INFOS-CLÉS | |
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| Nom d’origine | Πύρρων ὁ Ἠλεῖος (Pýrrōn ho Ēleîos) |
| Nom anglais | Pyrrho of Elis |
| Origine | Grèce (Élis) |
| Importance | ★★★★ |
| Courants | Scepticisme (Pyrrhonisme) |
| Thèmes | Épochè, Ataraxie, Aphasie, Suspension du jugement |
En raccourci
Né vers 360 av. J.-C. à Élis, dans le Péloponnèse, Pyrrhon mène d’abord une vie d’artiste peintre. Sa trajectoire bascule lorsqu’il suit l’expédition d’Alexandre le Grand en Asie. Ce voyage, qui dure plusieurs années, le met en contact direct avec les gymnosophistes indiens et les mages perses. Il observe leurs pratiques ascétiques, leur indifférence à la douleur et leur profond détachement des choses matérielles. Cette expérience le transforme radicalement.
De retour en Grèce, il adopte un mode de vie d’une simplicité extrême, détaché des conventions sociales. Il fonde alors une école de pensée qui ne repose sur aucun texte. Pyrrhon n’écrit rien. Son enseignement est oral et se concentre sur une idée centrale : la nature réelle des choses est inaccessible à la connaissance humaine. Nous ne saisissons que les apparences. Toute affirmation dogmatique est donc illusoire.
Face à cette incertitude fondamentale, le sage doit pratiquer l’épochè, la suspension du jugement. Il ne doit ni affirmer ni nier. Cette suspension mène à l’aphasie, le silence sur la nature véritable des choses. Le résultat ultime de cette attitude est l’ataraxie, l’absence de troubles et la paix intérieure. En cessant de désirer une vérité impossible à atteindre, l’esprit trouve le repos. Pyrrhon meurt vers 270 av. J.-C., honoré par ses concitoyens d’Élis comme un sage.
Origines et le défi des sources
La figure de Pyrrhon d’Élis est l’une des plus singulières et des plus insaisissables de la philosophie antique. Il inaugure une tradition de pensée, le scepticisme, qui aura une influence durable sur la pensée occidentale. Pourtant, l’homme lui-même demeure entouré de mystère.
Un peintre à Élis
Pyrrhon naît à Élis, une cité grecque du Péloponnèse, vers 360 av. J.-C. Son milieu d’origine est modeste. Les sources, notamment Diogène Laërce dans ses Vies et doctrines des philosophes illustres, rapportent qu’il commence sa carrière comme peintre. Cette première activité artistique est parfois interprétée comme un signe précoce de son intérêt pour les apparences et la distinction entre l’illusion et la réalité. Les traces de cette période sont cependant faibles.
La Grèce de son temps est en pleine mutation. L’hégémonie macédonienne s’impose et les cités-États traditionnelles perdent leur autonomie politique. Ce climat d’instabilité politique et de remise en question des valeurs établies favorise l’émergence de nouvelles philosophies. Celles-ci, comme le stoïcisme ou l’épicurisme, se concentrent davantage sur l’éthique individuelle et la recherche du bonheur intérieur que sur la construction de grands systèmes métaphysiques.
L’énigme d’une pensée sans écrits
Comprendre Pyrrhon pose un défi méthodologique majeur. À l’instar de Socrate, il n’a absolument rien écrit. Sa philosophie était une pratique de vie, une attitude transmise oralement à un cercle de disciples. Cette absence d’écrits est cohérente avec sa pensée même : pourquoi fixer des doctrines quand on professe l’impossibilité d’atteindre une certitude?
Notre connaissance de Pyrrhon est donc entièrement indirecte. Elle provient principalement des fragments de son disciple, Timon de Phlionte, un poète satirique qui a mis en scène son maître. S’ajoutent à cela les témoignages plus tardifs de Diogène Laërce et, surtout, de Sextus Empiricus, médecin et philosophe sceptique qui, plusieurs siècles plus tard, a systématisé la pensée pyrrhonienne. Ces sources sont précieuses mais doivent être lues avec précaution. Elles filtrent, interprètent et peut-être même reconstruisent la posture originelle du sage d’Élis.
