Définition et étymologie
Viṣṇu (विष्णु en devanagari, francisé en Vishnou) désigne l’une des divinités majeures de l’hindouisme, considéré comme le Dieu suprême (Bhagavān) par les traditions viṣṇouites et comme l’un des membres de la trimūrti (triade divine) hindoue aux côtés de Brahmā et Śiva. Le nom dérive probablement de la racine sanskrite viṣ ou viś signifiant « pénétrer », « envahir », « entrer » ou « imprégner », suggérant sa nature omniprésente et pénétrante à travers l’univers. Cette étymologie révèle son caractère de principe conservateur universel qui maintient et préserve la création. Viṣṇu incarne la stabilité cosmique, l’ordre (dharma) et la providence divine qui descend périodiquement sur terre sous forme d’avatāras (incarnations) pour restaurer l’équilibre menacé par les forces du chaos.
Viṣṇu dans les textes védiques
Dans le Ṛgveda, Viṣṇu apparaît comme une divinité relativement mineure, souvent associée à Indra. Cinq ou six hymnes lui sont spécifiquement dédiés, le décrivant principalement comme le dieu aux trois pas (tri-vikrama) : d’un mouvement cosmique, il mesure l’univers en trois enjambées, traversant la terre, l’atmosphère et le ciel, établissant ainsi l’espace habitable pour les humains et séparant les domaines cosmiques. Ce mythe des trois pas deviendra central dans la mythologie ultérieure, symbolisant l’omniprésence divine et la conquête de l’univers.
Cette fonction de mesureur cosmique évolue progressivement. Les Brāhmaṇas amplifient son importance en l’identifiant au sacrifice (yajña) lui-même, principe structurant de l’ordre cosmique. Les Upaniṣads commencent à l’associer au Brahman, l’Absolu impersonnel, jetant les bases théologiques de son élévation ultérieure au rang de Dieu suprême.
La trimūrti et la fonction cosmique
La théologie purāṇique classique intègre Viṣṇu dans la trimūrti, triade fonctionnelle divine : Brahmā le créateur, Viṣṇu le préservateur et Śiva le destructeur. Cette structuration reflète les trois phases du cycle cosmique (sṛṣṭi-sthiti-saṃhāra : création-maintien-destruction) qui se répète éternellement. Viṣṇu assume la fonction de préservation (sthiti), maintenant l’ordre du monde entre sa création et sa dissolution.
Iconographiquement, Viṣṇu est représenté reposant sur le serpent cosmique Śeṣa (ou Ananta, « l’infini ») flottant sur l’océan primordial (kṣīra-sāgara, océan de lait). De son nombril surgit un lotus d’où naît Brahmā, créateur de l’univers manifesté. Cette image symbolise l’état de Viṣṇu pendant les intervalles cosmiques (pralaya) entre les cycles de création. Sa parèdre Lakṣmī, déesse de la prospérité et de la fortune, l’accompagne, massant ses pieds. Cette iconographie exprime la transcendance sereine et la plénitude divine.
La doctrine des avatāras
La contribution théologique majeure du viṣṇouisme réside dans la doctrine des avatāras (अवतार, littéralement « descente »), incarnations divines par lesquelles Viṣṇu descend sur terre pour restaurer le dharma lorsque celui-ci décline dangereusement. La Bhagavad-Gītā formule explicitement cette doctrine : « Chaque fois que le dharma décline et que l’adharma s’élève, ô Bhārata, alors Je Me manifeste. Pour la protection des bons, pour la destruction des méchants, pour l’établissement du dharma, Je nais d’âge en âge » (IV.7-8).
La tradition reconnaît classiquement dix avatāras principaux (daśāvatāra), bien que certains textes en énumèrent davantage. Ces incarnations suivent une progression évolutive remarquable : Matsya (poisson), Kūrma (tortue), Varāha (sanglier), Narasiṃha (homme-lion), Vāmana (nain), Paraśurāma (Rāma à la hache), Rāma, Kṛṣṇa (Krishna), Buddha, et Kalki (avatāra futur qui viendra à la fin du Kali-yuga).
