INFOS-CLÉS | |
|---|---|
| Origine | Espagne (Royaume de Castille) |
| Importance | ★★★★ |
| Courants | Philosophie de la Renaissance[cite: 1], Scolastique tardive (Thomisme), École de Salamanque |
| Thèmes | Droit des gens (*Jus gentium*), Théorie de la guerre juste, Droits des Indiens, Droit international |
Francisco de Vitoria fut un théologien dominicain espagnol et un juriste dont l’influence s’avéra déterminante pour l’émergence du droit international moderne. Figure centrale de l’École de Salamanque, il appliqua la rigueur de la scolastique thomiste aux questions radicalement nouvelles posées par la conquête du Nouveau Monde.
En raccourci
Francisco de Vitoria est souvent considéré comme l’un des pères fondateurs du droit international. Ce théologien dominicain espagnol a vécu à une époque de bouleversements majeurs : celle de la « découverte » et de la conquête de l’Amérique par les Européens.
Depuis sa prestigieuse chaire à l’Université de Salamanque, plutôt que de simplement justifier les actions de l’Empire espagnol, Vitoria a posé des questions morales et juridiques fondamentales. Les peuples indigènes d’Amérique (les « Indiens ») ont-ils des droits ? L’Empereur ou le Pape peuvent-ils légitimement s’emparer de leurs terres ?
Ses réponses, développées dans ses célèbres conférences (les « Relectiones »), furent étonnamment modernes. Il affirma que les Amérindiens étaient les véritables propriétaires (dominium) de leurs terres et possédaient des structures politiques légitimes. Il soutint que tous les peuples, y compris les non-chrétiens, font partie d’une « communauté mondiale » (totus orbis) régie par un « droit des gens » (jus gentium).
Ce droit universel protège des principes comme le libre-échange et la communication, mais il interdit formellement la guerre de conquête. Vitoria a également redéfini les conditions très strictes d’une « guerre juste ». Son travail a non seulement fondé l’influente École de Salamanque, mais a aussi posé les bases conceptuelles sur lesquelles se construiront, bien plus tard, les droits de l’homme et le droit international public.
Origines et formation (c. 1483 – c. 1506)
Incertitudes natales et vocation dominicaine
La date et le lieu de naissance exacts de Francisco de Vitoria restent sujets à débat parmi les historiens. Il serait né soit à Burgos, un centre commercial et politique majeur de la Couronne de Castille, soit à Vitoria, capitale de la province d’Álava (Pays basque), d’où sa famille était originaire et dont il prit le nom. Les dates oscillent entre 1483 et 1486.
Issu d’une famille vraisemblablement influente, possiblement liée à des conversos (Juifs convertis au christianisme), Francisco de Vitoria reçoit une éducation soignée. Très jeune, il manifeste une inclination pour la vie religieuse et intellectuelle. Vers 1504 ou 1505, il entre au couvent dominicain de San Pablo à Burgos. L’Ordre des Prêcheurs (Dominicains) était à l’époque un centre névralgique de la vie intellectuelle européenne, particulièrement réputé pour son attachement à la philosophie de Thomas d’Aquin.
Le choix de l’Ordre des Prêcheurs
En choisissant les Dominicains, Vitoria ne se destinait pas seulement à une vie de piété, mais aussi à une carrière d’étude et d’enseignement. L’ordre mettait un accent particulier sur la théologie et la philosophie, formant des esprits capables de défendre la foi par la raison.
Cette formation initiale à Burgos le prépare au départ pour le principal centre intellectuel de l’Ordre à l’époque : l’Université de Paris.
Les années parisiennes (c. 1506 – c. 1523)
Le creuset intellectuel de Paris
Vers 1506, Vitoria est envoyé au Collège Saint-Jacques à Paris, le studium generale des Dominicains au cœur de la plus prestigieuse université d’Europe. Son séjour y durera près de dix-sept ans, d’abord comme étudiant, puis comme enseignant.
Paris est alors en pleine effervescence intellectuelle. Vitoria y est exposé à deux courants majeurs qui vont façonner sa pensée : l’humanisme renaissant et la scolastique tardive. Il étudie les arts libéraux avant de se plonger dans la théologie, obtenant sa licence en 1522.
