Parler du temps, de la santé, demander « comment ça va » pour s’entendre répondre « ça va »… Ces conversations futiles semblent vides. Pourtant, elles sont le ciment de nos sociétés. Explorons la fonction cachée du « small talk », ce rituel social qui, sous son apparente banalité, gère nos relations et maintient le lien.
Deux personnes pénètrent dans un ascenseur. Elles évitent de se regarder, fixant les chiffres qui défilent ou scrutant les boutons d’un air absorbé, chacune ressentant inconsciemment la présence muette de l’autre comme une agression possible. Mais l’ascenseur est plus lent qu’elles ne l’imaginaient. L’une d’elles dit soudain : « Il fait beau aujourd’hui, enfin ». L’autre acquiesce : « Oui, il était temps ».
La tension se dissipe, un lien minimal est créé. Rien d’objectif n’a été échangé ; la météo était connue des deux. Pourtant, un acte social fondamental vient de se produire.
Cette scène banale illustre le rôle majeur de la conversation futile. Nous y consacrons une part importante de notre temps de parole, tout en la jugeant vide de sens et parfois même hypocrite. Pourquoi un tel effort pour ne rien dire ? Si ces échanges ne transfèrent pas d’information, quel est leur but ? Le silence n’est-il pas plus confortable ?
En réalité, le bavardage ordinaire, loin d’être un défaut ou un artefact de la communication, pourrait en être une dimension constitutive.
La communication phatique
L’anthropologue Bronisław Malinowski fut l’un des premiers à théoriser cette fonction en 1923. Observant les habitants des îles Trobriand, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, il nota que de nombreuses paroles n’avaient pas pour but de communiquer des idées, mais simplement de créer des liens. Il nomma cela la « communion phatique ». C’est un usage du langage où l’acte de parler est lui-même le message.
L’exemple le plus simple est « Allô ? » au téléphone. Cet énoncé ne transmet aucune donnée de sens, il signifie simplement : « j’écoute, vous pouvez me parler ».
Le bavardage, ou « small talk », consacré à la météo ou à notre santé, appartient à la même catégorie. Demander « Comment ça va ? » n’est généralement pas une invitation à un diagnostic médical, mais un rituel d’apaisement. Il signale à l’autre qu’il est reconnu et que nos intentions sont amicales. Le sens n’est pas informationnel : répondre à « Comment ça va ? » par une série de détails sur les maux de ventre ou la difficulté à dormir représente un faux-pas social.
Cette fonction rituelle constitue donc une gestion de l’incertitude face à l’autre. L’être humain, en tant qu’animal social, trouve le silence prolongé d’un autre que soi menaçant, particulièrement si cet autre est un inconnu. Ce malaise n’est pas irrationnel : dans notre histoire évolutive, un silence soutenu pouvait signaler une intention hostile ou une rupture des normes de réciprocité. Le silence laisse planer l’ambiguïté sur les intentions d’autrui, créant une tension cognitive difficile à supporter. Le grognement n’est pas la seule façon de produire une menace : le langage le dit bien avec l’expression « silence hostile ». Si vous demandez « comment ça va » à une personne et que cette dernière ne vous répond pas, vous pouvez en conclure que ses intentions ne sont pas amicales.
Parler de futilités est à la fois le moyen d’interroger l’autre sur ses intentions et le moyen de désamorcer une menace éventuelle. C’est en effet un signal qui indique : « Je ne suis pas un ennemi, je respecte les codes, je suis prévisible ». Le choix même du sujet – la météo, la circulation – est stratégique : ce sont des thèmes neutres, sans enjeu conflictuel, qui ne révèlent rien de compromettant. La conversation sert ainsi de sas de décompression, un prélude qui établit un minimum de confiance avant d’aborder des sujets plus fonctionnels ou personnels. Elle transforme l’étranger potentiellement dangereux en un interlocuteur socialement lisible. Dans les termes de la pragmatique (Austin, Searle), ces énoncés accomplissent des actes : ouvrir et maintenir le canal, protéger la « face » (Goffman) et cadrer l’interaction.
La conversation substantielle est-elle nécessaire ?
Une soirée entière consacrée aux banalités météorologiques et aux questions sur le travail serait peu satisfaisante. Pourquoi ? Parce que l’être humain a besoin de ce que le philosophe Martin Buber appelait une relation « Je-Tu » plutôt que « Je-Cela » : une rencontre où l’autre n’est pas un simple objet de politesse, mais une présence authentique.