Le tournant de l’Asie
L’événement décisif de la vie de Pyrrhon est sans conteste son voyage en Orient. Il quitte la Grèce en suivant, en compagnie de son maître Anaxarque d’Abdère, l’extraordinaire expédition militaire d’Alexandre le Grand. Cette aventure le mène jusqu’aux confins de l’Empire perse et aux portes de l’Inde, entre 334 et 323 av. J.-C.
Dans le sillage d’Alexandre
Ce voyage n’est pas seulement militaire ; c’est un choc culturel et intellectuel sans précédent. Alexandre emmène avec lui des savants, des historiens et des philosophes. Pyrrhon se trouve plongé au cœur d’un monde radicalement différent, exposé à des coutumes et des croyances qui bouleversent le cadre de la pensée grecque.
Il observe la relativité des lois et des mœurs. Ce qui est considéré comme juste ou pieux en un lieu est tenu pour barbare en un autre. Cette confrontation directe avec l’altérité sape les fondements d’une vérité universelle évidente. L’expérience du voyage devient une expérience philosophique.
La rencontre des « Sages Nus »
Le moment le plus marquant de ce périple est la rencontre avec les « gymnosophistes ». Ce terme grec désigne les ascètes indiens, des sages « nus » qui vivent dans un dénuement complet, indifférents aux biens matériels, à la douleur et à la mort. Pyrrhon observe leurs pratiques. Il est fasciné par leur sérénité et leur capacité à atteindre une tranquillité apparente face aux aléas de l’existence.
Les sources antiques mentionnent aussi des contacts avec les mages perses. De ces rencontres, Pyrrhon tire une conviction. Le bonheur ne réside pas dans la connaissance du monde, un objectif que les Grecs poursuivaient avec acharnement, mais dans une certaine attitude de l’âme. L’ataraxie, la tranquillité ou l’impassibilité, lui apparaît comme le souverain bien. Il voit chez ces sages orientaux la preuve vivante qu’il est possible de vivre heureux sans s’agripper à des certitudes dogmatiques.
La naissance du scepticisme
Transformé par son voyage, Pyrrhon rentre en Grèce après la mort d’Alexandre. Il s’installe dans sa ville natale d’Élis et mène une vie retirée, conforme aux principes qu’il a entrevus en Orient. Il est entouré de disciples, mais ne fonde pas une école au sens institutionnel du terme.
Le sage indifférent
Son retour marque le début de son enseignement philosophique. Il ne s’agit pas d’un cours magistral, mais d’un exemple vécu. Pyrrhon incarne le détachement. Il vit modestement, exerçant, dit-on, des tâches ménagères sans souci des convenances, et manifestant en toute circonstance une égalité d’humeur.
De nombreuses anecdotes, probablement exagérées par ses successeurs pour illustrer la force de sa doctrine, circulent à son sujet. On raconte qu’il ne se détournait pas de son chemin, qu’un chariot lui fonce dessus ou qu’il tombe dans un trou. On dit aussi qu’il aurait continué une discussion philosophique alors que son interlocuteur, Anaxarque, était tombé dans un marécage, sans lui porter secours. Ces récits, sans doute apocryphes, visent à dépeindre le sage pyrrhonien comme un être parvenu à une indifférence absolue (l’adiaphora) face aux événements extérieurs.
Cette indifférence ne doit pas être comprise comme une insensibilité. Elle est le résultat d’une discipline intellectuelle. Pyrrhon est honoré par ses concitoyens, qui le nomment grand prêtre et l’exemptent d’impôts. Cela montre que son attitude n’était pas perçue comme asociale, mais comme une forme de sagesse supérieure.
La suspension du jugement (Épochè)
Le cœur de la démarche pyrrhonienne n’est pas une théorie, mais une méthode. Pyrrhon part d’une observation simple. Sur n’importe quel sujet, il est possible de trouver des arguments contradictoires et d’égale force persuasive. Aux philosophes dogmatiques qui affirment des vérités contraires sur la nature du monde, Pyrrhon oppose la suspension du jugement (épochè).
