le sens allégorique, et l’esprit le sens mystique révélant les secrets divins.
Les kabbalistes emploient également la guematria (calcul de la valeur numérique des lettres hébraïques), le notarikon (formation d’acrostiques) et le temurah (permutation des lettres) pour découvrir les correspondances secrètes entre mots, concepts et réalités spirituelles. Ces techniques révèlent que la Torah, écrite avec les lettres qui servirent d’instruments à la création divine, contient encodée la structure même de la réalité.
Influences philosophiques et réceptions
La Kabbale dialogue constamment avec la philosophie. Elle intègre des éléments néoplatoniciens (émanation, hiérarchie des réalités), aristotéliciens (via Maïmonide) et gnostiques. Contrairement à la philosophie rationaliste de Maïmonide qui insiste sur la transcendance radicale et l’ineffabilité divine, la Kabbale affirme une connaissance mystique possible de Dieu à travers les sefirot.
La pensée kabbalistique influence profondément la philosophie occidentale moderne. Les chrétiens de la Renaissance, notamment Pic de la Mirandole (1463-1494) et Johann Reuchlin (1455-1522), développent une « Kabbale chrétienne » syncrétiste. Spinoza (1632-1677), bien que critique, s’inspire de concepts kabbalistiques dans sa conception de la substance. La philosophie allemande romantique et idéaliste (Schelling, Hegel) trouve des résonances dans la dialectique kabbalistique. Au XXe siècle, Gershom Scholem (1897-1982) établit l’étude académique rigoureuse de la Kabbale, révélant sa complexité intellectuelle. Franz Rosenzweig et Walter Benjamin intègrent des thèmes kabbalistiques dans leurs philosophies.
La Kabbale demeure vivante dans le judaïsme hassidique contemporain et connaît un regain d’intérêt dans la spiritualité moderne, parfois au prix de simplifications et d’appropriations contestables éloignées de sa profondeur originelle.