La conversation substantielle se distingue du « small talk » par trois caractéristiques : elle implique une révélation de soi (partager des opinions, des doutes, des expériences personnelles), elle explore des questions ouvertes plutôt que des réponses convenues (qu’est-ce qui donne sens à ta vie ? qu’est-ce qui te fait peur ?), et elle suppose une forme de vulnérabilité mutuelle. Les psychologues Altman et Taylor décrivent ce processus comme une « pénétration sociale » progressive : on passe des couches superficielles de la personnalité (goûts, loisirs) vers les strates profondes (valeurs, aspirations, peurs existentielles).
Le bien-être subjectif est corrélé au caractère plus substantiel des conversations. Les travaux de Matthias Mehl (2010) montrent que les personnes heureux·ses ont, en moyenne, davantage de conversations profondes que les personnes malheureuses. Ce n’est pas que le « small talk » rende malheureux : il est préférable à l’isolement. Mais il ne suffit pas. L’humain cherche ce qu’Axel Honneth nomme une « reconnaissance » : être vu non comme une fonction sociale interchangeable, mais comme une individualité singulière.
Pourtant, il est difficile de passer directement à une conversation profonde avec un inconnu, ou même un membre de la famille que l’on n’a pas vu depuis un certain temps. Parler de sujets profonds sans autre forme de procès peut être considéré comme brutal, inconvenant ou mal élevé. Le bavardage anodin, que certains qualifient de « banalités d’usage », joue donc aussi un rôle nécessaire de préparation à la conversation.
Les vendeurs chevronnés le savent bien, qui mettent en confiance leurs interlocuteurs en leur parlant de banalités. Sans une telle approche, la vente est plus difficile. L’être humain n’est pas seulement orienté vers l’efficacité : il est orienté vers le rôle social, car c’est un animal de groupe. Comme le loup, l’homme a besoin de sa horde et il fait tout pour préserver son appartenance à cette horde. C’est pourquoi l’acheteur peut se laisser séduire par un discours habile qui l’aura aidé à préserver son image d’appartenance au groupe — tout en le laissant avec un objet qui n’est pas nécessairement celui qu’il aurait choisi s’il avait exercé un choix analytique et logique.
Un universel besoin de lien social
Le philosophe Ludwig Wittgenstein offre un cadre pour comprendre la signification du bavardage. Dans ses Recherches philosophiques, il propose la notion de « jeux de langage ». Selon lui, le sens d’un mot n’est pas fixe ; il dépend de son usage dans un contexte donné. Une phrase n’est pas seulement une description, elle est aussi un outil pour faire quelque chose.
Considérer que la phrase « Il fait beau » est vide de sens parce que l’information est évidente, c’est confondre les règles du jeu. C’est utiliser celles de l’information (le bulletin météo) pour juger celles du lien social, qui vise l’affirmation de la co-présence.
Un épouillage vocal
L’anthropologue Robin Dunbar propose une explication liée à l’évolution. Chez les primates, le « grooming » (épouillage mutuel) est l’activité principale de création et de maintien des alliances. Cette activité libère des endorphines et solidifie la confiance par le contact physique prolongé. Les singes consacrent jusqu’à 20 % de leur temps éveillé à cette pratique. Mais elle présente une limite : on ne peut épouiller qu’un individu à la fois.
Dunbar suggère que, lorsque les groupes humains ont dépassé une certaine taille — il estime à environ 150 le nombre de relations stables qu’un cerveau humain peut gérer — l’épouillage physique est devenu insuffisant, voire impossible. Le langage, et spécifiquement le bavardage, aurait alors pris le relais. Parler de futilités serait une forme « d’épouillage vocal » : un moyen d’entretenir de bonnes relations avec un plus grand nombre de personnes simultanément, sans l’exclusivité du contact physique. Il s’agit toutefois d’une hypothèse évolutionniste discutée : plausible, mais non unanimement établie.
Cette hypothèse expliquerait pourquoi le contenu du bavardage importe peu : comme l’épouillage, c’est l’acte lui-même qui compte, c’est-à-dire le temps accordé à l’autre, l’attention partagée. Le langage aurait ainsi évolué moins pour transmettre des informations que pour gérer nos réseaux sociaux élargis.