De la voie moderne au thomisme rénové
Durant ses études, Vitoria est d’abord influencé par les maîtres de la « voie moderne », notamment le nominalisme, représenté par des figures comme l’Écossais John Mair (ou Major). Le nominalisme tendait à séparer plus nettement la foi de la raison et insistait sur l’analyse logique du langage.
Cependant, son maître le plus influent fut sans doute le Flamand Peter Crockaert (Petrus de Bruxellis). Ancien élève de Mair, Crockaert avait abandonné le nominalisme pour devenir un ardent promoteur du thomisme, la synthèse philosophique et théologique de Thomas d’Aquin. Vitoria suit son maître dans ce « retour à Thomas ». Il ne s’agit pas d’une simple répétition, mais d’une réactualisation : Vitoria et Crockaert commencent à utiliser la Somme Théologique de Thomas d’Aquin comme texte de base pour l’enseignement de la théologie morale, remplaçant les Sentences de Pierre Lombard qui dominaient depuis le Moyen Âge.
Premiers enseignements
Devenu lui-même enseignant à Paris, Vitoria commente la Somme Théologique. Il développe une méthode claire, rigoureuse, et un style direct, loin des complexités jugées excessives de la scolastique décadente. Il se forge une réputation d’enseignant brillant, capable de connecter les questions théologiques abstraites aux problèmes moraux et politiques concrets de son temps, une méthode qui définira toute sa carrière.
Retour en Espagne et la Chaire de Salamanque (1523 – 1530)
L’escale de Valladolid
En 1523, Francisco de Vitoria retourne en Espagne, son prestige intellectuel déjà bien établi. Il est d’abord assigné au Collège de San Gregorio à Valladolid, un autre centre dominicain d’importance, où il enseigne la théologie.
Valladolid n’est pas seulement un centre académique ; c’est aussi un centre politique majeur de la Castille, siège fréquent de la cour royale et des conseils administratifs de l’empire naissant de Charles Quint. Vitoria y est donc aux premières loges pour observer les débats intenses qui agitent l’Espagne concernant la conquête du Nouveau Monde et le traitement des populations autochtones.
La conquête de Salamanque (1526)
L’apogée de sa carrière académique survient en 1526. La chaire principale (la Cátedra de Prima) de théologie de l’Université de Salamanque, la plus prestigieuse d’Espagne, devient vacante. Le poste est attribué non par nomination, mais par oposición, un concours public où les candidats doivent faire la preuve de leur érudition et de leur capacité pédagogique devant un jury d’étudiants et de professeurs.
Francisco de Vitoria remporte brillamment cette compétition. Son élection marque un tournant pour l’université. Il importe à Salamanque la méthode parisienne rénovée : l’abandon des Sentences de Lombard au profit de la Somme Théologique de Thomas d’Aquin comme manuel de base.
Le renouveau de la théologie
L’impact de Vitoria à Salamanque est immédiat et profond. Il initie ce qui deviendra l’École de Salamanque, un mouvement intellectuel majeur qui applique les principes du thomisme aux problèmes économiques, juridiques et politiques de la modernité naissante.
Sa méthode d’enseignement est révolutionnaire pour l’époque. Il privilégie la clarté, l’argumentation rationnelle et la confrontation directe avec les textes. Surtout, il instaure la pratique des Relectiones Theologicae (Releçons théologiques). Il s’agit de conférences extraordinaires, données deux fois par an, où le maître devait présenter une synthèse originale sur un sujet d’actualité brûlant, en appliquant les principes théologiques et moraux aux questions concrètes. C’est par ce biais que Vitoria développera ses thèses les plus célèbres.
L’œuvre majeure : Les « Relectiones » et la question du Nouveau Monde (c. 1532 – 1539)
Une œuvre orale
Francisco de Vitoria n’a rien publié de son vivant. Son héritage intellectuel ne nous est parvenu que par les notes de cours de ses étudiants et, surtout, par le biais de ses Relectiones. Ces conférences solennelles, prononcées devant l’ensemble de l’université, étaient des exercices de haute voltige intellectuelle où Vitoria analysait en profondeur des questions controversées.
Ses étudiants, parmi lesquels figureront des penseurs de premier plan comme Melchor Cano, Domingo de Soto ou Bartolomé de Medina, ont précieusement consigné et, plus tard, publié ces leçons.