Puisque nous ne pouvons pas trancher, le sage doit refuser de donner son assentiment. Il ne dit pas « la chose est » ou « la chose n’est pas ». Il dit « il m’apparaît qu’elle est » ou « il se peut qu’elle soit ».
La pensée pyrrhonienne constitue ainsi une critique radicale de la prétention de la raison à saisir l’essence des choses. Nous n’avons accès qu’aux phénomènes, aux apparences, jamais à la réalité sous-jacente.
Le chemin vers l’Ataraxie
Cette épochè n’est pas une fin en soi. Elle est l’outil thérapeutique pour atteindre le véritable objectif : l’ataraxie. L’agitation et la souffrance humaines proviennent, selon Pyrrhon, de nos opinions et de nos jugements. Nous sommes troublés parce que nous croyons à tort que certaines choses sont bonnes et d’autres mauvaises. Nous désirons les unes et fuyons les autres.
En suspendant son jugement, le sage cesse de donner de la valeur aux choses. Il comprend qu’elles sont indifférentes (adiaphora). Ni bonnes ni mauvaises en soi, elles n’ont que l’importance que nous leur accordons. Le détachement intellectuel entraîne un détachement émotionnel.
L’épochè conduit ainsi à l’aphasia, l’absence d’affirmation. De l’aphasia découle l’ataraxia, l’absence de trouble. Le sceptique pyrrhonien n’est pas paralysé. Il continue de vivre, mais il le fait en suivant les apparences, les coutumes et les besoins naturels, sans y attacher de valeur de vérité. Il vit « sans opinion » (adoxastôs), libéré de l’angoisse de la vérité et de la peur de l’erreur.
Héritage et postérité
L’influence de Pyrrhon fut à la fois immédiate et différée. Sa posture radicale a marqué ses contemporains, mais la nature même de sa philosophie, hostile à toute systématisation écrite, a rendu sa transmission complexe.
Timon de Phlionte, l’héritier
Son disciple le plus célèbre, Timon de Phlionte, a joué un rôle essentiel dans la diffusion de ses idées. Dans ses Silloï, des poèmes satiriques, Timon tourne en dérision les prétentions des philosophes dogmatiques et loue la sagesse de son maître. C’est en grande partie grâce aux fragments de Timon que nous avons une idée de l’enseignement oral de Pyrrhon.
Après Timon, le scepticisme pyrrhonien semble s’éteindre en tant qu’école constituée. L’Académie platonicienne, sous Arcésilas et Carnéade, adoptera certes une posture sceptique, mais elle diffère du pyrrhonisme. L’Académie utilise le doute comme un outil critique pour réfuter les autres, tandis que Pyrrhon le voit comme un chemin thérapeutique vers la paix intérieure.
La renaissance pyrrhonienne
La pensée de Pyrrhon connaît une renaissance spectaculaire bien plus tard. Au premier siècle avant notre ère, Énésidème réactive la tradition pyrrhonienne en opposition au scepticisme académique. Plus tard, au IIᵉ siècle de notre ère, Sextus Empiricus compile et organise l’ensemble de l’argumentaire sceptique dans des ouvrages, dont les Esquisses pyrrhoniennes, qui deviendront la référence principale du scepticisme antique.
C’est par Sextus que la pensée de Pyrrhon traverse les siècles. Redécouverts à la Renaissance, ses écrits auront un impact majeur sur la pensée moderne. Montaigne, Descartes, Hume ou encore Bayle dialogueront tous, chacun à leur manière, avec l’héritage de Pyrrhon.
Pyrrhon d’Élis introduit une posture radicalement nouvelle dans la philosophie grecque. Il n’offre pas un nouveau système du monde. Il propose un chemin de libération par le doute. En détachant le bonheur de la possession d’une vérité dogmatique, il place la quête philosophique sur le terrain de la pratique existentielle. Son héritage, bien que diffus et souvent paradoxal, interroge la prétention de la raison à saisir le réel. Il fonde une tradition qui traverse les siècles, questionnant les fondements mêmes de la certitude.










