Définition et étymologie
L’Advaita Vedānta (sanskrit : अद्वैत वेदान्त) désigne l’école du « non-dualisme absolu », la plus influente des interprétations du Vedānta, qui affirme l’identité ontologique stricte entre l’Ātman (le Soi individuel) et le Brahman (la réalité absolue), et la nature illusoire du monde phénoménal. Le terme se décompose en a-dvaita (« non-deux », « sans dualité ») et vedānta (« fin des Védas », désignant les Upanishads et leur interprétation philosophique). Cette dénomination souligne la thèse centrale : il n’existe ultimement qu’une seule réalité indivisible, le Brahman, et toute apparence de multiplicité, de distinction entre sujet et objet, entre soi et l’autre, relève de l’illusion ou de la superposition (adhyāsa).
L’Advaita représente la culmination d’une tendance moniste présente dans certaines Upanishads, systématisée et défendue avec une rigueur philosophique exceptionnelle par Ādi Śaṅkara au VIIIe siècle. Cette école s’oppose aux interprétations théistes et dualistes du Vedānta, tout en prétendant offrir la lecture la plus cohérente et fidèle des textes upanishadiques.
Principes métaphysiques fondamentaux
La doctrine advaitique repose sur une triple affirmation résumée par la formule : « Brahma satyam, jagan mithyā, jīvo brahmaiva nāparaḥ » (« Le Brahman seul est réel, le monde est illusoire, le jīva [l’âme individuelle] n’est rien d’autre que Brahman »).
Le Brahman constitue la réalité unique et absolue, décrite comme nirguna (sans qualités), nirvikalpa (sans différenciations internes), et nirvisesha (sans particularités). Il est sat-cit-ānanda (être-conscience-béatitude), termes qui ne désignent pas des attributs ajoutés à une substance, mais la nature même du Brahman. Ce dernier transcende toute détermination conceptuelle et ne peut être appréhendé par le mental discursif. Les Upanishads l’approchent par la via negativa « neti neti » (« ni ceci, ni cela »), indiquant que toute prédication positive limite nécessairement l’illimité.
L’Ātman, le Soi véritable présent en chaque être conscient, n’est pas différent du Brahman. Les grandes sentences upanishadiques (mahāvākya) proclament cette identité : « Tat tvam asi » (« Tu es cela »), « Aham brahmāsmi » (« Je suis Brahman »), « Ayam ātmā brahma » (« Ce Soi est Brahman »). L’Ātman n’est ni le corps, ni les sens, ni le mental, ni l’intellect, ni l’ego empirique (ahaṃkāra), mais la conscience pure (caitanya) qui demeure témoin immuable de tous les états changeants.
La māyā explique l’apparition du monde phénoménal multiple à partir de l’Un indifférencié. Ce concept complexe désigne le pouvoir cosmique de projection ou d’illusion par lequel le Brahman apparaît comme univers diversifié. Māyā n’est ni réelle (sat) ni irréelle (asat), mais indéfinissable (anirvacanīya). Elle fonctionne comme le pouvoir de superposition (adhyāsa) qui fait prendre une chose pour une autre, comme dans l’exemple classique du serpent illusoire superposé à une corde dans la pénombre. Le monde phénoménal possède ainsi une réalité pragmatique (vyāvahārika) dans l’état d’ignorance, mais s’évanouit comme illusion (mithyā) lors de la connaissance libératrice.
Śaṅkara et la systématisation advaitique
Ādi Śaṅkara (Śaṅkarācārya, 788-820 selon la chronologie traditionnelle) a systématisé l’Advaita en composant des commentaires (bhāṣya) majeurs sur les textes fondateurs du Vedānta : les principales Upanishads, la Bhagavad-Gītā et les Brahma-Sūtras de Bādarāyaṇa. Ces trois corpus constituent le prasthānatraya, la triple base canonique du Vedānta. Śaṅkara a également rédigé des traités indépendants comme le Vivekacūḍāmaṇi (« Le joyau de la discrimination ») et l’Ātmabodha (« La connaissance du Soi »).
Dans son commentaire sur les Brahma-Sūtras, Śaṅkara développe une herméneutique sophistiquée distinguant les passages upanishadiques selon qu’ils décrivent le Nirguna Brahman (Brahman sans qualités, la réalité ultime) ou le Saguna Brahman (Brahman avec qualités, l’Absolu envisagé comme créateur et seigneur personnel, Īśvara). Cette distinction permet d’intégrer les dimensions théistes des textes tout en maintenant la primauté du non-dualisme absolu : Īśvara appartient au niveau de la réalité conventionnelle et constitue la plus haute conception accessible dans l’ignorance métaphysique, mais doit être transcendé dans la réalisation non-duelle.
