INFOS-CLÉS | |
|---|---|
| Origine | Allemagne (Breslau, Silésie) |
| Importance | ★★★★ |
| Courants | Néokantisme, École de Marbourg, Idéalisme philosophique |
| Thèmes | Formes symboliques, anthropologie philosophique, philosophie de la culture, épistémologie des sciences |
Ernst Cassirer compte parmi les derniers grands représentants de l’idéalisme allemand et s’impose comme l’un des penseurs les plus systématiques du vingtième siècle.
En raccourci
Né à Breslau en 1874 dans une famille juive cultivée, Ernst Cassirer se forme au néokantisme de l’École de Marbourg auprès d’Hermann Cohen et Paul Natorp. Sa trajectoire intellectuelle le conduit d’une épistémologie des sciences exactes vers une philosophie générale de la culture.
Entre 1919 et 1933, il enseigne à l’université de Hambourg où il développe son œuvre maîtresse : la Philosophie des formes symboliques (1923–1929). Cette anthropologie philosophique analyse l’homme comme « animal symbolique » qui construit sa réalité à travers le mythe, le langage, l’art et la science.
Sa rencontre avec la bibliothèque d’Aby Warburg enrichit profondément sa pensée. En 1929, le débat de Davos l’oppose à Martin Heidegger sur l’interprétation de Kant et la nature de l’humanité. Contraint à l’exil dès 1933, il enseigne successivement à Oxford, Göteborg et dans deux universités américaines.
Cassirer défend l’universalité de la raison et des valeurs des Lumières contre la montée des mythes politiques totalitaires. Sa dernière œuvre, Le Mythe de l’État (posthume, 1946), analyse les mécanismes par lesquels le mythe peut détruire la rationalité démocratique. Il meurt à New York en avril 1945, quelques jours après la mort de Roosevelt.
Origines familiales et formation initiale
Une famille de la bourgeoisie juive allemande
Né le 28 juillet 1874 à Breslau en Silésie prussienne (actuelle Wrocław en Pologne), Ernst Alfred Cassirer grandit dans une famille juive prospère et cultivée. Son père dirige une entreprise de négoce, assurant une aisance matérielle qui favorise l’instruction et l’ouverture intellectuelle. L’environnement familial valorise l’éducation et la tradition des Lumières allemandes, marquant durablement la formation du jeune homme. Breslau, ville universitaire importante de l’Empire allemand, offre un cadre propice aux études.
Au Johannesgymnasium de Breslau, le jeune homme reçoit une formation humaniste classique associant langues anciennes, littérature et sciences. Cette éducation équilibrée entre culture classique et modernité scientifique préfigure sa méthode philosophique ultérieure. Dès l’adolescence, il manifeste un intérêt marqué pour les questions philosophiques et une capacité remarquable d’analyse conceptuelle.
Itinéraire universitaire et découverte de la philosophie critique
Suivant un parcours d’études caractéristique des intellectuels allemands de son temps, Cassirer s’inscrit d’abord en droit à l’université de Berlin en 1892. Cette orientation initiale ne correspond guère à ses aspirations profondes. Rapidement, il se tourne vers la philosophie, la philologie germanique et l’histoire littéraire, étudiant successivement à Leipzig, Heidelberg, Munich et Berlin.
À Berlin, la rencontre avec Georg Simmel en 1894 constitue un tournant décisif. Les cours de Simmel sur Kant ouvrent à Cassirer les horizons de la philosophie critique. Pour comprendre pleinement la pensée kantienne, le jeune étudiant entreprend d’approfondir ses connaissances en mathématiques, physique et biologie. Cette exigence de rigueur scientifique caractérisera toute son œuvre philosophique.
En 1896, Cassirer rejoint l’université de Marbourg où il devient l’élève d’Hermann Cohen et de Paul Natorp, figures majeures du néokantisme. L’École de Marbourg propose une lecture originale de Kant centrée sur l’épistémologie et la logique transcendantale. Cohen développe une philosophie critique des sciences qui cherche à fonder la connaissance scientifique sur des principes a priori. Cette approche séduit Cassirer qui y trouve les outils conceptuels nécessaires à sa propre réflexion.
