INFOS-CLÉS | |
|---|---|
| Nom d’origine | György Bernát Löwinger |
| Origine | Hongrie (Autriche-Hongrie) |
| Importance | ★★★★★ |
| Courants | Marxisme occidental, Théorie critique, Philosophie politique, Esthétique |
| Thèmes | Réification, Conscience de classe, Totalité, Réalisme (esthétique) |
Georg Lukács fut l’un des philosophes marxistes les plus influents et les plus controversés du XXe siècle, un critique littéraire majeur et l’une des figures fondatrices du courant connu sous le nom de « marxisme occidental ». Son œuvre explore la manière dont les structures économiques capitalistes façonnent la conscience humaine.
En raccourci
Georg Lukács est l’un des philosophes marxistes les plus complexes du XXe siècle. Né dans une famille de banquiers juifs très riches à Budapest, il a radicalement tourné le dos à son milieu pour devenir un communiste révolutionnaire. Il a même été ministre dans le bref gouvernement communiste hongrois de 1919.
Son livre le plus célèbre, « Histoire et Conscience de classe » (1923), a totalement changé la façon de lire Marx. Il y développe l’idée de réification (un mot équivalent à « chosification »). C’est le processus par lequel le capitalisme transforme tout – les relations humaines, notre travail, notre conscience, l’art – en une « chose » ou une marchandise que l’on peut acheter et vendre. Nous devenons des spectateurs de notre propre vie, prisonniers d’un système qui semble naturel mais qui est une construction historique.
Lukács soutenait que seul le prolétariat, en prenant conscience de sa propre « chosification », pouvait voir le système dans sa totalité et le renverser. Cette idée a fondé ce qu’on appelle le « marxisme occidental », qui influencera l’École de Francfort et les penseurs de Mai 68.
Sa vie fut cependant tragique : son livre fut violemment condamné par le Parti communiste officiel (Staline s’en méfiait). Pour survivre, Lukács a passé des décennies à Moscou à faire son « autocritique », reniant publiquement son propre chef-d’œuvre. Plus tard, il participa à la révolution hongroise de 1956, espérant un « socialisme à visage humain », mais fut à nouveau puni après l’invasion soviétique. Il incarne la tension dramatique entre la pureté philosophique et les compromis politiques.
Origines et formation (1885–1909) : L’esthète de Budapest
Une famille de l’élite juive hongroise
Né György Bernát Löwinger le 13 avril 1885 à Budapest, Georg Lukács est issu d’un milieu privilégié. Son père, József Löwinger (plus tard Lukács), est un banquier d’affaires d’une grande richesse, directeur de la Kreditanstalt de Budapest, qui sera anobli par les Habsbourg en 1899, ajoutant le « von » (ou son équivalent hongrois) à son nom de famille.
Élevé dans un environnement germanophone, cosmopolite et intellectuellement stimulant, le jeune Lukács se désintéresse très tôt de la finance et de la politique pour se passionner pour la littérature et le théâtre.
Formation philosophique (Budapest, Berlin)
Lukács étudie le droit et la philosophie à l’Université de Budapest, mais c’est lors de ses séjours d’études en Allemagne qu’il trouve sa véritable voie. À Berlin, il suit les cours du sociologue et philosophe Georg Simmel. Il est marqué par l’analyse simmelienne de la « tragédie de la culture » : l’idée que la culture moderne produit une richesse d’œuvres et d’objets qui finissent par écraser l’individu.
Cette première formation est d’abord néo-kantienne et esthétique. Lukács est alors un « esthète », fasciné par la forme et la possibilité de la tragédie dans le monde moderne.
Premières œuvres : « L’Âme et les Formes » (1910)
Son premier ouvrage majeur, L’Âme et les Formes, est un recueil d’essais littéraires. L’influence du mysticisme et de Kierkegaard y est palpable. Lukács y explore le fossé entre la vie (fluide, chaotique) et la « forme » (l’œuvre d’art, qui tente de figer la vie).
Cette période est marquée par ce que l’on peut appeler un anti-capitalisme romantique. Lukács, comme d’autres intellectuels de sa génération, perçoit le capitalisme bourgeois comme un univers desséché, rationnel et sans âme, incapable de produire la « grande forme » de la tragédie.
Le tournant de Heidelberg (1910–1918) : Du roman au marxisme
Le cercle de Max Weber
S’éloignant de Berlin, Lukács s’installe à Heidelberg, qui est alors un centre intellectuel de premier plan. Il y fréquente assidûment le cercle de Max Weber. Les discussions avec Weber sur la rationalisation, la « cage d’acier » de la modernité et la bureaucratie, auront une influence décisive sur l’élaboration de son concept ultérieur de réification.
À Heidelberg, il se lie également d’amitié avec le philosophe Ernst Bloch et l’historien de l’art Erwin Panofsky. C’est durant cette période qu’il rédige l’un de ses textes pré-marxistes les plus célèbres.
« La Théorie du roman » (1916)
Rédigée sous le choc du déclenchement de la Première Guerre mondiale, La Théorie du roman est une œuvre de transition. Lukács y analyse le roman comme « l’épopée d’un monde abandonné de Dieu ».
