Définition et origine
Les Ash’arites (al-Ashā’ira, الأشاعرة) constituent l’école théologique dominante du sunnisme orthodoxe, fondée par Abū al-Hasan al-Ash’arī (874-936) au début du Xe siècle à Bassorah. Le terme dérive du nom de ce théologien qui, après avoir été disciple des Mu’tazilites pendant quarante ans, rejette publiquement leur rationalisme pour élaborer une voie médiane entre rationalisme extrême et traditionalisme littéraliste. Cette « conversion » spectaculaire, racontée dans les sources biographiques, marque un tournant décisif dans l’histoire de la théologie islamique. Les Ash’arites se proposent de défendre l’orthodoxie sunnite en utilisant les méthodes rationnelles du Kalām (théologie spéculative) contre les Mu’tazilites eux-mêmes, retournant ainsi leurs armes dialectiques contre eux. Cette école devient progressivement la théologie officielle de l’islam sunnite, adoptée par les dynasties successives et enseignée dans les grandes institutions comme al-Azhar.
La doctrine des attributs divins
La position ash’arite sur les attributs divins constitue leur première rupture avec les Mu’tazilites. Contrairement à ces derniers qui niaient la réalité distincte des attributs pour préserver l’unicité divine stricte, les Ash’arites affirment que les attributs divins mentionnés dans le Coran (science, puissance, volonté, parole, vie, ouïe, vue) sont réels et éternels, coexistant avec l’essence divine sans pour autant constituer une multiplicité qui compromettrait le monothéisme. Cette doctrine subtile s’énonce par la formule « ni identiques à l’essence, ni distincts de l’essence » (lā huwa wa-lā ghayruhu). Les attributs ne sont pas l’essence même de Dieu (ce qui serait la position mu’tazilite), mais ils ne sont pas non plus des entités séparées (ce qui introduirait le polythéisme).
Cette position permet aux Ash’arites de prendre au sérieux le langage coranique sans tomber dans l’anthropomorphisme. Lorsque le Coran mentionne la « main » de Dieu ou son « visage », les Ash’arites affirment ces attributs tout en proclamant « bilā kayfa » (sans demander comment), c’est-à-dire sans chercher à comprendre leur modalité concrète. Dieu possède véritablement ces attributs, mais d’une manière qui transcende totalement notre compréhension humaine et qui ne ressemble en rien aux attributs des créatures.
Le libre arbitre et la théorie de l’acquisition (kasb)
Sur la question cruciale du libre arbitre, les Ash’arites rejettent catégoriquement la position mu’tazilite selon laquelle l’homme crée ses propres actes. Pour eux, Dieu seul est créateur (khāliq) de toute chose, y compris des actes humains. Affirmer que l’homme crée ses actes reviendrait à lui attribuer un pouvoir divin de création, violant ainsi le principe fondamental selon lequel Dieu est l’unique créateur.
Cependant, pour éviter un déterminisme absolu qui annihilerait la responsabilité morale, al-Ash’arī élabore la théorie subtile de l’acquisition ou appropriation (kasb). Selon cette doctrine, Dieu crée l’acte dans l’homme au moment même où celui-ci le veut, et l’homme « acquiert » ou « s’approprie » cet acte créé par Dieu. L’homme ne crée pas l’acte, mais il en est l’agent par acquisition. Cette théorie tente de concilier la souveraineté absolue de Dieu avec une forme minimale de responsabilité humaine. Al-Bāqillānī (mort en 1013), grand systématisateur de la doctrine ash’arite, développe cette théorie en distinguant la puissance divine (qudra) créatrice de la puissance humaine appropriante.
Le volontarisme éthique
Les Ash’arites adoptent un volontarisme théologique radical concernant les valeurs morales. Contrairement aux Mu’tazilites qui affirmaient l’objectivité rationnelle du bien et du mal, les Ash’arites soutiennent que rien n’est bon ou mauvais par nature. C’est uniquement le commandement divin qui définit le bien et le mal. Sans révélation, la raison humaine ne pourrait déterminer aucune norme morale. Cette position signifie que Dieu n’est contraint par aucune norme de justice extérieure à sa volonté : ce que Dieu ordonne est juste précisément parce qu’il l’ordonne.
Cette doctrine soulève des questions vertigineuses : Dieu pourrait-il ordonner le mensonge ou l’injustice ? Les Ash’arites répondent que, théoriquement, Dieu le pourrait sans contradiction logique, mais qu’en pratique il ne le fait pas, car sa sagesse l’en empêche. Al-Juwaynī (1028-1085), imam des deux sanctuaires et maître d’al-Ghazālī, nuance cette position en distinguant entre ce qui est logiquement possible pour Dieu et ce qui est compatible avec sa sagesse et sa promesse révélée.
La question du Coran incréé
Les Ash’arites défendent fermement la doctrine orthodoxe du Coran incréé contre la thèse mu’tazilite. Le Coran, en tant que parole éternelle de Dieu, n’est pas créé dans le temps. Ils distinguent toutefois entre la parole éternelle intérieure de Dieu (kalām nafsī), qui est l’attribut divin éternel, et ses expressions temporelles en arabe, hébreu ou dans d’autres langues, qui sont créées. Cette distinction sophistiquée permet de maintenir l’éternité du Coran tout en reconnaissant que les copies physiques et les récitations sont créées.
Figures majeures et influence
Après al-Ash’arī, plusieurs penseurs développent et systématisent la doctrine. Al-Bāqillānī établit l’ash’arisme comme école dominante en réfutant systématiquement les positions mu’tazilites. Al-Juwaynī approfondit la méthodologie du Kalām et forme la génération suivante. Abū Hāmid al-Ghazālī (1058-1111) représente l’apogée de l’école, intégrant le soufisme à la théologie ash’arite et critiquant les prétentions excessives de la philosophie dans son « Tahāfut al-Falāsifa » (L’incohérence des philosophes). Fakhr al-Dīn al-Rāzī (1149-1209) synthétise l’héritage ash’arite avec des éléments de philosophie avicennienne.
Méthode et critiques
La méthode ash’arite utilise l’argumentation rationnelle tout en subordonnant ultimement la raison à la révélation. Contrairement aux Mu’tazilites qui accordaient à la raison une autorité autonome, les Ash’arites considèrent la raison comme instrument servant à comprendre et défendre la révélation, non à la juger. Cette position attire des critiques : les philosophes (falāsifa) comme Averroès reprochent aux Ash’arites leur incohérence philosophique, tandis que les traditionalistes hanbalites, comme Ibn Taymiyya (1263-1328), les accusent d’avoir introduit des innovations blâmables en utilisant les méthodes spéculatives du Kalām.
L’héritage ash’arite demeure prépondérant dans le sunnisme contemporain, influençant la théologie, le droit et la spiritualité islamiques, tout en continuant de susciter débats et réinterprétations.