L’échange futile n’est donc pas un exemple de langage vide de sens, mais du langage au travail dans ce qu’il a de lien social. Son objet n’est pas le monde, mais la relation elle-même.
Bavarder ou dire du mal des autres ?
La conversation ordinaire peut glisser aisément du bavardage de convenance (météo, santé, circonstances banales) au bavardage évoquant une autre personne absente. Cette transition est souvent insensible : on commence par évoquer le temps qu’il fait, on enchaîne sur le retard d’un collègue, puis sur ses habitudes. Le terrain change, mais pas le ton.
La Rochefoucauld l’avait noté avec cynisme : « Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui ». La médisance n’est pas une vertu, pourtant elle nous procure une satisfaction. Pourquoi aime-t-on dire du mal d’une autre personne ?
Le rehaussement de soi par comparaison
La psychologie sociale a mis en place la « théorie de la comparaison sociale descendante » (Wills, 1981). L’idée, c’est que nous évaluons notre propre valeur en nous comparant aux autres. Lorsque nous soulignons les défauts d’autrui — sa vanité, son incompétence, ses erreurs morales — nous nous rehaussons implicitement. Cette stratégie psychologique est particulièrement active lorsque notre estime de soi est menacée. Les études montrent que les personnes qui viennent de subir un échec ou une humiliation sont significativement plus enclines à critiquer les autres. C’est un mécanisme de restauration de l’ego : puisque je ne peux pas monter, je fais descendre les autres.
Nietzsche a analysé ce phénomène sous l’angle du ressentiment : l’impuissant ne pouvant s’élever, il dévalue ceux qui sont au-dessus de lui. « Le faible se venge en jugeant » — il transforme son incapacité en vertu morale et condamne les forts. La critique devient ainsi une arme des dominés.
Une fonction sociale : police informelle et maintien des normes
Mais la critique remplit aussi une fonction collective essentielle : la régulation des comportements. L’anthropologue Christopher Boehm (par ex. Hierarchy in the Forest) explique que, dans des sociétés de chasseurs-cueilleurs relativement égalitaires, en l’absence d’institutions, la médisance peut agir comme outil de contrôle social. Parler d’un individu dans son dos, pointer ses défauts, c’est l’exposer par la réputation. Or l’exclusion réputationnelle est un châtiment puissant pour un animal social tel que l’être humain.
La critique collective fonctionne donc comme un système immunitaire social : elle identifie et isole les déviants, les tricheurs, ceux qui violent les normes du groupe. C’est ce que le sociologue Norbert Elias qualifie de « contrôle social diffus ». Lorsque nous disons du mal d’un collègue arriviste qui écrase les autres, nous ne faisons pas que nous rehausser : nous signalons un danger au groupe et réaffirmons la norme des comportements corrects. Des travaux récents parlent même de prosocial gossip (Feinberg et al., 2012) : dénoncer les tricheurs pour protéger la coopération.
L’échange d’informations
Robin Dunbar et d’autres anthropologues évolutionnistes suggèrent que notre appétit pour le bavardage médisant est une adaptation. Dans des groupes où la coopération est vitale, repérer les tricheurs ou les mauvais éléments est important. Ces bavardages permettent de partager l’information sur la fiabilité d’autrui. Cela favorise la coopération stable : seuls ceux dont la réputation est bonne sont intégrés aux échanges. La critique joue ici un rôle de renseignement social stratégique. Et si parler de soi active fortement les circuits de récompense (Tamir & Mitchell, 2012), parler d’autrui participe aussi à la régulation des attentes et des normes au sein du groupe.
Il faut noter que le « dire du mal » concerne principalement des violations de normes : infidélités, mensonges, hypocrisies, injustices. Parler de celui qui a transgressé joue également un rôle instructif de renforcement des normes, qui nous apprend ou nous confirme où sont les limites acceptables socialement. Cela nous permet de nous positionner.
L’ambivalence morale : critique légitime ou venin ?
Reste l’épineuse question morale. Toute critique n’est pas médisance toxique. Aristote distingue le jugement moral légitime — identifier un vice pour le corriger ou s’en protéger — du bavardage malveillant qui vise à détruire gratuitement la réputation d’autrui.
