Définition et Étymologie
Le terme Virtuel provient du latin médiéval virtualis, un adjectif lui-même dérivé du mot virtus, qui signifie la force, la puissance, la capacité ou la vertu. L’étymologie est ici fondamentale : le virtuel n’est pas ce qui est faux ou inexistant. Il est ce qui existe « en puissance », ce qui possède la virtus, la force intrinsèque, pour advenir ou pour produire un effet.
Dans son acception philosophique originelle, forgée par la scolastique médiévale, le virtuel s’oppose à l’actuel (in actu), et non au réel. Le virtuel est une modalité de l’être. Une chose est virtuelle lorsqu’elle existe non pas en acte, de manière manifeste et accomplie, mais comme un ensemble de forces et de potentiels tendant vers une actualisation. L’exemple classique est celui du chêne qui est virtuellement présent dans le gland. Le gland n’est pas actuellement un chêne, mais il contient la « vertu » ou la puissance active de le devenir, et non de devenir un pin ou un cheval.
Cette définition s’oppose radicalement à l’usage courant moderne. Aujourd’hui, le mot « virtuel » est souvent employé comme un synonyme d’irréel, d’immatériel ou de numérique, comme dans l’expression « réalité virtuelle ». La philosophie s’efforce de maintenir la distinction cruciale : le virtuel est parfaitement réel, il est simplement le pôle non encore actualisé de la réalité.
Usage en Philosophie
Le concept de virtuel a connu une réhabilitation et une refonte majeure au vingtième siècle, devenant un outil central pour penser la création, l’événement et la réalité.
Le Virtuel contre le Possible
C’est principalement Gilles Deleuze qui a redonné au virtuel sa puissance philosophique. Pour ce faire, il établit une distinction capitale entre le possible et le virtuel.
Le domaine du possible est un domaine préformé, latent, qui n’attend qu’à se « réaliser ». Un possible est comme un double fantomatique du réel. La réalisation d’un possible se fait par ressemblance : le réel est à l’image du possible qui l’a précédé. Par exemple, une maison à construire conçue selon un plan détaillé est un possible ; la maison réelle ne fera que réaliser, c’est-à-dire copier, ce plan. Ce processus n’ajoute rien de neuf.
Le domaine du virtuel, en revanche, n’est pas une copie en attente. Il est un champ de forces, de tensions, de singularités et de problèmes qui est pleinement réel. Le passage du virtuel à l’actuel n’est pas une « réalisation » par ressemblance, mais une actualisation par création et différenciation. L’actuel ne ressemble pas au virtuel dont il est issu.
Deleuze prend l’exemple du problème. Un problème, comme une équation mathématique ou un enjeu vital pour une espèce, est virtuel. Il est réel, il existe, il exerce des pressions, mais il n’est pas encore actuel. Les solutions à ce problème sont les actualisations. Ces solutions ne ressemblent pas au problème ; elles le résolvent, elles l’incarnent de manière créative et contingente. Le problème de « voir dans l’obscurité » est un problème virtuel pour l’évolution ; l’œil de la chauve-souris et le sonar du dauphin sont deux actualisations radicalement différentes et créatrices, qui ne ressemblent en rien au problème de départ.
De même, le langage est un système virtuel, un ensemble de structures phonétiques et syntaxiques. Chaque phrase que nous prononçons, la parole, est une actualisation unique de ce système.
Le Virtuel et le Numérique
Le philosophe Pierre Lévy, s’inspirant de Deleuze, a appliqué ce concept aux technologies numériques pour clarifier le sens de ce qu’on nomme « virtualisation ».
Pour Lévy, la virtualisation n’est pas une déréalisation, bien au contraire. Ce n’est pas passer du réel à l’irréel. C’est un processus qui consiste à faire passer une entité de l’état actuel (fixe, localisée ici et maintenant) à l’état virtuel (un champ de problèmes et de potentiels).
Un exemple simple est la virtualisation d’un texte. Un livre imprimé est actuel : il est « là », fixé sur le papier. Envoyer ce texte par courriel ou le mettre en ligne, ce n’est pas le rendre irréel ; c’est le virtualiser. Le texte devient un ensemble de données numériques, un potentiel « détérritorialisé ». Il n’est plus à un seul endroit. Il peut être actualisé de mille manières différentes : affiché sur un écran à Paris ou à Tokyo, imprimé, modifié, copié, traduit. Chaque lecture est une nouvelle actualisation de ce même potentiel virtuel.
Le virtuel, au sens numérique, est donc ce réservoir de potentiels qui est la source d’une multitude d’actualisations possibles et imprévisibles. Il est moins une « chose » qu’un « nœud de tendances ». En ce sens, la philosophie redonne au monde numérique sa pleine réalité : celle d’un processus dynamique où le virtuel, loin d’être un faux-semblant, est le moteur même de la création actuelle.