Définition et étymologie
L’ātman (आत्मन् en devanagari) désigne dans la philosophie indienne le principe spirituel fondamental, généralement traduit par « Soi », « âme » ou « essence véritable » de l’être. Le terme dérive probablement de la racine sanskrite an (respirer) ou at (se mouvoir constamment), suggérant le souffle vital ou le principe animateur. Dans son usage le plus élémentaire, ātman fonctionne comme pronom réfléchi signifiant « soi-même », mais son acception philosophique le transforme en concept métaphysique majeur désignant le principe conscient éternel, immuable et transcendant qui constitue la réalité ultime de l’être individuel. L’ātman représente ainsi ce qui demeure identique à travers tous les changements de l’existence, la subjectivité pure au-delà des états mentaux transitoires et des identifications corporelles.
Émergence dans les Upaniṣads
Le concept philosophique d’ātman émerge véritablement dans les Upaniṣads (800-400 av. J.-C.), textes ésotériques constituant la section finale des Védas. Alors que les portions rituelles des Védas se concentrent sur les divinités externes et les sacrifices, les Upaniṣads opèrent un tournant intériorisant, cherchant le principe ultime non plus dans le cosmos extérieur mais au cœur même de la conscience subjective.
La Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad présente l’ātman comme « non ceci, non cela » (neti neti), indiquant sa nature transcendante par rapport à toute détermination conceptuelle. L’ātman n’est pas le corps, ni les sens, ni le mental, ni même l’intellect – il est le témoin immuable de tous ces phénomènes. La Chāndogya Upaniṣad enseigne que l’ātman est « plus subtil que le subtil, plus grand que le grand », présent au cœur de tout être vivant comme essence intime.
La Kaṭha Upaniṣad le décrit comme éternel, indestructible, exempt de naissance et de mort : « Jamais il ne naît ni ne meurt ; n’ayant pas été, il ne sera plus jamais ; non-né, permanent, éternel, primordial, il n’est pas tué quand le corps est tué. » Cette immortalité essentielle distingue radicalement l’ātman des aspects empiriques et transitoires de la personnalité.
L’identité ātman-Brahman
La contribution philosophique majeure des Upaniṣads réside dans l’affirmation de l’identité entre ātman (principe individuel) et Brahman (Absolu universel). Cette intuition révolutionnaire, résumée dans les « grandes sentences » (mahāvākyas) comme tat tvam asi (« tu es cela ») ou aham brahmāsmi (« je suis Brahman »), abolit la distinction ultime entre microcosme et macrocosme, entre sujet et Absolu.
Cette doctrine signifie que le Soi véritable de chaque être n’est pas une entité séparée mais l’Absolu lui-même se manifestant comme conscience individuelle. L’impression de séparation, d’être un ego limité et isolé, résulte de l’ignorance (avidyā) qui voile la nature réelle. La libération (mokṣa) consiste en la réalisation expérientielle de cette identité préexistante, non en l’acquisition d’un état nouveau mais en la reconnaissance de ce qui a toujours été.
Interprétations dans le Vedānta
Les écoles du Vedānta proposent des interprétations divergentes de la nature de l’ātman et de sa relation au Brahman, générant des positions métaphysiques distinctes.
L’Advaita Vedānta de Śaṅkara (VIIIe siècle) radicalise l’identité ātman-Brahman en affirmant un monisme absolu. L’ātman individuel (jīvātman) et le Brahman suprême (Paramātman) sont rigoureusement identiques ; leur distinction apparente résulte uniquement de la māyā (illusion cosmique) et des limitations adjectives (upādhi) comme le corps et le mental. Pour Śaṅkara, l’ātman représente la pure conscience (cit), existence (sat) et béatitude (ānanda) absolues, totalement indifférenciée. La multiplicité des ātmans individuels est illusoire ; seul existe l’unique Brahman-ātman.
Le Viśiṣṭādvaita de Rāmānuja (XIe siècle) propose une vision non-dualiste qualifiée. L’ātman individuel est réel, éternel et distinct des autres ātmans, mais demeure un mode ou attribut du Brahman, comparable au corps dont Brahman serait l’âme. Les ātmans jouissent d’une réalité substantielle propre tout en dépendant ontologiquement de Brahman. La libération ne dissout pas l’individualité mais réalise une communion consciente et bienheureuse avec le divin.
Le Dvaita de Madhva (XIIIe siècle) affirme un dualisme strict. L’ātman demeure éternellement distinct de Brahman (identifié à Viṣṇu). Même dans la libération, l’âme conserve son individualité séparée, jouissant de la vision béatifique de Dieu sans fusion identitaire. Madhva enseigne également une doctrine de hiérarchie essentielle (tāratamya) : les ātmans possèdent des capacités intrinsèquement différentes.
Le Sāṃkhya-Yoga
Le système Sāṃkhya propose une conception radicalement différente avec le puruṣa, équivalent fonctionnel de l’ātman. Contrairement au Vedānta moniste, le Sāṃkhya affirme une pluralité d’ātmans-puruṣas éternellement distincts, tous de même nature (pure conscience) mais numériquement multiples. Chaque être possède son propre puruṣa distinct de tous les autres. Cette pluralité des consciences individuelles s’accompagne d’un strict dualisme : le puruṣa s’oppose absolument à la prakṛti (nature matérielle), demeurant témoin immuable et inactif.
Le Yoga de Patañjali adopte cette métaphysique tout en y ajoutant Īśvara, puruṣa spécial éternellement libéré. La pratique yogique vise l’isolement (kaivalya) du puruṣa, sa reconnaissance comme distinct de toute manifestation matérielle-mentale.
La critique bouddhiste : anātman
Le bouddhisme élabore la critique philosophique la plus radicale du concept d’ātman à travers la doctrine du non-soi (anātman ou anattā). Le Buddha rejette l’existence de toute substance permanente, autonome et identique à elle-même, tant dans les phénomènes externes que dans ce qu’on appelle « soi ». L’être humain se réduit à cinq agrégats (skandhas) conditionnés et transitoires sans substrat permanent. L’impression d’un « moi » stable résulte d’une construction conceptuelle illusoire superposée au flux impermanent d’expériences.
Cette négation de l’ātman distingue fondamentalement le bouddhisme de l’hindouisme brahmanique et génère des implications sotériologiques majeures : si aucun soi substantiel n’existe, l’égocentrisme perd son fondement ontologique, facilitant la compassion universelle. Le nirvāṇa ne libère aucun ātman puisqu’aucun ātman n’existe à libérer ; il représente simplement la cessation du processus de construction identitaire et d’appropriation.
Implications philosophiques contemporaines
Le concept d’ātman soulève des questions philosophiques persistantes. Il anticipe certains débats contemporains en philosophie de l’esprit concernant la conscience, l’identité personnelle et le « hard problem » de la subjectivité. La distinction entre ātman (conscience pure) et modifications mentales empiriques préfigure les discussions sur la conscience phénoménale versus l’accès cognitif.
La doctrine de l’immortalité de l’ātman pose des problèmes logiques et épistémologiques : comment connaître ce qui transcende toute expérience ? Comment identifier numériquement un principe dépourvu de propriétés distinctives ? Ces tensions ont alimenté les controverses intra-indiennes et continuent d’interroger la possibilité même d’une métaphysique du sujet transcendantal.