Héritier de Hegel, il décrit l’épopée grecque comme la forme d’un monde unifié, où l’individu et la communauté étaient en harmonie. Le roman moderne, en revanche, est la forme d’un monde brisé, celui de la bourgeoisie, où le héros est problématique, seul, et cherche un sens qui lui échappe constamment. C’est une analyse de l’aliénation moderne, mais encore formulée dans un langage esthétique et hégélien, sans référence explicite à Marx.
La conversion au communisme (1918)
Le chaos de la Première Guerre mondiale et le triomphe de la Révolution russe de 1917 provoquent chez Lukács un bouleversement éthique et politique. Voyant le monde bourgeois s’effondrer dans la barbarie, il cherche une solution radicale.
En décembre 1918, à la surprise de tous ses amis intellectuels qui le connaissaient comme un esthète apolitique, Georg Lukács adhère au jeune Parti communiste hongrois, dans un véritable saut de la philosophie à la praxis révolutionnaire.
L’activiste révolutionnaire (1919) : La République des Conseils
Commissaire du peuple à l’Instruction
Lorsque les communistes hongrois, dirigés par Béla Kun, prennent le pouvoir et instaurent la République des Conseils de Hongrie en mars 1919, Lukács est propulsé au gouvernement. Il est nommé Commissaire du peuple adjoint à l’Instruction publique.
Pendant les 133 jours que dure ce régime, il tente de mettre en œuvre des politiques culturelles radicales, comme la nationalisation des théâtres et la promotion de l’éducation populaire.
L’échec et l’exil viennois
Lukács est également nommé commissaire politique dans la Cinquième Division de l’Armée rouge hongroise. Il fait preuve d’une détermination de fer, allant jusqu’à ordonner l’exécution de déserteurs, selon certains témoignages controversés.
Lorsque la République des Conseils s’effondre en août 1919 sous la pression des armées roumaines et de la contre-révolution de l’amiral Horthy, Lukács échappe de peu à l’exécution. Il parvient à fuir à Vienne, où il vivra en exil pendant toute la décennie 1920.
Œuvre majeure (1923) : « Histoire et Conscience de classe »
Le contexte de l’exil viennois
L’échec de la révolution en Hongrie et en Allemagne (la révolte spartakiste) force Lukács à un retour sur la théorie. Pourquoi la révolution n’a-t-elle pas réussi en Occident, alors que les conditions économiques semblaient mûres ?
Sa réponse est publiée en 1923 : Geschichte und Klassenbewußtsein (Histoire et Conscience de classe). C’est un texte fondateur du marxisme occidental.
La Réification (Verdinglichung)
L’apport central du livre est le concept de réification (chosification). Lukács part du concept de Marx de « fétichisme de la marchandise » et le généralise à l’ensemble de la société.
La réification n’est pas seulement un fait économique ; c’est la structure de conscience fondamentale de la société capitaliste.
Dans ce système, la marchandise (un objet) devient le modèle de toute relation. Le travail devient une marchandise que l’ouvrier vend ; les relations humaines se font à travers des choses ; et la conscience elle-même est fragmentée. L’individu devient un spectateur passif d’un système social qui lui apparaît comme une « seconde nature », un ensemble de lois objectives et immuables, alors qu’il n’est que le produit de l’histoire humaine.
Conscience de classe et Totalité
Face à cette conscience réifiée et fragmentée, Lukács pose la question : qui peut voir le système comme une totalité historique ?
Ni la bourgeoisie qui profite de la réification et croit à ses lois, ni le philosophe isolé dans sa contemplation. Pour Lukács, seul le prolétariat occupe une position structurelle unique. L’ouvrier est à la fois le sujet : celui qui produit ; et l’objet : celui qui est vendu comme une marchandise.
En prenant conscience de sa propre situation de marchandise, le prolétariat accède à la conscience de classe : il ne voit pas seulement son exploitation, il voit le système entier. Pour Lukács, la conscience de soi du prolétariat est la conscience de la totalité. Sa libération n’est donc pas la libération d’une seule classe, mais la libération de l’humanité de la structure de la réification.
La condamnation par le Komintern
Cet ouvrage, par son insistance hégélienne sur la conscience plutôt que sur les lois économiques et par son indépendance vis-à-vis de la ligne léniniste orthodoxe, est immédiatement attaqué.
Lors du Cinquième Congrès du Komintern (l’Internationale Communiste) en 1924, Grigori Zinoviev condamne publiquement le livre comme une déviation révisionniste, idéaliste et professorale. Cette condamnation sera le drame de la vie de Lukács.
L’exil à Moscou (1930–1945) : Survie et autocritique
Le philosophe sous Staline
Après un bref passage à Berlin, Lukács, de plus en plus menacé en Occident, choisit l’exil en Union Soviétique en 1930, puis de 1933 à 1945. Il se retrouve à l’Institut Marx-Engels à Moscou.