Premiers travaux doctoraux
Sous la direction de Cohen, Cassirer soutient en 1899 sa thèse de doctorat intitulée Descartes’ Kritik der mathematischen und naturwissenschaftlichen Erkenntnis (La Critique cartésienne de la connaissance mathématique et naturelle). Ce travail examine comment Descartes établit les fondements de la science moderne à partir d’une analyse rationnelle de la méthode mathématique. L’étude attentive du cartésianisme permet à Cassirer d’éclairer les rapports entre mathématiques, physique et métaphysique à l’aube de l’ère moderne.
Durant ces années marbourgeoises, le jeune philosophe assimile les principes fondamentaux du néokantisme : primauté de la méthode transcendantale, analyse des conditions de possibilité de la connaissance scientifique, refus de la métaphysique dogmatique. Ces orientations structurent durablement sa pensée.
Maturation intellectuelle et carrière académique
Les années berlinoises
Revenu à Berlin en 1902, Cassirer épouse sa cousine Toni Bondy, avec qui il aura trois enfants. Sa vie familiale stable lui offre les conditions favorables à un travail philosophique exigeant. Entre 1902 et 1906, il poursuit ses recherches en épistémologie et en histoire de la philosophie. Un ouvrage sur Leibniz, publié en 1902, lui vaut une reconnaissance académique précoce.
En 1906, Cassirer obtient son habilitation à l’université de Berlin avec une thèse consacrée au Problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes. Ce travail monumental, dont le premier volume paraît la même année, constitue une somme d’histoire de l’épistémologie de la Renaissance au dix-neuvième siècle. Cassirer y analyse l’émergence de la science moderne comme processus intellectuel autonome fondé sur la raison mathématique. Les deuxième et troisième volumes suivent en 1907 et 1920, complétant cette vaste fresque historique.
Nommé Privatdozent à Berlin, le philosophe occupe pendant treize ans cette position précaire caractéristique du système universitaire allemand. Malgré sa compétence reconnue et ses publications importantes, il ne reçoit aucune nomination à une chaire de philosophie. Les historiens s’accordent à voir dans cette marginalisation l’effet de l’antisémitisme latent qui limite l’accès des intellectuels juifs aux postes universitaires prestigieux.
Approfondissement de l’épistémologie
Ces années berlinoises voient la maturation de la pensée cassirérienne. En 1910 paraît Substance et Fonction, ouvrage majeur qui renouvelle l’interprétation néokantienne de la connaissance scientifique. Cassirer y développe une thèse novatrice : la science moderne substitue progressivement les concepts de fonction et de relation aux anciennes catégories de substance et d’essence. Au lieu de chercher des entités fixes derrière les phénomènes, la physique contemporaine construit des réseaux de relations mathématiques. Cette mutation épistémologique caractérise la pensée scientifique depuis Galilée et Newton.
L’ouvrage prolonge et révise le kantisme traditionnel en intégrant les développements récents des mathématiques (théorie des ensembles, logique formelle) et de la physique (relativité, quanta). Cassirer dialogue avec les travaux d’Einstein, de Hilbert et de Russell, montrant que la philosophie critique reste pertinente pour penser la science du vingtième siècle.
En 1916, Liberté et Forme explore la philosophie allemande de l’histoire et du droit depuis Kant jusqu’à Hegel. Cassirer y analyse comment la pensée allemande tente de concilier liberté individuelle et nécessité historique, autonomie morale et déterminisme naturel. Des études sur Hölderlin (1917), Goethe (1918) et Kleist (1919) élargissent ses recherches vers la philosophie de la culture et l’esthétique.
La période hambourgeoise : maturité et rayonnement
Nomination à l’université de Hambourg
L’avènement de la République de Weimar en 1918 modifie les conditions d’accès à l’université pour les intellectuels juifs. En 1919, Cassirer obtient enfin une chaire ordinaire de philosophie à la jeune université de Hambourg, fondée la même année. Cette nomination couronne vingt-sept années d’attente et ouvre quatorze ans d’intense créativité intellectuelle.