Cette séquence suggère une vision proto-évolutionniste, progressant des formes aquatiques aux formes terrestres, puis aux formes humaines et surhumaines. Chaque avatāra répond à une crise cosmique spécifique. Matsya sauve l’humanité et les Védas du déluge universel. Varāha récupère la terre engloutie dans l’océan cosmique. Narasiṃha, homme-lion terrifiant, détruit le démon Hiraṇyakaśipu pour sauver son dévot Prahlāda, démontrant que la dévotion transcende toute condition.
Rāma et Kṛṣṇa : les avatāras majeurs
Deux avatāras dominent la dévotion viṣṇouite : Rāma et Kṛṣṇa. Rāma, héros de l’épopée Rāmāyaṇa, incarne le dharma parfait (maryādā-puruṣottama), le roi idéal respectant scrupuleusement ses devoirs même au prix de souffrances personnelles. Son histoire avec Sītā, son exil, sa bataille contre Rāvaṇa et son règne juste (rāma-rājya) établissent les standards éthiques de la royauté hindoue. La dévotion à Rāma inspire des mouvements spirituels majeurs, notamment à travers le Rāmacaritamānasa de Tulsīdās.
Kṛṣṇa, protagoniste du Mahābhārata et particulièrement de la Bhagavad-Gītā, représente l’avatāra le plus complet et le plus populaire. Il combine des aspects apparemment contradictoires : enfant espiègle volant le beurre, adolescent amoureux dansant avec les gopīs, héros guerrier conseillant Arjuna, roi-philosophe et finalement révélateur de la forme cosmique (viśvarūpa). La Bhāgavata Purāṇa développe extensivement sa mythologie, en faisant l’objet central de la dévotion (bhakti). Kṛṣṇa transcende la simple fonction d’avatāra pour devenir, dans certaines traditions, la forme originelle (svayaṃ bhagavān) dont Viṣṇu lui-même serait une émanation.
Viṣṇu dans les écoles védantiques
Les trois grandes écoles du Vedānta accordent à Viṣṇu un statut théologique distinct. L’Advaita Vedānta de Śaṅkara reconnaît Viṣṇu comme manifestation suprême du Brahman impersonnel au niveau de la réalité empirique (vyāvahārika), bien que l’Absolu ultime transcende toute forme personnelle.
Le Viśiṣṭādvaita de Rāmānuja identifie Viṣṇu-Nārāyaṇa au Brahman personnel doté d’attributs auspicieux infinis. Viṣṇu n’est pas une manifestation temporaire mais la réalité suprême éternelle dont l’univers et les âmes constituent le corps. La libération consiste en une communion éternelle et consciente avec Viṣṇu dans sa demeure transcendante (Vaikuṇṭha).
Le Dvaita de Madhva affirme le dualisme strict entre Viṣṇu (Dieu suprême absolument indépendant) et les âmes individuelles (éternellement dépendantes). Viṣṇu règne souverainement sur une hiérarchie ontologique où chaque être occupe une place déterminée par sa nature éternelle.
Symbolisme et attributs
Viṣṇu est traditionnellement représenté avec quatre bras tenant ses attributs emblématiques : la conque (śaṅkha) symbolisant le son primordial Om, le disque (cakra ou sudarśana) représentant le mental et la destruction du mal, la massue (gadā) évoquant la force et le pouvoir, et le lotus (padma) signifiant la pureté et la création. Sa couleur bleue ou noire évoque l’infinité, l’immensité céleste. La marque distinctive sur sa poitrine (śrīvatsa) et le joyau Kaustubha complètent son iconographie.
Influence et traditions
Le viṣṇouisme constitue l’une des trois grandes branches de l’hindouisme avec le śivaïsme et le śāktisme. Il inspire des traditions dévotionnelles majeures comme le mouvement des Āḻvārs en Inde du Sud, le mouvement Bhāgavata, et plus tard les écoles Gauḍīya Vaiṣṇava de Caitanya et les traditions Puṣṭimārga de Vallabhācārya. Aujourd’hui, des centaines de millions d’hindous vénèrent Viṣṇu et ses avatāras, perpétuant une dévotion multimillénaire au préservateur de l’univers.