La frontière est floue. Quand critiquons-nous pour défendre une norme juste, et quand le faisons-nous par jalousie, par ressentiment, par plaisir de nuire ? Une éthique minimale aide : intention (protéger, informer), vérité (vérifiable), proportion (ne pas généraliser), nécessité (l’audience a-t-elle besoin de savoir ?), et acceptation d’un droit de réponse.
Une méfiance ancrée dans la tradition
La tradition philosophique occidentale s’est méfiée du bavardage depuis l’Antiquité. Plutarque, dans son traité De la garrulité (De Garrulitate), décrit le bavard comme quelqu’un atteint d’un « mal dont la cure est difficile » : il parle compulsivement, incapable de retenir sa langue, transformant toute information en matière à répandre.
La Bruyère reprendra cette idée dans Les Caractères, dépeignant le bavard comme un être épuisant qui s’écoute parler et empêche toute véritable écoute. Le bavardage devient une parole qui occupe l’espace sonore sans rien construire.
Aristote, tout en fondant son éthique sur l’amitié (philia) comme vertu cardinale, identifie dans le bavardage malveillant une grave faiblesse morale. Dans l’Éthique à Nicomaque, il distingue trois types d’amitiés : celle fondée sur l’utilité, celle fondée sur le plaisir, et celle, supérieure, fondée sur la vertu. Seule cette dernière, dit-il, est « à l’épreuve de la calomnie ». Pourquoi ? Parce qu’elle repose sur une connaissance profonde et une confiance mutuelle que les rumeurs ne peuvent ébranler.
En revanche, les amitiés instrumentales ou hédonistes sont vulnérables au bavardage. Celui-ci érode la confiance, socle de toute communauté stable. Pour Aristote, le bavard qui colporte des ragots démontre son manque de sophrosynè (tempérance) et trahit l’esprit de la philia. Le bavardage devient ainsi le signe de ces amitiés inférieures : un passe-temps trivial au mieux, une arme de destruction sociale au pire.
Le retournement sociologique
Erving Goffman, dans Les Rites d’interaction, analyse toute conversation comme une interaction rituelle où les participants gèrent constamment leur apparence, l’image sociale qu’ils projettent, et respectent pour cela des contraintes rituelles. Le bavardage est pour lui un mécanisme social ; c’est un outil de cartographie sociale indispensable.
L’anthropologue Max Gluckman va jusqu’à affirmer que le bavardage est « une des institutions sociales les plus importantes ». Il note que les groupes qui ne bavardent pas ensemble se désintègrent, car ils n’ont plus de mécanisme informel pour réguler les comportements et maintenir une culture commune.
Variations et limites
Les formes du small talk varient selon les cultures : rituels d’accueil formalisés au Japon, tolérance moindre au bavardage dans certaines cultures à communication directe, etc. Et pour certaines personnes — par exemple des profils neurodivergents ou sujets à l’anxiété sociale — ces échanges peuvent être coûteux, voire épuisants : le reconnaître évite d’ériger une norme unique du “bon” comportement conversationnel.
Le pouvoir du bavardage
Dans la Grèce antique, les femmes, exclues des tribunaux, utilisaient le bavardage comme fondement de la rumeur pour détruire la réputation d’ennemis masculins. Cette fonction de justice informelle ou de gestion de la réputation par la base reste vraie aujourd’hui : la parole informelle circule facilement sur les réseaux sociaux pour avertir d’un danger que les institutions ignorent. Reste que la puissance du bavardage impose d’autant plus l’éthique évoquée plus haut.
Futile ou utile ?
Revenons à l’ascenseur. L’échange sur la météo n’était pas futile. C’était simplement, selon les termes de Goffman, un « coup d’envoi rituel ». Il a transformé un silence potentiellement hostile en un espace social partagé où le potentiel d’animosité disparaît.
Le bavardage futile est donc une assurance constante que le lien demeure. L’échange phatique de « banalités d’usage » est profondément humain, car c’est au fond une simple reconnaissance mutuelle : « Je suis ici, et toi aussi, et je ne te veux que du bien ».
Pour aller plus loin
- Bronislaw Malinowski, Trois essais sur la vie sociale des primitifs, Payot
- Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne 1 : La présentation de soi, Editions de Minuit
- Robin Dunbar, Amitiés: La nature et l’impact de nos relations les plus importantes, Markus Haller
- Plutarque, Sur le bavardage, (livre numérique)
- Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Gallimard
- Aristote, Éthique de Nicomaque, GF