Hambourg offre un environnement intellectuel stimulant. L’université nouvelle attire des esprits novateurs. Cassirer y développe un enseignement exigeant qui attire de nombreux étudiants, parmi lesquels Joachim Ritter et Leo Strauss, dont il dirige les thèses. Sa réputation s’étend bien au-delà de l’Allemagne.
La rencontre avec la bibliothèque Warburg
À Hambourg se trouve la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg (K.B.W.), extraordinaire collection constituée par l’historien de l’art Aby Warburg. Cette bibliothèque privée, organisée selon un principe de « bon voisinage » thématique plutôt que par classification académique conventionnelle, rassemble des ouvrages sur l’art, le mythe, la religion, la science et la philosophie. Warburg conçoit sa bibliothèque comme un « espace de pensée » où les frontières disciplinaires s’estompent au profit de connexions nouvelles.
Découvrant cette bibliothèque, Cassirer aurait déclaré selon Fritz Saxl : « Cette bibliothèque est dangereuse. Je devrais l’éviter complètement ou m’y enfermer pendant des années. » Il choisit la seconde option. La K.B.W. enrichit profondément sa réflexion en lui donnant accès à des matériaux anthropologiques, iconographiques et mythologiques qu’il n’aurait pas consultés dans une bibliothèque traditionnelle. Les discussions avec Warburg et son cercle (Fritz Saxl, Gertrud Bing, Erwin Panofsky) stimulent sa pensée.
En 1926, lors de l’inauguration du nouveau bâtiment de la bibliothèque, Cassirer prononce le discours officiel, soulignant l’importance de cette institution pour la recherche interdisciplinaire. La salle de lecture elliptique, conçue selon ses suggestions, symbolise la conception renaissante du cosmos comme espace de liberté plutôt que de nécessité close.
La Philosophie des formes symboliques
Entre 1923 et 1929, Cassirer publie son œuvre maîtresse en trois volumes : Die Philosophie der symbolischen Formen (Philosophie des formes symboliques). Cet ouvrage monumental élargit la philosophie critique kantienne au-delà de la seule connaissance scientifique pour englober l’ensemble des productions culturelles humaines.
Le premier volume (1923) analyse le langage comme forme symbolique fondamentale. Cassirer montre comment l’activité linguistique structure l’expérience humaine en imposant des catégories et des articulations au flux du vécu. Le langage ne reflète pas passivement la réalité mais la configure activement. Cette thèse s’appuie sur les recherches linguistiques contemporaines (Wilhelm von Humboldt, Ferdinand de Saussure) et les études anthropologiques sur les langues non-européennes.
Le deuxième volume (1925) examine la pensée mythique. Contrairement aux Lumières qui voyaient dans le mythe une erreur primitive, Cassirer reconnaît sa logique propre. Le mythe constitue une forme symbolique légitime où la conscience humaine s’objective différemment que dans la science. L’être mythique se caractérise par l’identité immédiate entre image et chose, par une logique de participation plutôt que de causalité. Les travaux ethnographiques de Lucien Lévy-Bruhl et de Bronisław Malinowski nourrissent cette analyse.
Le troisième volume (1929) traite de la connaissance scientifique, de l’espace, du temps et du nombre comme catégories fondamentales de l’objectivation. Cassirer y reprend ses analyses antérieures sur la physique mathématique en les intégrant dans le cadre général d’une philosophie de la culture.
L’hypothèse centrale unifiant ces trois volumes affirme que l’homme est un « animal symbolique » (formule développée plus tard dans Essai sur l’homme, 1944). Tandis que l’animal perçoit son environnement directement par l’instinct et la sensation, l’être humain construit un univers de significations symboliques. Mythe, langage, art, religion et science représentent différentes modalités de cette fonction symbolique fondamentale. Chaque forme symbolique possède sa logique interne et contribue à l’élaboration progressive de la culture humaine.
Cette anthropologie philosophique révise profondément le kantisme. Kant cherchait les conditions a priori de la connaissance scientifique ; Cassirer étend cette démarche transcendantale à toutes les formes de la culture. La « critique de la raison » devient « critique de la culture ». Cette généralisation du projet critique permet de penser l’unité de l’esprit humain à travers la diversité de ses manifestations historiques.
