Définition et étymologie
Māyā (माया en devanagari) constitue l’un des concepts les plus complexes et controversés de la philosophie indienne, généralement traduit par « illusion », « apparence », « pouvoir magique » ou « énergie créatrice ». Le terme dérive de la racine sanskrite mā signifiant « mesurer », « former », « construire » ou « créer », avec certaines étymologies le reliant également à mā (ne pas), suggérant ce qui n’est pas réellement. Cette polysémie étymologique reflète l’ambivalence conceptuelle de māyā qui oscille entre pouvoir créateur positif et illusion trompeuse, entre réalité relative et irréalité absolue. La compréhension de māyā varie considérablement selon les écoles philosophiques et les périodes historiques, faisant de ce concept un lieu de débats métaphysiques majeurs dans la pensée indienne.
Māyā dans les textes anciens
Dans les hymnes du Ṛgveda, māyā désigne principalement le pouvoir magique ou surnaturel des dieux, leur capacité de se manifester sous diverses formes et d’accomplir des prodiges. Indra et Varuṇa possèdent des māyās par lesquelles ils créent et maintiennent l’ordre cosmique. À ce stade, māyā n’implique aucune connotation péjorative ; il s’agit d’un pouvoir créateur effectif et positif, proche de la notion de puissance divine.
Les Upaniṣads anciennes emploient rarement le terme māyā, préférant d’autres concepts pour exprimer l’ignorance (avidyā) ou l’irréalité. La Śvetāśvatara Upaniṣad (environ IVe siècle av. J.-C.) représente une exception notable, présentant māyā comme le pouvoir créateur de Brahman par lequel l’Un se manifeste en multiplicité : « Sache que la prakṛti est māyā et que le Maheśvara est le maître de māyā. » Ici, māyā désigne l’énergie cosmique permettant à l’Absolu de se déployer en univers phénoménal.
La Bhagavad-Gītā emploie māyā dans un sens similaire, comme puissance divine voilant la nature véritable de Krishna : « Cette māyā divine qui m’appartient, composée des guṇas, est difficile à traverser » (VII.14). Māyā représente le voile qui empêche les êtres ordinaires de percevoir la réalité ultime, tout en étant l’instrument par lequel le divin se manifeste dans le monde.
Māyā dans l’Advaita Vedānta
Le philosophe Śaṅkara (VIIIe siècle) transforme radicalement le concept de māyā en en faisant le pivot de son système non-dualiste (Advaita). Pour Śaṅkara, māyā désigne le principe d’illusion cosmique qui fait apparaître la multiplicité phénoménale alors que seul le Brahman unique et indifférencié existe véritablement. Māyā n’est ni réelle (sat) ni irréelle (asat), mais indéfinissable (anirvacanīya), occupant un statut ontologique intermédiaire.
Śaṅkara illustre māyā par l’analogie célèbre de la corde et du serpent : dans la pénombre, un homme prend une corde pour un serpent, éprouvant peur et désir de fuir. Le serpent n’existe pas réellement, mais n’est pas non plus pure inexistence puisqu’il produit des effets (la peur). De même, le monde phénoménal apparaît réel dans l’état d’ignorance mais se révèle illusoire une fois la connaissance du Brahman obtenue. Le monde possède une réalité empirique (vyāvahārika-satya) valide pour la vie ordinaire, mais non une réalité absolue (pāramārthika-satya).
Māyā fonctionne comme principe d’individuation et de différenciation, créant l’apparence de multiplicité, de distinction sujet-objet, d’espace et de temps. Elle voile (āvaraṇa) la nature véritable du Brahman et projette (vikṣepa) le monde des noms et des formes. Cette double fonction explique pourquoi les êtres ignorants ne perçoivent pas leur identité avec le Brahman et prennent les apparences pour la réalité.
Cruciale pour Śaṅkara, māyā n’affecte pas le Brahman lui-même qui demeure éternellement libre de toute modification. Māyā n’est ni identique à Brahman (car Brahman est pure conscience immuable) ni distincte de Brahman (car rien n’existe à part Brahman). Cette relation paradoxale constitue précisément ce qui rend māyā indéfinissable. La question « à qui appartient māyā ? » reste sans réponse ultime puisque poser la question présuppose déjà la dualité que māyā crée.
Avidyā et māyā
Śaṅkara distingue parfois māyā (au niveau cosmique) et avidyā (ignorance individuelle), bien que ces termes soient souvent employés de manière interchangeable. Māyā désigne le pouvoir créateur de Brahman produisant l’univers apparent, tandis qu’avidyā représente l’ignorance métaphysique individuelle qui fait prendre l’irréel pour le réel. Les post-śaṅkariens ont élaboré ces distinctions, générant des débats scolastiques complexes sur le locus de l’ignorance et la nature de la relation entre Brahman et māyā.
Critiques des autres écoles
Le concept śaṅkarien de māyā a suscité de vives critiques des autres écoles du Vedānta et des systèmes philosophiques rivaux. Rāmānuja (XIe siècle), fondateur du Viśiṣṭādvaita, rejette la notion de māyā comme incohérente : si le monde est illusoire, qu’est-ce qui produit cette illusion ? Comment le Brahman réel et immuable peut-il être associé à māyā sans être affecté ? Le monde possède une réalité substantielle comme mode d’être du Brahman ; il n’est pas illusoire.
Madhva (XIIIe siècle), défenseur du Dvaita, critique encore plus radicalement māyā comme négation pernicieuse de l’évidence empirique et scripturaire. Le monde est réellement créé par Dieu et possède une existence ontologique propre, bien que dépendante. Nier sa réalité équivaut à sombrer dans le nihilisme.
Les écoles réalistes comme le Nyāya et le Vaiśeṣika rejettent māyā au nom de l’évidence perceptive et de la validité intrinsèque (svataḥ-prāmāṇya) de la connaissance. Le bouddhisme Mādhyamaka, ironiquement, partage avec Śaṅkara l’intuition de l’illusion universelle, mais sans postuler un Absolu substantiel sous-jacent ; pour Nāgārjuna, tout est vide (śūnya) sans nécessiter un substrat permanent.
Interprétations ultérieures
Les écoles tantriques du Śaktisme réinterprètent māyā positivement comme śakti (énergie divine), aspect dynamique et créateur de l’Absolu. Māyā n’est plus illusion négative mais puissance glorieuse de manifestation divine. Le Cachemire Śivaïsme développe cette vision, affirmant que la création phénoménale représente le libre jeu (līlā) de la conscience divine qui se déploie en multiplicité sans perdre son unité.
Le Vedānta ultérieur, particulièrement les écoles post-śaṅkariennes, raffine et nuance le concept de māyā, distinguant ses différents niveaux et fonctions, développant des théories sophistiquées sur son statut ontologique et épistémologique.
Implications philosophiques
Le concept de māyā soulève des questions métaphysiques et épistémologiques fondamentales qui résonnent avec des problèmes philosophiques universels. Comment distinguer apparence et réalité ? Quelle validité accorder à l’expérience empirique ordinaire ? Le monde phénoménal possède-t-il une consistance ontologique propre ou dérive-t-il entièrement d’un principe transcendant ?
Māyā anticipe certaines intuitions de la philosophie occidentale moderne : la distinction kantienne entre phénomène et noumène, la critique schopenhauerienne du monde comme représentation, voire certaines interprétations de la mécanique quantique suggérant que la réalité observée dépend de l’observation. Le concept continue d’alimenter les réflexions contemporaines sur la nature de la conscience, la construction de la réalité et les limites de la connaissance empirique.









