Définition et étymologie
Le Viśiṣṭādvaita (विशिष्टाद्वैत en devanagari) est une école philosophique et théologique majeure du Vedānta, l’une des six darśanas (systèmes philosophiques) orthodoxes de la pensée hindoue. Le terme sanskrit se décompose en viśiṣṭa (qualifié, déterminé, spécifié) et advaita (non-dualité, de a- privatif et dvaita, dualité), signifiant littéralement « non-dualisme qualifié » ou « monisme qualifié ». Cette appellation révèle d’emblée la position métaphysique distinctive de cette école : elle affirme une non-dualité tout en reconnaissant des qualifications ou distinctions réelles au sein de l’Absolu.
Position philosophique fondamentale
Le Viśiṣṭādvaita élabore une ontologie complexe qui cherche à maintenir simultanément l’unité ultime de la réalité et la réalité des distinctions internes à cette unité. Contrairement à l’Advaita Vedānta radical de Śaṅkara, qui considère le monde phénoménal et les âmes individuelles comme des illusions (māyā) masquant l’unique Brahman indifférencié, le Viśiṣṭādvaita affirme que Brahman constitue une unité organique comprenant en son sein trois réalités substantielles : le principe divin suprême (Īśvara), les âmes individuelles conscientes (cit) et la matière inconsciente (acit).
La métaphore centrale employée par cette école est celle du corps et de l’âme : les âmes individuelles et la matière forment le « corps » (śarīra) de Brahman, qui en est l' »âme » (śarīrin). Cette relation n’est pas accidentelle mais constitutive de la nature même du divin. Brahman n’existe jamais dans un état abstrait dépourvu de ces qualifications ; il est éternellement qualifié par ces réalités qui lui sont inhérentes sans pour autant compromettre son unité essentielle.
Ramanuja et le développement doctrinal
Le philosophe et théologien Rāmānuja (traditionnellement 1017-1137) représente la figure systématisatrice majeure du Viśiṣṭādvaita. Dans ses œuvres maîtresses, notamment le Śrībhāṣya (commentaire sur les Brahma-Sūtras) et la Gītābhāṣya (commentaire sur la Bhagavad-Gītā), Rāmānuja développe une critique rigoureuse du non-dualisme absolu de Śaṅkara. Il conteste particulièrement la notion selon laquelle le monde empirique serait illusoire et que la connaissance discriminante (jñāna) suffirait seule à la libération.
Pour Rāmānuja, la réalité du monde et des âmes individuelles découle nécessairement de leur relation ontologique au divin. Les âmes (jīva) sont réelles, éternelles et distinctes les unes des autres, bien qu’elles dépendent entièrement de Brahman pour leur existence et leur fonction. Cette dépendance n’annule pas leur réalité substantielle. De même, la matière (prakṛti) possède une existence réelle comme mode d’être du divin.
La théologie personnaliste
Le Viśiṣṭādvaita s’inscrit dans la tradition théiste viṣṇouite et identifie Brahman à Viṣṇu-Nārāyaṇa, compris comme Dieu personnel doté d’attributs auspicieux infinis (kalyāṇa-guṇas). Cette dimension personnaliste distingue radicalement cette école du monisme impersonnel śaṅkarien. Le divin possède une forme transcendante, exerce une volonté créatrice, et entretient une relation d’amour (bhakti) avec les âmes individuelles.
La voie de la libération (mokṣa) dans le Viśiṣṭādvaita ne consiste pas en une fusion indifférenciée avec l’Absolu, mais en une participation consciente et bienheureuse à la vie divine, où l’âme libérée conserve son identité individuelle tout en jouissant d’une communion intime avec Dieu. Cette libération s’obtient par la dévotion aimante (bhakti) plutôt que par la seule connaissance métaphysique, bien que la connaissance correcte de la nature de Brahman soit nécessaire.
Influence et postérité
Le Viśiṣṭādvaita a exercé une influence considérable sur le développement de la pensée védantique et de la spiritualité hindoue, particulièrement dans le sud de l’Inde. Il a inspiré de riches traditions dévotionnelles et liturgiques, notamment la tradition śrīvaiṣṇava. Sa tentative de concilier l’unité métaphysique de la réalité avec la pluralité expérientielle du monde a alimenté d’importants débats philosophiques avec les autres écoles védantiques, stimulant ainsi le raffinement des positions métaphysiques au sein de la pensée indienne classique.
Cette école représente une alternative majeure tant au dualisme strict du Sāṃkhya et du Dvaita Vedānta qu’au monisme absolu de l’Advaita, proposant une voie médiane sophistiquée qui cherche à honorer simultanément l’intuition de l’unité ultime de la réalité et l’évidence de la multiplicité phénoménale.