Travaux parallèles et complémentaires
Pendant ces années hambourgeoises, Cassirer publie également des études historiques importantes. La Théorie de la relativité d’Einstein (1921) défend une interprétation néokantienne de la physique relativiste. Contrairement aux lectures positivistes d’Einstein, Cassirer soutient que la relativité confirme le rôle constitutif de l’esprit dans l’élaboration de la connaissance. Les transformations de Lorentz ne sont pas de simples conventions ; elles expriment les conditions transcendantales d’objectivité de la physique moderne.
L’Individu et le cosmos dans la philosophie de la Renaissance (1927) analyse la mutation intellectuelle du quinzième et seizième siècle. Cassirer y montre comment Nicolas de Cues, Marsile Ficin et Pic de la Mirandole renouvellent le platonisme en développant une conception dynamique de l’univers et de la subjectivité. Cette étude influence durablement l’historiographie de la Renaissance, notamment les travaux d’Alexandre Koyré.
La Philosophie des Lumières (1932) constitue une défense vigoureuse de l’Aufklärung contre ses détracteurs conservateurs et romantiques. Cassirer présente le dix-huitième siècle non comme une époque de rationalisme abstrait mais comme un mouvement d’émancipation intellectuelle fondé sur l’autonomie critique. Cette réhabilitation des Lumières prend une dimension politique dans le contexte de la montée du nazisme.
Le débat de Davos et ses enjeux
La confrontation avec Heidegger
En mars 1929, Cassirer participe aux deuxièmes cours universitaires de Davos en Suisse. Cet événement académique rassemble des intellectuels de toute l’Europe dans la station alpine. Cassirer y prononce plusieurs conférences critiquant l’anthropologie philosophique de Max Scheler. Martin Heidegger, dont Être et Temps vient de paraître (1927), présente également une série de conférences sur Kant.
La rencontre entre les deux philosophes aboutit à un débat public mémorable qui s’étend du 17 mars au 6 avril. Le thème officiel porte sur l’interprétation de la Critique de la raison pure et la question « Qu’est-ce que l’homme ? ». De nombreux auditeurs assistent aux échanges, parmi lesquels Emmanuel Levinas et Rudolf Carnap. La presse intellectuelle couvre l’événement comme un affrontement entre deux conceptions de la philosophie.
Pour Heidegger, la Critique de la raison pure vise à établir les fondements d’une métaphysique de la finitude humaine. Le Dasein (être-là) se caractérise par sa temporalité finie, sa « jetée » dans l’existence et son être-pour-la-mort. La connaissance théorique dérive de cette structure existentiale fondamentale. L’imagination transcendantale, que Kant analyse dans la première édition de la Critique, constitue la racine commune de la sensibilité et de l’entendement.
Cassirer défend une lecture différente. La Critique cherche selon lui les conditions de possibilité de la connaissance scientifique objective, non une ontologie de la finitude. Kant s’interroge sur les principes permettant l’universalité et la nécessité des jugements scientifiques. Si l’homme est fini temporellement, la raison possède néanmoins une validité universelle qui transcende cette finitude. L’impératif catégorique moral illustre cette capacité humaine de dépasser la limitation empirique pour accéder à des valeurs inconditionnées.
Le désaccord porte fondamentalement sur deux conceptions de l’humanité. Heidegger privilégie la réceptivité, la « facticité », l’enracinement dans une situation historique singulière que le Dasein ne maîtrise jamais complètement. Cassirer défend la spontanéité créatrice, la capacité humaine de s’élever au-dessus du donné immédiat par la fonction symbolique. Là où Heidegger souligne l’angoisse, la finitude et l’être-pour-la-mort, Cassirer affirme la liberté, l’universalité et la créativité culturelle.
Portée philosophique et politique
Au-delà des questions d’exégèse kantienne, le débat de Davos révèle deux orientations philosophiques incompatibles. Heidegger annonce le tournant existentialiste et herméneutique de la philosophie continentale, privilégiant l’authenticité existentielle, l’historicité radicale et la critique de la métaphysique occidentale. Cassirer incarne la continuité de l’idéalisme humaniste défendant l’universalité de la raison et les valeurs des Lumières.