De Indis : La question des Amérindiens
La relectio la plus célèbre, De Indis (Sur les Indiens), fut prononcée en janvier 1539. Le contexte est celui des nouvelles choquantes en provenance d’Amérique, notamment les récits de la conquête brutale du Pérou. Vitoria, depuis sa chaire, entreprend d’examiner la légitimité de la présence et de la domination espagnoles dans le Nouveau Monde.
Son analyse est méthodique et dévastatrice pour les justifications habituelles de la conquête :
L’analyse des « titres illégitimes »
Vitoria examine et réfute un par un les arguments avancés par les colons et certains théologiens pour justifier la spoliation des Amérindiens.
Le Droit de l’Empereur : L’Empereur Charles Quint n’est pas le maître du monde.
Le Droit du Pape : Le Pape a une autorité spirituelle, mais aucune autorité temporelle (politique) sur le monde entier, et encore moins sur des peuples non-chrétiens. Il ne peut donc pas « donner » ces terres au roi d’Espagne (réfutation de la bulle Inter caetera).
Le Droit de découverte (jus inventionis) : On ne peut « découvrir » une terre qui est déjà habitée et possédée par ses habitants.
Le refus de la foi : Les Indiens ne peuvent être contraints d’accepter le christianisme. La foi est un acte libre et ne peut être imposée par la force.
Les « péchés contre nature » (cannibalisme, sacrifices) : Si ces pratiques sont condamnables, elles ne donnent pas le droit à une puissance étrangère de les punir par la guerre et de s’emparer de leurs terres.
La reconnaissance du Dominium
Le point central de Vitoria est l’affirmation que les Amérindiens sont de véritables êtres humains, dotés de raison, et qu’ils possèdent un dominium**. Ce terme scolastique signifie à la fois la propriété privée (de leurs biens) et la propriété publique (leur souveraineté politique). Ils ont leurs propres lois, leurs propres princes, et sont les maîtres légitimes de leurs territoires. En cela, Vitoria affirme leur pleine dignité humaine, qu’ils soient chrétiens ou non.
De Jure Belli : Le droit de la guerre
Directement liée à la première, la relectio De Jure Belli (Sur le droit de la guerre), prononcée la même année, examine les conditions dans lesquelles une guerre peut être juste. Vitoria adapte la doctrine traditionnelle (issue de Saint Augustin et Thomas d’Aquin) au nouveau contexte global.
Pour Vitoria, la seule cause juste de guerre est de répondre à une injustice grave (une injuria). Il rejette la guerre pour des motifs de religion, d’expansion territoriale ou de gloire personnelle.
Il systématise le droit de la guerre en trois phases :
Jus ad bellum (le droit de faire la guerre) : Seule l’autorité souveraine peut la déclarer, pour une cause juste (proportionnée à l’injustice subie) et après que toutes les solutions pacifiques ont échoué.
Jus in bello (le droit dans la guerre) : Il doit y avoir une modération dans la conduite des hostilités. Il est illégitime de tuer des innocents (civils, enfants) intentionnellement. Les représailles doivent être proportionnées.
Jus post bellum (le droit après la guerre) : Le vainqueur doit agir avec modération, visant une paix juste et durable, et non l’anéantissement ou l’asservissement du vaincu.
Le Jus Gentium et la communauté mondiale
Le fondement de ces deux analyses est le concept clé de Vitoria : le Jus Gentium (le droit des gens, ou droit des nations). Pour lui, l’humanité entière forme une communauté politique globale, le Totus Orbis (le monde entier).
Cette communauté mondiale n’est pas une utopie, mais une réalité juridique. Elle est régie par ce jus gentium, qui n’est pas seulement le droit international (relations entre les États), mais un droit naturel qui s’applique à tous les peuples dans cette communauté.
C’est au nom de ce jus gentium que Vitoria défend des « titres légitimes » pour les Espagnols en Amérique, non pas pour conquérir, mais pour interagir. Il défend un jus communicationis (droit de voyager et de commercer pacifiquement) et un jus praedicandi (droit de prêcher l’Évangile, mais sans contrainte). Si les Indiens violentent injustement ces droits (par exemple, en tuant des marchands pacifiques), alors seulement une guerre défensive pourrait être envisagée, mais dans les limites strictes du jus in bello.
