Définition et étymologie
Les Āḻvārs (ஆழ்வார்கள் en tamoul, souvent translittéré Alvars) désignent un groupe de douze saints poètes tamouls vishnouites ayant vécu approximativement entre le VIe et le IXe siècle de notre ère en Inde du Sud. Le terme tamoul āḻvār dérive de la racine āḻ signifiant « être immergé », « plonger profondément », suggérant celui qui est immergé dans l’amour divin, plongé dans la contemplation de Vishnou. Cette étymologie révèle le caractère central de leur spiritualité : une dévotion intense et émotionnelle (bhakti) envers Vishnou et ses avatāras, particulièrement Krishna. Les Āḻvārs représentent les pionniers du mouvement bhakti en Inde du Sud, révolutionnant la pratique religieuse hindoue en composant des hymnes dévotionnels en langue vernaculaire tamoule plutôt qu’en sanskrit, rendant ainsi la spiritualité accessible à toutes les classes sociales.
Contexte historique et social
Les Āḻvārs émergent dans un contexte de tension entre brahmanisme védique orthodoxe et montée du bouddhisme et du jaïnisme en Inde méridionale. Leur mouvement participe à un renouveau de l’hindouisme dévotionnel opposant l’amour personnel pour Dieu aux rituels formalistes et à la spéculation philosophique abstraite. Parallèlement aux Āḻvārs vishnouites, les Nāyanārs développaient une dévotion similaire envers Śiva.
L’un des aspects révolutionnaires des Āḻvārs réside dans leur diversité sociale. Le groupe comprend des brāhmaṇas érudits, mais également des membres de castes basses et même une femme, Āṇṭāḷ (Andal), seule poétesse du groupe. Cette composition transgresse les hiérarchies rigides du système des varṇas, affirmant que la dévotion authentique transcende les distinctions sociales. Certains Āḻvārs, comme Tirupāṇ Āḻvār, appartenaient à des castes considérées « intouchables », ce qui souligne le caractère démocratisant du mouvement bhakti.
Les douze Āḻvārs
La tradition reconnaît douze Āḻvārs : Poykaiāḻvār, Pūtattāḻvār, Pēyāḻvār (les trois premiers, semi-légendaires), Tirumaḻicai Āḻvār, Nammāḻvār, Kulacēkara Āḻvār, Periyāḻvār, Āṇṭāḷ, Toṇṭaraṭippoṭi Āḻvār, Tirupāṇāḻvār, Tirumaṅkai Āḻvār et Mathurakavi Āḻvār. Chacun aurait connu une expérience mystique directe de Vishnou, exprimée dans leurs compositions poétiques.
Nammāḻvār (littéralement « Notre Āḻvār »), considéré comme le plus grand, aurait vécu au VIIIe ou IXe siècle. Ses compositions, notamment le Tiruvāymoḻi (Parole sacrée de la bouche) comprenant mille versets, constituent le cœur du canon āḻvār. Sa poésie exprime l’union mystique avec Dieu à travers des métaphores érotiques audacieuses, la séparation douloureuse d’avec le divin, et l’expérience de la grâce. Rāmānuja le considérait comme incarnation du Veda en tamoul.
Āṇṭāḷ (VIIIe siècle), unique femme parmi les Āḻvārs, compose le Tiruppāvai et le Nācciyār Tirumoḻi, exprimant son amour pour Krishna à travers l’imagerie du mariage mystique. La tradition la présente comme adoptée par Periyāḻvār et refusant tout mariage terrestre, se considérant épouse de Vishnou. Elle incarne la dimension féminine de la dévotion et inspire encore aujourd’hui la spiritualité vishnouite.
Le Nālāyira Divya Prabandham
Les compositions des Āḻvārs forment collectivement le Nālāyira Divya Prabandham (Les Quatre Mille Compositions Sacrées), corpus de 4000 versets en tamoul classique. Ce texte acquiert un statut quasi-védique dans la tradition śrīvaiṣṇava, souvent qualifié de « Veda tamoul » ou « Drāviḍa Veda ». Il est récité quotidiennement dans les temples vishnouites d’Inde du Sud, particulièrement lors des festivals et des cérémonies rituelles.
Le Divya Prabandham célèbre les 108 temples de Vishnou (divya deśas) que les Āḻvārs auraient visités et sanctifiés par leurs hymnes. Ces lieux deviennent ainsi des sites de pèlerinage majeurs. La géographie sacrée vishnouite en Inde du Sud se structure autour de ces temples chantés par les Āḻvārs.
Théologie et spiritualité
La théologie des Āḻvārs, bien qu’exprimée poétiquement plutôt que systématiquement, préfigure les doctrines élaborées ultérieurement par les philosophes du Viśiṣṭādvaita. Ils affirment la réalité du monde et des âmes individuelles, la transcendance et l’immanence simultanées de Vishnou, et la primauté de la grâce divine (prasāda) dans la libération.
Leur bhakti se caractérise par plusieurs attitudes émotionnelles (bhāvas) : l’amour parental envers Krishna enfant, l’amour érotique mystique, la servitude dévotionnelle, l’amitié. Ils développent le concept de prapatti (abandon total à Dieu), voie d’accès à la grâce divine accessible à tous, indépendamment des qualifications rituelles ou sociales.
Influence sur Rāmānuja et le Viśiṣṭādvaita
Rāmānuja (XIe siècle), systématisateur du Viśiṣṭādvaita Vedānta, considère les Āḻvārs comme autorités spirituelles égales aux ṛṣis védiques. Il intègre leur dévotion émotionnelle dans son système philosophique rigoureux, harmonisant bhakti et connaissance métaphysique. Sa doctrine de la relation âme-Dieu comme corps-âme (śarīra-śarīrin-bhāva) trouve son inspiration dans la poésie des Āḻvārs.
La tradition śrīvaiṣṇava se subdivise en deux branches (Vaṭakalai et Teṉkalai) débattant notamment du rapport entre effort humain et grâce divine dans la libération, différend enraciné dans l’interprétation des hymnes des Āḻvārs. L’école Teṉkalai privilégie le tamoul et valorise davantage Nammāḻvār, tandis que la Vaṭakalai maintient la primauté du sanskrit.
Portée historique
Les Āḻvārs inaugurent un mouvement dévotionnel qui transforme profondément l’hindouisme. Leur usage du tamoul légitime les langues vernaculaires comme véhicules de vérité spirituelle, inspirant des mouvements bhakti similaires à travers l’Inde dans les siècles suivants. Leur transgression des barrières de caste préfigure les réformes sociales ultérieures. Leur expérience mystique directe valorise la relation personnelle à Dieu au-delà des médiations rituelles. Les Āḻvārs demeurent ainsi des figures vivantes de la spiritualité vishnouite, leurs hymnes résonnant quotidiennement dans les temples et les cœurs des dévots.