Ces années sont celles de la survie. Il est témoin des Grandes Purges de Staline, qui déciment l’intelligentsia communiste émigrée. Lukács survit, mais au prix de sa philosophie. Il est contraint de rédiger de multiples autocritiques, reniant publiquement Histoire et Conscience de classe comme une erreur de jeunesse idéaliste.
Le refuge dans l’esthétique et le « Réalisme »
Interdit de philosophie politique, Lukács se réfugie dans un domaine jugé moins dangereux : la critique littéraire. Il développe alors sa célèbre théorie du réalisme critique.
Il oppose le grand réalisme de Balzac et Tolstoï au modernisme de Joyce, Kafka et Beckett. Pour lui, les réalistes, même politiquement conservateurs, parviennent à dépeindre la société comme une totalité vivante et contradictoire. Il accuse les modernistes d’être décadents, de se complaire dans la fragmentation et l’angoisse subjective, reflétant ainsi passivement la réification capitaliste sans la dépasser.
Le retour à Budapest et la Révolution de 1956
Le « Mandarin » de Budapest (1945-1956)
Lukács retourne en Hongrie en 1945 comme une icône intellectuelle du nouveau régime communiste. Il devient professeur de philosophie et d’esthétique à l’Université de Budapest, exerçant une influence considérable, et parfois dogmatique, sur la vie culturelle.
En 1954, il publie La Destruction de la raison. Cet ouvrage massif et très controversé est une attaque contre la philosophie « irrationaliste » allemande (de Schelling à Nietzsche et Heidegger), qu’il présente comme une ligne directe préparant l’idéologie nazie. Beaucoup de critiques y voient une justification stalinienne de l’orthodoxie.
Ministre de la Culture (1956)
Le moment le plus dramatique de sa vie d’après-guerre survient lors de la Révolution hongroise de 1956. Lukács, qui avait soutenu les cercles réformateurs, se range du côté du Premier ministre Imre Nagy, qui tente d’instaurer un socialisme à visage humain.
Lukács est nommé Ministre de la Culture dans le gouvernement révolutionnaire de Nagy. C’est une brève et tragique tentative de réconcilier enfin sa philosophie humaniste et son action politique.
Déportation et silence
Lorsque les chars soviétiques écrasent l’insurrection en novembre 1956, Lukács est arrêté avec Nagy et les autres dirigeants. Il est déporté en Roumanie, à Snagov.
Contrairement à Nagy qui sera exécuté, Lukács est autorisé à rentrer en Hongrie en 1957, après avoir une nouvelle fois fait acte de repentance. Il est cependant exclu du Parti et marginalisé politiquement, vivant le reste de sa vie dans une semi-retraite.
Dernières années et synthèses (1957–1971) : Les « Grands Systèmes »
Les œuvres testamentaires
Libéré de la politique active, Lukács consacre ses dernières années à deux projets philosophiques monumentaux, tous deux inachevés.
Le premier est sa gigantesque Esthétique (Die Eigenart des Ästhetischen), où il tente de définir la spécificité de l’art comme une sphère autonome de la connaissance humaine, médiatrice entre le particulier et l’universel.
Le second est L’Ontologie de l’être social. C’est son grand œuvre testamentaire, une tentative de refonder entièrement le matérialisme historique non pas sur l’économie, mais sur une ontologie (une théorie de l’être) fondée sur la catégorie du travail. Le travail (la praxis) est pour lui l’acte par lequel l’homme se sépare de la nature et crée l’histoire et la société.
Mort et héritage
Georg Lukács meurt à Budapest le 4 juin 1971.
La postérité de « Histoire et Conscience de classe »
Son héritage est paradoxal. Les œuvres qu’il a soutenues (son Esthétique et son Ontologie) sont aujourd’hui peu lues, jugées trop systématiques ou dogmatiques.
En revanche, l’œuvre qu’il fut forcé de renier, Histoire et Conscience de classe, est devenue, dès sa redécouverte en France et en Allemagne dans les années 1960, un texte canonique. Elle a été la source principale de tout le marxisme occidental.
L’École de Francfort (Horkheimer, Adorno, Marcuse) a puisé son concept de « Théorie critique » directement dans la « réification » lukácsienne. Des penseurs aussi divers que Guy Debord (dont la « Société du Spectacle » est une actualisation de la réification) et Lucien Goldmann s’en sont inspirés.
Georg Lukács demeure le philosophe de la tension entre la totalité et la fragmentation, la conscience et l’être, l’éthique révolutionnaire et la compromission politique. Il fut à la fois un génie philosophique capable de renouveler la lecture de Marx et un apparatchik stalinien capable de renier son propre génie, incarnant ainsi toutes les contradictions tragiques du XXe siècle.
Pour aller plus loin…
- G.Lukács, Raconter ou décrire ? Editions Critiques
- G.Lukács, La destruction de la raison: Schelling, Schopenhauer, Kierkegaard , Delga
- G.Lukács, Le Jeune Marx : Son évolution philosophique de 1840 à 1844, Editions de la Passion
- G.Lukács, La destruction de la raison: Nietzsche , Delga
- G.Lukács, La théorie du roman, Gallimard