Dernières années et controverses (1539 – 1546)
La réaction de Charles Quint
Les thèses de Vitoria, en particulier De Indis, ne manquèrent pas de provoquer des remous. Bien qu’exprimées dans le cadre académique de l’université, elles sapaient les justifications idéologiques de l’Empire espagnol.
L’Empereur Charles Quint lui-même exprima son mécontentement. Dans une lettre de 1539 adressée au prieur de San Esteban (le couvent de Vitoria à Salamanque), il s’étonna que des théologiens « sans aucune obligation de [leur] profession » osent débattre de la légitimité des titres royaux sur les Indes, menaçant de fait la réputation de l’Espagne. Il exigea que ces discussions cessent et que les copies des conférences lui soient envoyées.
La fermeté intellectuelle
Francisco de Vitoria, bien que respectueux de l’autorité impériale, ne se rétracta pas sur le fond. Il défendit la compétence des théologiens à juger de la moralité des actes politiques, y compris ceux du roi. La controverse qu’il avait lancée prit une telle ampleur qu’elle mena, quelques années après sa mort, à la célèbre Controverse de Valladolid (1550-1551) entre Juan Ginés de Sepúlveda (défenseur de la conquête) et Bartolomé de las Casas (défenseur des Indiens, très influencé par Vitoria).
Maladie et fin de carrière
Les dernières années de Francisco de Vitoria furent marquées par la maladie, notamment une goutte sévère qui l’affaiblissait considérablement. À partir de 1541, il fut souvent contraint de faire cours depuis son lit, mais sa clarté d’esprit et son influence restèrent intactes.
Ses étudiants, qui formaient déjà le noyau dur de l’École de Salamanque, prirent le relais de son enseignement et diffusèrent sa pensée. Il continua de conseiller sur des questions théologiques et morales, mais sa production de Relectiones cessa.
Mort et héritage
L’École de Salamanque
Francisco de Vitoria s’éteignit à Salamanque le 12 août 1546. Sa mort fut pleurée par l’université qui voyait disparaître son maître le plus influent.
Son héritage immédiat fut l’École de Salamanque. Ses disciples directs, comme Domingo de Soto (qui participa à la Controverse de Valladolid), Melchor Cano (un théologien majeur) et, plus tard, des penseurs comme Francisco Suárez (bien que jésuite), reprirent ses méthodes et ses questionnements. Ils étendirent l’analyse thomiste à l’économie (théorie quantitative de la monnaie, prix juste), à la morale et au droit, faisant de Salamanque le centre intellectuel le plus vibrant d’Europe pour un temps.
Postérité et fondation du droit international
L’influence de Vitoria dépassa largement l’Espagne. Ses Relectiones, publiées à Lyon, Anvers et Venise, circulèrent dans toute l’Europe. Le juriste et théoricien politique hollandais Hugo Grotius, souvent désigné comme le « père du droit international » pour son œuvre De jure belli ac pacis (1625), s’est très largement inspiré des travaux de Vitoria. Grotius laïcisa en partie les concepts de Vitoria, fondant le droit naturel non plus exclusivement sur la théologie, mais sur la raison humaine universelle, une transition que Vitoria avait lui-même amorcée en insistant sur la raison naturelle des Amérindiens.
Aujourd’hui, Francisco de Vitoria est universellement reconnu comme une figure fondatrice du droit international public. Le siège des Nations Unies à Genève abrite une statue en son honneur, et le Palais des Nations possède une « Salle Francisco de Vitoria ».
Francisco de Vitoria demeure une figure intellectuelle de transition cruciale. Profondément enraciné dans la scolastique thomiste médiévale, il a su utiliser les outils conceptuels de cette tradition pour répondre aux défis sans précédent posés par la première mondialisation. Sa contribution fondamentale est d’avoir universalisé les concepts de droit et de communauté politique. En déplaçant le fondement du droit de la foi (chrétienne) ou de l’empire (romain) vers la nature humaine partagée, il a affirmé l’existence d’une société des nations (Totus Orbis) où tous les peuples, y compris les non-Européens et les non-chrétiens, sont des sujets de droits inaliénables. Cette affirmation audacieuse, en plein cœur de l’ère coloniale, pose les jalons conceptuels du droit international moderne et de la pensée des droits de l’homme.