Rétrospectivement, la rencontre prend une dimension politique troublante. Heidegger adhérera au nazisme en 1933 et deviendra recteur de l’université de Fribourg sous le régime hitlérien. Cassirer, juif et libéral convaincu, sera contraint à l’exil. Toni Cassirer témoignera plus tard avoir perçu chez Heidegger une hostilité antisémite déjà présente en 1929. Le débat philosophique anticipait tragiquement les ruptures politiques à venir.
Exil et dernières années
Départ d’Allemagne
L’accession d’Hitler au pouvoir en janvier 1933 rend rapidement impossible la présence de Cassirer en Allemagne. Dès avril 1933, les lois antisémites excluent les professeurs juifs de l’université. Prévoyant la catastrophe, Cassirer démissionne et quitte Hambourg. Cette rupture brutale interrompt au sommet sa carrière académique et le sépare de l’environnement intellectuel qui nourrissait sa pensée.
La bibliothèque Warburg elle-même est menacée. Ses fonds et son personnel sont transférés secrètement à Londres en décembre 1933. L’Institut Warburg s’installera définitivement dans la capitale britannique, échappant ainsi à la destruction nazie. Cette transplantation symbolise le destin d’une grande partie de la culture intellectuelle juive-allemande.
Oxford et Göteborg
Cassirer enseigne d’abord à Oxford entre 1933 et 1935. Il y rédige en français un article important sur Rousseau. L’adaptation à l’environnement académique britannique se révèle difficile. La philosophie analytique qui domine à Oxford entre les deux guerres valorise l’analyse logique du langage plutôt que les vastes synthèses historico-systématiques pratiquées par Cassirer.
En 1935, il accepte une chaire à l’université de Göteborg en Suède. Ces six années scandinaves (1935–1941) permettent de poursuivre ses recherches dans un relatif isolement. Il y compose Déterminisme et indéterminisme dans la physique moderne (1936), examen critique du principe de causalité à la lumière de la mécanique quantique. Naturalisé suédois en 1939, il comprend néanmoins que l’extension de la guerre en Europe le met à nouveau en danger.
Les années américaines
En 1941, à soixante-sept ans, Cassirer émigre aux États-Unis. L’université Yale à New Haven lui offre un poste qu’il occupe jusqu’en 1944. Malgré les difficultés linguistiques et l’éloignement de ses sources documentaires habituelles, il compose en anglais Essai sur l’homme (1944), synthèse accessible de sa philosophie des formes symboliques destinée au public américain.
En 1944, il rejoint l’université Columbia à New York. La mort de Franklin Delano Roosevelt en avril 1945 l’affecte sans doute, car Roosevelt incarnait le président qui avait ouvert les portes des États-Unis aux réfugiés intellectuels juifs fuyant le nazisme. Pour Cassirer, contraint à l’exil depuis 1933, Roosevelt représentait l’hospitalité américaine qui lui avait permis, ainsi qu’à des milliers d’autres, de trouver refuge et de poursuivre leur travail. Les États-Unis étaient devenus la terre d’asile de la culture intellectuelle européenne menacée.
Le lendemain, le 13 avril 1945, Cassirer meurt d’une crise cardiaque à la suite d’une partie d’échecs tardive. Il ne verra ni la victoire finale sur le nazisme ni la libération des camps de concentration qui révélera l’ampleur de la destruction du judaïsme européen.
Pensée et postérité
Le mythe politique et la défense de la démocratie
Publié à titre posthume en 1946, Le Mythe de l’État représente le testament intellectuel de Cassirer. Rédigé pendant les dernières années, cet ouvrage analyse les mécanismes par lesquels les mythes politiques détruisent la rationalité démocratique. Cassirer y applique sa théorie des formes symboliques à la compréhension du totalitarisme.
Le mythe politique moderne ne résulte pas d’une simple régression vers l’archaïsme primitif. Il mobilise au contraire les techniques modernes de propagande, exploitant scientifiquement les ressorts émotionnels et l’irrationalité collective. Cassirer analyse comment le national-socialisme fabrique délibérément un univers mythique où la race, le sang, le sol et le chef incarnent des puissances quasi-sacrées. Cette production intentionnelle de mythes détruit l’espace public démocratique fondé sur la discussion rationnelle.