Les trois niveaux de réalité
L’Advaita distingue trois niveaux épistémologiques et ontologiques : le réel absolu (pāramārthika), le réel empirique (vyāvahārika), et l’irréel ou illusoire (prātibhāsika).
Le niveau pāramārthika désigne la réalité ultime, le Brahman seul, tel qu’il est en soi, indépendamment de toute perspective ou ignorance. Ce niveau constitue la vérité absolue accessible uniquement par la réalisation directe (aparokṣānubhūti).
Le niveau vyāvahārika correspond à la réalité empirique, le monde phénoménal tel qu’il apparaît dans l’expérience ordinaire régie par māyā. À ce niveau, les distinctions entre sujet et objet, les lois de causalité, le temps et l’espace, les actions et leurs fruits, possèdent une validité pragmatique. Le dharma, les rituels, la dévotion, le karma-yoga opèrent à ce niveau et préparent l’esprit à la connaissance supérieure.
Le niveau prātibhāsika englobe les illusions purement subjectives et les erreurs perceptives, comme le serpent superposé à la corde ou le mirage dans le désert. Ces erreurs sont corrigibles au sein même de l’expérience empirique.
La voie de la libération (jñāna-mārga)
Pour l’Advaita, la libération (moksha) ne résulte ni de l’action rituelle ni de la dévotion, mais exclusivement de la connaissance (jñāna) – une connaissance non pas intellectuelle mais expérientielle et transformative. L’ignorance métaphysique (avidyā) constitue la seule cause de l’enchaînement au saṃsāra. Cette ignorance consiste en l’identification erronée du Soi avec le corps-mental (anātma), créant le sentiment illusoire d’être un agent limité, souffrant et mortel.
La discrimination (viveka) entre l’Ātman éternel et l’anātma transitoire, cultivée par l’étude des Upanishads sous la guidance d’un maître réalisé (guru), le détachement (vairāgya) vis-à-vis des objets sensoriels, et la méditation profonde (nididhyāsana) sur les mahāvākya, conduisent à la réalisation directe : « Je suis Brahman. » Cette connaissance n’ajoute rien au Soi, qui a toujours été libre, mais dissipe l’ignorance comme la lumière dissipe l’obscurité.
Le « libéré vivant » (jīvanmukta) continue d’habiter un corps en raison du karma résiduel (prārabdha karma) qui doit s’épuiser, mais demeure établi dans la conscience non-duelle, transcendant les afflictions mentales. À la mort physique, il réalise le videhamukti, la libération incorporelle définitive, sans possibilité de renaissance.
Critiques et débats philosophiques
L’Advaita a fait face à des critiques sévères d’autres écoles védantiques. Rāmānuja (XIe-XIIe siècles), fondateur du Viśiṣṭādvaita, objecte que la doctrine de māyā est incohérente : si le Brahman seul existe, à quoi māyā appartient-elle ? Si elle appartient au Brahman, celui-ci ne peut être pure conscience ; si elle appartient au jīva, comment expliquer son origine avant que le jīva n’existe comme entité séparée ? Rāmānuja critique également l’idée que la connaissance seule puisse détruire le karma, arguant que l’action dévotionnelle demeure nécessaire.
Madhva (XIIIe siècle), défenseur du Dvaita (dualisme absolu), rejette radicalement l’identité Ātman-Brahman, affirmant que les mahāvākya doivent être interprétées métaphoriquement. Il considère l’Advaita comme un déguisement du bouddhisme (pracchanna-bauddha), accusation que Śaṅkara lui-même anticipait et réfutait.
Les écoles bouddhistes Mādhyamika et Yogācāra ont également engagé des débats avec l’Advaita sur la nature de la conscience et de l’illusion. Śaṅkara dut se défendre contre l’accusation de crypto-bouddhisme en insistant sur la réalité du Brahman-Ātman, contrairement à la vacuité (śūnyatā) bouddhiste.
Influence et portée philosophique
L’Advaita Vedānta a exercé une influence immense sur la pensée indienne et au-delà. Swami Vivekananda (XIXe siècle) l’a présenté en Occident comme l’essence de l’hindouisme. Des philosophes occidentaux comme Schopenhauer ont reconnu des affinités entre leur pensée et l’Advaita. Le concept d’une conscience pure comme réalité ultime résonne avec certaines approches phénoménologiques contemporaines et les études sur la conscience.
L’Advaita pose des questions philosophiques profondes : la conscience peut-elle exister sans objet ? La pluralité est-elle fondamentale ou dérivée ? L’identité personnelle est-elle ultimement réelle ou conventionnelle ? Sa doctrine continue d’inspirer tant les chercheurs académiques que les pratiquants spirituels, offrant une vision radicale où la libération consiste non en l’acquisition de quelque chose de nouveau, mais en la reconnaissance de ce qui a toujours été : notre nature véritable comme conscience infinie et béatitude absolue.