Face à cette menace, Cassirer défend l’héritage des Lumières sans naïveté. Reconnaissant que la raison ne suffit pas à conjurer les mythes, il souligne néanmoins qu’elle reste l’unique voie d’émancipation. La culture démocratique exige un effort constant de vigilance critique et d’éducation. Cet engagement pour le libéralisme politique enracine sa philosophie dans les combats de son temps.
Contributions durables
L’œuvre de Cassirer marque plusieurs domaines philosophiques. En épistémologie, sa conception fonctionnelle de la connaissance scientifique influence la philosophie des sciences du vingtième siècle. Son dialogue avec Einstein et la physique contemporaine maintient vivante la tradition transcendantale kantienne face aux courants positivistes.
Sa philosophie des formes symboliques ouvre des perspectives fécondes en anthropologie philosophique. Analysant l’homme comme être symbolique plutôt que comme animal rationnel simplement, Cassirer déplace le questionnement philosophique vers la pluralité des cultures et leurs modes d’objectivation. Cette approche préfigure certains développements de l’herméneutique et du structuralisme.
En histoire de la philosophie, ses travaux sur la Renaissance, les Lumières et l’idéalisme allemand renouvellent l’interprétation de ces périodes. Son approche systématique et érudite établit des connexions entre histoire des idées, histoire des sciences et histoire de l’art.
Réception et actualité
La réception immédiate de Cassirer après 1945 reste mitigée. L’existentialisme et la phénoménologie dominent la philosophie continentale ; la philosophie analytique anglo-saxonne privilégie d’autres méthodes. L’idéalisme néokantien paraît désuet face aux courants nouveaux. Ses ouvrages tombent partiellement dans l’oubli.
Depuis les années 1980, un renouveau d’intérêt se manifeste. Des études approfondies réévaluent sa contribution à l’anthropologie philosophique et à la philosophie de la culture. Son analyse du mythe politique conserve une pertinence troublante pour comprendre les résurgences contemporaines de l’irrationalisme politique. Sa défense du projet des Lumières inspire les penseurs attachés à l’universalisme critique face aux relativismes postmodernes.
Cassirer représente une tentative magistrale de concilier l’héritage des Lumières avec la reconnaissance de la diversité culturelle, l’universalisme rationnel avec la compréhension des formes symboliques non scientifiques. Cette synthèse originale continue d’offrir des ressources conceptuelles pour penser les tensions entre raison et imagination, science et mythe, liberté et détermination qui traversent la condition humaine.
Une œuvre systématique au service de l’humanisme
Ernst Cassirer incarne une tradition philosophique exigeante qui cherche à comprendre l’unité de l’esprit humain à travers la multiplicité de ses expressions culturelles. Son parcours intellectuel, des études néokantiennes sur l’épistémologie jusqu’à l’anthropologie philosophique mûre, témoigne d’un élargissement progressif sans abandon des principes critiques fondamentaux.
Sa contribution majeure réside dans l’élaboration d’une philosophie des formes symboliques capable d’articuler ensemble science, art, mythe et religion comme manifestations légitimes de l’activité humaine. Cette reconnaissance de la pluralité des modes d’objectivation culturelle s’accompagne d’une défense ferme de l’universalité de la raison contre les menaces totalitaires.
L’actualité de sa pensée tient à sa capacité de maintenir ensemble exigence critique et compréhension empathique des différentes cultures, défense de l’universel et respect de la diversité, confiance dans la raison et lucidité sur ses limites. Dans un monde marqué par les tensions entre cultures, les résurgences identitaires et les menaces sur la démocratie, la philosophie cassirérienne conserve une pertinence qui dépasse largement son contexte d’origine.
Pour aller plus loin
- E. Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, Editions de Minuit
- E. Cassirer, Le problème Jean-Jacques Rousseau, Pluriel
- E.Cassirer, Substance et fonction : Eléments pour une théorie du concept, Edtions de Minuit
- E.Cassirer, L'Idée de l'histoire, Cerf
- E.Faye, Cassirer et Heidegger: Un siècle après Davos, Editions Kimé
- B.Vergely, Cassirer, Michalon Coll. Le bien commun
- E. Cassirer, Le mythe de l'État, Gallimard










